On le sait, écrire une histoire n’est pas une mince affaire. Cela demeure cependant un objectif atteignable pour qui s’en donne les moyens. L’achever d’une façon apte à nous satisfaire est un défi supplémentaire, même lorsqu’on l’a planifiée avec soin. Notre structure a pourtant été minutieusement pensée en amont : on n’a rien laissé au hasard pour la scène d’exposition, le climax qu’on réserve au lecteur est mitonné aux petits oignons, et nous savons précisément ce que devra contenir l’ultime chapitre menant au point final. Mais d’un coup, comme pris d’une bouffée délirante littéraire, on se persuade que notre fin n’est pas la bonne. Quelle ne l’est plus. Et ne le sera probablement jamais…

Finir, c’est commencer à se poser des questions

La fin, cette valse-hésitation

Péripéties innombrables, trahisons cruelles, amours exaltantes, personnages sublimes, passages d’une grâce infinie et paragraphes haletants, tout allait bien, et patatras ! un doute survient.  Une meilleure fin ne se dissimulerait-elle pas derrière celle dont on s’était persuadé jusque-là du caractère irremplaçable ? Il arrive qu’un écrivain soit emporté en cette valse-hésitation d’où son inspiration initiale ressort avec le tournis, étourdie de nouvelles perspectives dont le côté tardif le déroute. Ses certitudes vacillent.

L’abîme aux questions

Bien qu’ayant imaginé un dénouement vers lequel tous les enjeux de l’histoire convergeaient idéalement, une croyance peut inopinément s’emparer de nous : notre inspiration nous a tendu un piège. L’élan qui nous paraissait si beau a précipité notre chute au fond d’un abîme grouillant de questions insidieuses. Du genre à parvenir à une conclusion guère réjouissante, comme celle du personnage de Jack Torrance, dans Shining :

« Il n’avait pas pu terminer sa pièce. Penché sur elle, il se demandait d’un air furieux s’il y avait moyen de sauver la situation. Il ne voyait pas de solution. Il avait eu l’intention d’écrire une certaine pièce et en cours de route elle s’était transformée. Au fond, il s’en foutait. »

Shining, Stephen King, p. 342 – Éditions J’ai lu.

Une fin sous oxygène

Là réside le danger de ne plus être en capacité de considérer clairement les choses : un découragement peut s’avérer fatal à une œuvre alors qu’on était sur le point d’en venir à bout. C’est dans ces moments-là qu’un auteur doit être en mesure de trouver un second souffle. Son envie d’écrire a besoin d’être oxygénée. Ce n’est pas en s’acharnant qu’on lutte contre un épuisement mental lors d’une démarche littéraire, mais en prenant du recul.

Un dilemme séduisant

Une herse sur la voie royale

Il est normal de connaître des coups d’arrêt au cours de l’écriture d’une histoire. Mais se confronter à l’un d’entre eux dans la dernière ligne droite d’un livre est particulier. On imaginait emprunter une voie royale quand une épineuse hésitation se dresse soudain devant nous telle une herse. Ce dilemme, là où on espérait mettre en mots le final dont nous avions élaboré les contours, mêle à la complexité de l’inattendu la crainte d’effectuer le mauvais choix.

Une charmante découverte

Une nouvelle idée d’achèvement d’une histoire est souvent de nature à se révéler davantage séduisante que celle ancrée en nous depuis des mois, voire des années. Non pas qu’elle propose une conclusion plus originale que celle étant prévue de longue date, mais elle a le charme de la découverte. On ignorait en être dépositaire, et subitement, elle s’impose à nous alors que l’on s’apprêtait à fermer à double tour la porte de notre château littéraire. Comment ne pas brûler de s’aventurer dans ce passage secret de notre imagination ?

Les nœuds grossiers de la tentation

C’est une tentation des plus compréhensibles. Considérée sous ses dehors les plus flatteurs, cette fin imprévue tiendrait presque du coup de génie ! Ne donne-t-elle pas plus de relief à notre propos d’ensemble, là où sa devancière se contentait somme toute de nouer correctement tous les fils du récit ? Possible. Mais le dénouement prévu en premier lieu était conçu pour éviter au savant tissage de l’intrigue d’être épargné par les nœuds grossiers d’un raccommodage de dernière minute…

La dentelle de la raison

Ainsi, terminer une histoire est une dentelle dont chaque motif cousu sur le tard risquerait d’en gâcher l’harmonie, alors gare à l’improvisation ! Une modification se parant de bienfaits  dans l’immédiateté d’un jugement peut s’avérer désastreuse une fois ses conséquences observées attentivement. Un auteur gagnera rarement à imposer au lecteur un ultime rebondissement si celui-ci n’a pas été longuement préparé. S’il ne fausse aucun raisonnement préalablement développé avec rigueur, ce sera en général plus la chance que le savoir-faire qu’il conviendra de saluer.

Savoir s’arrêter

Les contraintes épuisantes

Alors, comment terminer au mieux une histoire ? En privilégiant la cohérence aux promesses bancales d’un changement de cap impréparé, d’abord. Tout en ne s’interdisant pas un prolongement enrichissant l’intrigue de manière significative et s’y inscrivant avec une logique inattaquable. Rien que de très sensé. Hors de ces « bifurcations » maîtrisées, on sait combien le procédé est hasardeux. Si une illumination quelconque vous incite à revoir votre histoire de fond en comble, consacrez-y un autre livre qui vous délivrera des contraintes d’une réécriture alambiquée. Un sujet n’est jamais épuisé, c’est son auteur qui l’est.

Détails et énergie

Si l’on a connaissance d’un élément important lié à notre thème principal, mais dont nous ne disposions pas au moment de débuter notre ouvrage, on pourra éventuellement l’intégrer au récit afin que le lecteur soit convaincu que l’on sache de quoi on parle. Tout en tenant compte du fait que certains sujets ne permettent pas qu’on les aborde exhaustivement. Il faut savoir s’arrêter quand l’essentiel est dit. Parfois, on a dû mal à cerner notre sujet parce qu’on découvre toujours quelque chose de nouveau s’y rattachant. Un auteur efficace ne se perd pas dans les détails, mais met en lumière ceux insufflant son énergie vitale à une histoire.

Les vertus du renoncement

Les modifications à la marge n’éviteront de toute façon pas les regrets de n’avoir pas suffisamment ouvragé telle phrase une fois le livre publié. Ni n’empêcheront de désespérer de s’être montré plus étriqué qu’on ne le pensait dans le développement d’une idée alors que d’autres arguments la mettant en valeur nous viennent après coup. Finir, c’est accepter que l’aboutissement d’une histoire passe par le renoncement à la perfection.

Nous sommes les propriétaires

On dit qu’une fois fini, un livre n’appartient plus à son auteur. Je nuancerai en disant qu’il s’agit d’un héritage qu’il offre de son vivant. Le lecteur pourra y prendre tout ce qu’il veut, jusqu’au dernier bibelot textuel, mais l’auteur ne sera pas pour autant dépossédé de sa richesse littéraire. Il en est des histoires comme des maisons en quelque sorte, car on les habite encore longtemps après les avoir vendues ; un écrivain fait partie des murs qu’il a construits en dépit des tableaux que le lecteur y accroche. Même lézardés, même bâtis de travers, c’est bien nous qui les avons élevés. Et à ce titre, nous sommes les propriétaires de notre fin…