Comment réussir ses descriptions ? L’écrivain maîtrise la description au point de rendre vrai ce qu’il raconte. Percevoir et rendre compte de la réalité de manière éloquente signifie évoquer avec force, intensité et imagination des décors, des scènes, des pans de réalité. Dans cet article, Frédéric Barbas revisite l’art d’écrire en 20 leçons d’Antoine Albalat et explique divers procédés d’écriture découlant d’une observation directe faciliant la rédaction des descriptions.
L’observation directe
« C’est la copie prise sur place, le crayon à la main. Vous avez un paysage à peindre, une rivière, un coucher de soleil, un site. Allez-y, prenez vos notes, non seulement vos notes photographiques, la vue des choses et des couleurs, mais notez aussi l’impression que vous ressentez, votre mélancolie, votre état d’âme. »
« La meilleure description n’est pas celle qui met le plus de choses, mais celle qui donne la sensation la plus forte. Il ne s’agit pas d’accumuler les détails ; il s’agit d’en exprimer de saillants, d’énergiques, de définitifs. »
Les flacons-phrases
Le premier extrait emprunté à Albalat pourrait se résumer à un mot : immersion. Sans doute est-ce un terme qui ne contenait pas tout à fait la même notion que celle apparue lors de la 3D cinématographique ou de certaines émissions télévisuelles monopolisant nos écrans avec plus ou moins de bonheur, voire plus récemment encore à l’heure des casques virtuels, mais l’idée a franchi les époques sans perdre de son sens : l’accès à la réalité, afin qu’on en restitue d’une manière ou d’une autre son plus frappant éclat, nécessite que nos sens s’enroulent autour de choses concrètes ou en donnant l’illusion. Et quand notre imagination trop longtemps captive d’un monde figé sur écran peine à se ressourcer, l’invitation d’Albalat à prendre l’air se révèle toujours d’actualité.
Outre qu’une petite balade soit profitable à chacun d’entre nous ayant choisi de se consacrer à un art réclamant une part assez importante de sédentarité, il faut aussi voir dans les pas qui nous éloigneront du fauteuil d’écrivain l’opportunité de se gorger de ce que la réalité augmentée n’est pour l’instant pas en mesure de nous offrir.
S’il faut mettre un petit coup de neuf à la vision qu’Albalat se faisait d’une description, son approche demeure pertinente : on ne dépeindra jamais mieux que la branche qui nous frôle, la pluie mouillant notre visage, faisant naître des frissons, le bruit que produit une semelle se détachant d’un sol boueux, etc., le tout provoquant un torrent de mots qu’il appartient à chacun de répartir dans des flacons-phrases.
La part de présent de l’imaginaire
Cependant, si je ne devais me fier qu’à mon seul exemple (« Parlez-moi d’moi. Y a qu’ça qui m’intéresse »), je dirais qu’il est inutile de parcourir des kilomètres pour renouveler un stock d’images et oxygéner sa prose. Quelques minutes dans le jardin me suffisent souvent à recouvrir une bonne énergie et capitaliser sur de menues sensations.
Si tout le monde n’a pas un jardin, l’environnement urbain produit évidemment les mêmes vertus, à la différence notable qu’il possède un caractère moins limité s’agissant de la diversité s’offrant à l’oeil : respirer l’odeur humide d’un porche sous lequel on projette de faire s’embrasser un couple, éprouver la nasse d’une foule de piétons si l’on songe à mettre en scène un homme devant jouer des coudes, soumis à l’urgence vitale de se rendre quelque part, enregistrer chaque détail d’une vitrine illuminée un soir d’hiver et ressentir quel réconfort sa contemplation pourrait apporter à un personnage mordu par le froid, ou au contraire de quelle façon cela accentuerait sa détresse, etc. Il faut vivre la part de présent de l’imaginaire.
Les détails, outre que leur surnombre en tue la portée, Albalat les veut donc saillants, énergiques et définitifs. On voit dans cette succession d’adjectifs le souhait d’une description à la fois virevoltante et lourde du poids de l’évidence. Le détail saillant, c’est le levier qui permet d’ouvrir l’esprit du lecteur, ou si la brutalité s’en mêle (une vision choc), d’en forcer le passage ; l’énergie, d’y faire tournoyer des images puissantes ; le côté définitif scelle ce coffre-fort mental sur la description que l’auteur est parvenu à y introduire.
