Il y a deux façons d’aborder l’écriture d’un texte : s’agacer de la façon dont ses mots nous résistent ou s’amuser des contorsions intellectuelles auxquels ils nous contraignent. Une phrase, à l’image des casse-tête ludiques destinés à stimuler notre réflexion, peut présenter plusieurs niveaux de difficultés. On trouve souvent désarmante la simplicité d’un mécanisme littéraire une fois son fonctionnement compris, mais certains occasionnent plus de fil à retordre que d’autres. Qu’importe : la rage au cœur ou le sourire aux lèvres, un auteur demeure en permanence fasciné par son jouet préféré…
L’écriture en cadeau
Un mikado d’idées
Offrez les moyens d’écrire à quelqu’un, et il passera sa vie au pied d’un sapin de Noël. Cerné des livres encombrant son bureau, son âme d’enfant emballée d’idées folles et enrubannée de mots, un auteur ne cesse de raconter des histoires. À lui et aux autres. Comme le ferait un gamin perdu dans ses mystérieux chuchotis au beau milieu de boules de papier cadeau froissées. Issu du fond des âges, le jeu de mikado de nos idées consistant à en soulever une avec d’infinies précautions afin de préserver l’équilibre de l’ensemble d’un discours a de beaux jours devant lui.
Une allergie particulière
Le côté ludique du travail d’un écrivain n’est peut-être pas ce qui saute aux yeux quand on l’associe aux efforts sans lesquels on ne peut progresser. Trop souvent connoté négativement, l’effort acquiert parfois des allures de repoussoir au détriment de son caractère vertueux. Jusqu’à l’allergie ? Se creuser en vain le ciboulot sur un texte risque en tout cas de donner des boutons à l’auteur le plus vaillant. J’ignore si parmi ceux qui me lisent il y en a souffrant de cette allergie particulière, mais je pense pour ma part que selon les jours elle nous frappe tous plus ou moins.
L’éphémère perfection
J’en ai récemment été atteint alors que je me trouvais pourtant sur une bonne lancée : je venais de boucler un paragraphe d’une douzaine de lignes dont j’étais plutôt content. L’introduction mettait efficacement sur les rails le propos que je souhaitais développer ; j’étais parvenu à le traiter avec dynamisme ; la conclusion, percutante, enfonçait le clou. Tout était parfait dans le meilleur des mondes des phrases parfaites. De cette éphémère perfection nimbant nos écrits avant qu’on les relise, du moins. Car le jouet avait des défauts, des vices cachés sous le vernis de ma satisfaction du moment.
Virgule et casse-tête
La gueule de bois littéraire
Eh oui, nous connaissons tous ce phénomène : une nuit passe, un regard neuf s’éveille. La célèbre gueule de bois littéraire nous broie le cerveau à la relecture d’un passage : rien ne va, là-dedans. Aucun mot ne semble à sa place, sans qu’on puisse définir laquelle il devrait occuper. Pourtant, la veille encore, on n’aurait pas déplacé une virgule. Et la fameuse citation d’Oscar Wilde de nous revenir en tête : « J’ai travaillé toute la matinée à la lecture des épreuves d’un de mes poèmes et j’ai enlevé une virgule. Cet après-midi, je l’ai remis(e). »
L’encrier bancal
Le voilà donc ce mikado textuel devant lequel on tremble, notre casse-tête chinois sémantique, ce Rubik’s Cube lexical dont le maniement nous décourage à l’avance. En même temps, on est piqué au vif. Il y a un défi à relever, presque un duel en vue. Mais le choix désarme. Quelle modification apporter ? La phrase avec laquelle je devais me coltiner ne présentait rien de complexe. Informative avant tout, elle n’exigeait ni effet de style, ni recherche poussée, pas plus qu’elle n’avait une incidence telle qu’il aurait fallu la composer en fonction d’éléments importants pour la cohérence d’ensemble. Ce qui ne l’empêchait pas d’être bancale. Et je déteste claudiquer de l’encrier.
L’indispensable banalité
Une histoire compte de nombreuses phrases d’une « indispensable banalité », si je puis dire ; elles visent plus l’efficacité que la littérarité, bien que la première n’exclue pas la seconde. Leur côté « passe-partout » permet en outre, par contraste, de mettre en lumière les tournures plus élaborées. Sans les déclarer interchangeables, ces phrases « utilitaires » se construisent souvent avec un minimum d’effort selon une structure qu’on peut modifier sans en altérer le sens. On ne se méfie jamais assez des phrases « faciles ». Celle me posant problème intégrait ces liaisons narratives dont on sous-estime la difficulté à les formuler en raison de la trompeuse simplicité de leur fonction.
Bouderie littéraire
Pourtant conscient que les choses allant de soi ne s’écrivent pas toutes seules, j’avais dans un premier temps commis l’erreur de ne pas y apporter le sérieux qu’elle exigeait. Arriva ce qui devait arriver : comme la phrase en question m’enquiquinait de plus en plus, je finis par perdre de vue la notion divertissante de l’écriture. Mon jouet ne m’amusait plus, aussi je l’abandonnai dans un coin pour aller bouder ailleurs – ce qu’on appelle laisser reposer son texte, en d’autres termes.
Le chemin vers les reflets
Sortir de l’exagération avec le sourire
Après cette pause bienvenue, je me suis rendu compte à quel point j’exagérais l’effort que me coûterait de reformuler mon propos. Et combien ce ressenti disproportionné renforçait le côté inextricable que je prêtais à cette phrase. Un cercle vicieux. Au cours de ma vie, j’ai dû en corriger des milliers de ce genre, et des nettement plus embrouillées. Aussi, au prix d’une petite gymnastique mentale, je suis parvenu à retrouver le plus court chemin vers la signification recherchée. Avec le sourire. En considérant le travail à effectuer avec le bon état d’esprit, on ne s’écarte jamais bien longtemps de sa dimension ludique.
La manipulation des segments
Ceci me ramène à mon casse-tête, en pensant cette fois non plus au brillant Wilde, mais à cet auteur non moins subtil que fut Jean de La Fontaine dont l’esprit s’exerça entre autres dans Le lion et le rat. La morale de cette fable est célèbre : « Patience et longueur de temps font plus que force ni que rage. » Ainsi en est-il de la résolution d’un jeu dont il faut saisir l’imbrication des pièces afin de les désunir, et, bien sûr, de la réorganisation d’une phrase trouvant son harmonie dans la finesse avec laquelle on en manipule les segments.
Les reflets du jouet
Suivons donc le conseil de ce bon La Fontaine : quand une phrase vous résiste, ne forcez pas, ça ne sert à rien : vous finiriez par vous y empêtrer jusqu’au découragement, tel le lion de la fable dans son filet. Imitez au contraire la tactique de Sire Rat, qui « fit tant par ses dents qu’une maille rongée emporta tout l’ouvrage. » Grignoter les entraves d’un texte permet d’ouvrir l’emballage contenant le jouet magnifique qu’est l’écriture afin de se perdre dans ses reflets fascinants, ceux de l’imaginaire…
Auteur : Frédéric Barbas – Mise en page : Diane Lemay