Souvent, il peut être difficile de comprendre quel écrivain on est. J’ignore si tel est votre cas, mais j’ai parfois l’impression d’écrire afin de définir comment et pourquoi j’écris. Car hormis les finalités et les techniques connues, recherchées, ou souhaitées de ce curieux acte, que nous apporte-t-il ? Je veux dire par-là qu’en dehors de la gloire et accessoirement la fortune pour certains, des succès plus confidentiels pour d’autres, ou du plaisir simple d’avoir été au bout d’une histoire devant en grande partie d’exister grâce à notre imagination et à notre travail, qu’est-ce que l’écriture à laquelle on consacre des heures dit de nous ? Qu’on aime bien se poser ce genre de question et tenter d’y répondre ? Cela me paraît un bon début pour cet article…
S’aimer pour écrire
L’autre
Il faut s’aimer pour aimer les autres, dit-on. L’amour de soi aiderait donc à aller vers son lecteur en espérant lui proposer le meilleur de notre art. Dans la limite d’un narcissisme salvateur plus que d’un auto-centrage flirtant avec une perversion destructrice d’autrui, s’entend. Rousseau et Spinoza voyaient des bienfaits dans la capacité à se reconnaître des qualités et à flatter modérément notre ego plutôt que de se dévaloriser en permanence. Rousseau prenait bien soin de différencier l’amour de soi de l’amour-propre, le premier tendant vers l’instinct de conservation, le second, par l’orgueil qu’il fait naître, étant une source potentielle de conflits avec l’autre.
L’orgueil
Par l’autre, on peut entendre le « différent », le « pas d’accord », le « penseur autrement », le « rival en idées », « l’opposé culturel », etc., mais surtout la source d’hostilité ou de vexation. Spinoza mettait pour ainsi dire sur un pied d’égalité moral l’amour de soi et l’amour-propre, faisant de l’orgueil leur trait d’union : « L’orgueil découle de l’amour-propre et peut donc se définir : l’amour de soi ou le contentement de soi-même en tant qu’il affecte l’homme de telle sorte qu’il fasse de lui-même plus de cas qu’il n’est juste ». Sûrement certain(e)s d’entre nous, et pourquoi pas moi, font-ils de l’écrivain qu’ils sont « plus de cas qu’il n’est juste ». Attention, s’il en est bien ainsi, votre lecteur comprendra peut-être avant vous combien vous vous trouvez brillant sans pour autant l’éblouir…
La source du mal
Kant, qui n’était certes pas le plus rigolo des hommes, pointait lui le risque de nuire à son prochain jusqu’à le déposséder de ce qui lui était précieux pour satisfaire notre désir de se forger une bonne image de soi. Son « L’amour de soi, pris comme principe de toutes nos maximes, est la source de tout mal. » est assez révélateur – bien qu’ici réducteur de sa pensée – de son avis sur le sujet. Pour sortir un peu de son rigorisme à l’aide d’un exemple trivial, on s’abreuverait à la source du mal en piquant la femme de son meilleur ami pour se rassurer sur la puissance de notre sex-appeal. J’en profite au passage pour vous révéler ce mantra d’une incroyable efficacité afin de vous projeter dans l’existence comme nimbé d’un halo vous conférant une attirance irrésistible : « Mon charme est tellement addictif qu’il devrait être illégal ». De rien. Je pense que le quart d’heure philosophique vient subitement de prendre fin.
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Écrire pour se plaire, penser pour séduire
Question : est-ce qu’écrire consiste à se plaire ? Inutile de vous creuser la tête, la réponse est « oui ». Mais pas un « oui » tout nu, car je vais m’empresser de l’habiller de plusieurs arguments. Même la plus péremptoire des affirmations a ses pudeurs, que voulez-vous, aussi ne s’agirait-il pas de l’exhiber dans le plus simple appareil. Partons donc du postulat que vous êtes d’accord avec moi sans savoir pourquoi j’ai raison. Et découvrons ensemble si les explications que je vais vous exposer correspondent entièrement, pour partie ou pas du tout à votre propre opinion sur le sujet. Oui, c’était une admirable phrase de transition jusqu’au paragraphe suivant, merci de l’avoir remarqué.
Oui, mille fois oui
Mille fois, c’est une façon de dire, sans quoi on y passerait plus d’une nuit. Mais tout de même, nous allons voir que bien des manœuvres élaborées pour séduire le lecteur reviennent à nous mettre à notre avantage, donc à cultiver notre amour de soi. Construisons notre approche à l’échelle du paragraphe, car il nécessite l’emploi de plusieurs techniques pour en assurer la réussite, et donc autant de défis auxquels notre ego va être confrontés. Pour vous remettre l’ensemble de ces procédés en mémoire si besoin est, cliquez sur ce lien !