La puissance d’évocation de Flaubert
Voyons ce que l’on retrouve de ce processus dans l’extrait de Flaubert ( La tentation de saint Antoine ) cité par Albalat : « Dans l’espace flotte une poudre d’or tellement menue, qu’elle se confond avec la vibration de la lumière… Le ciel est rouge, la terre complètement noire. Sous les rafales du vent des traînées de sable se lèvent comme de grands linceuls, puis retombent. Dans une éclaircie, tout à coup, passent des oiseaux formant un bataillon triangulaire, pareil à un morceau de métal, et dont les bords seuls frémissent. »
Si l’on peut dire les choses ainsi, la première aspérité de ce passage est douce, poétique, ce qui n’empêche pas qu’à sa lecture on se sente remué et comme happé par la luminosité et le sentiment de quiétude qui en émanent. La phrase suivante est abrupte, aussi simple et percutante qu’un coup de marteau ; elle propose un double contraste : en son sein même, par l’opposition des couleurs, et avec la féerie de celle qui la précède, lui tendant de par sa sécheresse de ton une sorte de miroir déformant.
Outre le verbe « flotter » et le mot « vibration », ces contrastent fournissent l’énergie désirée par Albalat, mais pas seulement : dans les phrases d’après, le moindre détail relevé est rapporté au lecteur de manière à ce qu’il ressente un élan, que ce soit sous la forme d’une caresse continue (la troisième phrase dans son entier) ou d’un mouvement soudain (« Dans une éclaircie, tout à coup ») que rien ne semble pouvoir stopper (le « bataillon triangulaire, pareil à un morceau de métal »).
Le talent de Flaubert, ici, n’est pas uniquement d’avoir su couvrir d’un regard très attentif ce qui se présentait à lui, mais aussi d’avoir éloigné la tentation de l’immédiateté qui tant convoque le commun ; alors, si des traînées de sable finissent par devenir de grands linceuls et un vol d’oiseaux un bataillon triangulaire de métal, ça n’a pas dû se faire d’un claquement de doigts. On imagine en effet que ces mots-là ne lui sont sans doute pas venus à l’esprit dans l’instant même où ses yeux saisissaient ces scènes, mais qu’à la seconde où elles ont eu lieu, quelque chose s’est mis en branle dans son esprit préparé. Une forme de grappin entamant une lente descente dans les tréfonds de l’écrivain, et remontant à la surface au fil des jours (et des ratures) la formule qui lui est apparue la plus apte à étancher sa soif de vrai avec le maximum d’originalité possible ; l’accomplissement — le définitif —, se trouve tout autant dans l’absence, celle du superflu, que dans la présence, celle de chaque mot nécessaire pour donner une substance unique à la chose observée.
L’intensité de la description
« La façon de dire une chose en double l’intensité. Si je dis : « Il lui coupa la tête pendant qu’il parlait », c’est très bien, et il semble qu’il n’y ait pas d’autre manière de le dire. Pourtant j’aurais rendu l’idée plus dramatique, si je dis avec Homère : (Mort de Dolon) « Il parlait encore, quand la tête tomba ».
Inutile d’expliquer sans fin la supériorité de la phrase d’Homère sur celle choisie par Albalat : c’est, si j’ose dire, parlant. Il suffit de se figurer l’aspect traumatisant de paroles encore audibles après que la tête a été détachée du corps, quand dans le premier exemple il s’agit d’une « simple » décapitation, qui ne contient que le côté révulsant du geste sans le surréalisme choquant — donc profondément marquant — de la version d’Homère.
Plus littéraire, mais tout aussi frappante, la différence entre deux descriptions s’attachant à reproduire l’horreur de scènes de batailles ; la première est de Chateaubriand, la seconde de Flaubert : « Les cornes des taureaux portaient des lambeaux affreux ».
Jugée par Albalat inexpressive et usant « des mots généraux de l’ancien style […] dont on se servait faute d’oser le mot propre.», il lui préfère, et l’on comprendra pourquoi, ceci (où il est question d’éléphants) : « De longues entrailles pendaient à leurs crocs d’ivoire, comme des paquets de cordages à des mâts ».
Il est vrai que si l’image utilisée par Chateaubriand laisse deviner la violence d’un affrontement, on ne trouve guère dans ces « lambeaux affreux » un style étourdissant. Ils ne renvoient à rien de particulier qui ferait que se forme dans notre esprit une vision foudroyante, au contraire de ce que Flaubert a écrit : là se détache quelque chose d’à la fois net et visqueux, la mort faite viscères, l’abandon nauséeux de la vie arrachée en paquets.
C’est saisis par la force des mots de Flaubert que nous aurions dit à la place d’Albalat si lui-même ne l’avait pas précisé : « C’est avec cet effort et ce surenchérissement qu’il faut décrire. »
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