Dialogue avec soi-même
En théorie, on n’offre au lecteur que ce que l’on estime être le meilleur de nous-même d’un point de vue littéraire. Ce qu’on lui donne à lire est censé être l’aboutissement d’un processus intellectuel qu’on pourrait définir comme une conversation avec soi-même. Un dialogue interne dont la teneur ressemblerait globalement à une auto-validation de notre travail. Puisque c’est la quintessence de notre écriture qu’on désire soumettre à l’appréciation d’autrui, il s’agit d’une démarche naturelle alliant volonté de bien faire et confiance en notre talent.
Le charme du savoir-faire
Si l’on juge notre paragraphe équilibré entre le style et la montée en puissance de notre propos et que notre idée de départ s’y impose avec clarté et vivacité d’esprit, comment ne pourrions-nous pas nous satisfaire d’être l’écrivain que nous sommes ? Quand il se concrétise dans chacun de nos mots, le discours intérieur qu’on s’est tenu pour atteindre notre objectif nous renvoie un reflet positif. Celui du portrait de quelqu’un étant parvenu à charmer la personne à qui cet étalage de savoir-faire était destiné. Penser à séduire, c’est déjà se plaire.
Le plaisir remet l’orgueil à sa place
On pourrait croire qu’un tel raisonnement exclurait d’autorité la modestie. Que seule la vanité permettrait à un auteur de réaliser avec succès ce qu’il entreprend. La définition du dictionnaire Le Robert vous convaincra du contraire ; « Modestie : modération, retenue dans l’appréciation de soi-même ». C’est la façon disproportionnée de ressentir ou de manifester une fierté légitime suite à un accomplissement qui peut amener à bannir l’humilité. Si l’on considère honnêtement les moyens mis en œuvre pour l’achèvement d’un projet littéraire, fut-il circonscrit aux limites d’un paragraphe, l’orgueil n’empiétera pas sur le plaisir. Écrire ne fait se sentir supérieurs que ceux y trouvant autre chose que la marque du travail bien fait.
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Projecteurs et haut-parleurs
Le chef-éclairagiste des personnages
Il serait cependant hypocrite de dire que se prouver notre valeur intellectuelle à travers nos écrits est dénué d’une tentative de renforcement de notre ego. Même en mettant quelqu’un d’autre en avant ou en parlant d’un sujet qui nous tient à cœur, nous essayons d’être la lumière permettant ce coup de projecteur. S’il est évident qu’il ne viendrait à personne l’idée d’applaudir un appareil de projection, l’écrivain à qui revient le rôle de chef-éclairagiste appréciera qu’on lui reconnaisse d’avoir magnifié une scène. La science d’un auteur consiste notamment à donner de l’épaisseur à ses personnages par un jeu de contrastes, après tout.
Deux discours dans une main
Par le prisme des histoires qu’il raconte, un écrivain évoque avec plus ou moins de distance des pans de sa personnalité. Ce constat auquel il serait vain de vouloir échapper constitue tant une compréhension de l’auteur qu’un risque d’en avoir une vision faussée. La personne que nous sommes peut en effet être confondue avec ce qu’elle encourage ou dénonce pour les besoins d’une fiction. Le lecteur ne dispose pas toujours des clés pour faire la part des choses quant aux convictions profondes d’un écrivain. Bien qu’en général, le lecteur sache pertinemment que d’un haut-parleur peuvent sortir des discours opposés en dépit du fait que ce soit la même main qui le tienne. Cette figure de style s’appelle métaphore du syndicaliste, je le précise si jamais vous ne saviez plus dans quelle manif vous vous trouviez.
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Les statues de la réflexion
L’évolution rapide des axes d’écriture
Comprendre comment on écrit peut se révéler sous nos yeux dans un temps court à mesure qu’on développe un thème dont on estimait maîtriser les tenants et les aboutissants. Partant de cette certitude, même s’il n’est pas rare que le dépliage de notre pensée nous surprenne, on s’en tient la plupart du temps aux conclusions dont on avait prévu qu’elles émergent de notre démonstration. Sans avoir d’exemple précis en tête, il m’est arrivé de réviser mon point de vue sur un thème abordé au cours d’un article. Soit que mes recherches m’aient fourni des informations modifiant ma vision des choses, soit que le cours de ma réflexion ait été infléchi par une approche plus poussée que celle impulsée par mon intention initiale.
La statue dans la gangue
Cette approche d’abord un rien figée d’un texte pourrait évoquer ces statues-vivantes qu’on peut par exemple voir à Montmartre. D’une immobilité remarquable, comme l’étaient nos idées avant que l’on s’attaque à son sujet, voilà qu’elles nous prennent au dépourvu en esquissant un léger mouvement alors qu’on passe à proximité d’elles. Quelle surprise ! Et d’un coup, cet effleurement de notre attention suffit à ce que notre regard change, tout comme il se modifie en se rendant compte qu’un bloc thématique n’est pas prisonnier de la gangue cérébrale dans laquelle on l’avait a priori enfermé.
L’inspiration qui tressaille
Que tirer comme enseignement de ce possible changement du cours de nos pensées ? Que notre esprit est malléable, ce qui ne signifie pas soumis à toutes les influences, mais qu’écrire en se servant de son extensibilité l’aide à faire le tri. Il s’agit peut-être d’un processus trop subtil pour que l’on s’en aperçoive à tous coups, seulement mon avis est qu’il est plus souvent opérant qu’on ne le pense. Nous savons qu’une découverte en entraînant une autre, une évolution naturelle de notre écriture peut intervenir à n’importe quel moment. L’écrivain en nous est sûrement à même de percevoir à quelque niveau de son subconscient ce tressaillement de notre inspiration.
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Créatures
Le papillon racorni
L’enchaînement des idées est à ne pas confondre avec écrire au fil de la plume. Cette pratique dira d’une personne qu’elle se montre peu exigeante envers sa production littéraire plutôt que d’être en mesure de donner du sens à un foisonnement de mots évoquant davantage le défouloir que la richesse expressive. Qu’importe le domaine, l’absence de discipline condamne les prédispositions au racornissement. Pour avoir lu bon nombre de textes amateurs répondant plus à l’envie du moment qu’à quelque chose de structuré, le papillonnage littéraire n’est pour l’essentiel que le signe de petits talents éphémères voletant au gré des pages sans ligne directrice.
Le fatras des mirages
Si les écrits velléitaires s’essoufflent dans des élans brouillons, certains tourbillons d’idées ne demandent qu’un peu de méthode pour qu’un texte trouve son rythme respiratoire et ne s’épuise pas au bout de quelques pages. Ainsi, aussi désordonnés soient-ils à leurs débuts, des auteurs en herbe finissent par saisir que l’étalage d’adjectifs ou l’étourdissement par les descriptions sont les mirages de l’abondance. Rien qui ne résiste durablement à une lecture attentive, car on ne dissimule pas longtemps son manque de rigueur et de créativité derrière un fatras lexical. Pour autant, je ne reprocherai jamais à une histoire la richesse de son vocabulaire, mais bien la pauvreté de ses ambitions.
Ce que l’on connaît, ce que l’on ignore, ce que l’on découvre
Il est important pour le débutant effectuant sa transition d’une activité autre que littéraire vers l’écriture de se rendre compte qu’écrire l’accompagne dans ce changement de vie et ce jusqu’à la fin de ses jours. D’intégrer l’expérience de son ancien moi à celui qu’il va devenir par une mise en perspective incluant l’intellectualisation de sa vision du monde. Et d’accepter qu’une telle métamorphose passe par sa façon de manipuler les mots, en ayant conscience que la réalité ne se travestit pas au détriment du lecteur. Que celui-ci n’est pas dupe, mais consentant dès lors qu’il sait qu’on ne le berne que pour le faire rêver, frémir ou éveiller sa curiosité.
Le savant fou
Pas plus qu’on n’abuse le lecteur, on ne se trompe soi-même en s’enfuyant d’un réel dont on est le bâtisseur après y avoir aménagé les passages favorisant notre évasion. En écrivant, est-on le créateur d’un monstre finissant par nous dominer ? Ou ne cessons-nous d’en inventer de nouveaux jusqu’à ce qu’on réussisse à en domestiquer un ? La littérarité est une créature issue de l’assemblage d’apprentissages, d’un monde mêlant techniques, ruses et savoir-faire, médiocrité et traits de génie, mensonges d’un jour et vérité de toujours. Un univers en perpétuelle évolution qui nous interroge ligne après ligne sur ce qui nous différencie au fond d’un savant fou engendrant sans trop savoir pourquoi ni comment la quantité d’énergie nécessaire à la naissance de l’imaginaire…
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