Une lecture qui apporte des bénéfices n’est ni automatique ni évidente. Elle suppose un état d’esprit curieux, ouvert, attentif et actif. Ajoutez-y aussi une capacité à saisir la profondeur d’esprit d’un auteur et une aptitude à voir un savoir-faire à l’œuvre. Dans une démarche d’écriture d’un carnet de lecteur, Frédéric Barbas partage ses réflexions sur la manière de lire pour en tirer des bénéfices et les mettre à profit dans son écriture.
Première partie : un mot, une phrase
Je l’ai dit pas plus tard que dans mon précédent article, nous retirons toujours un bénéfice de nos lectures. J’ai conscience que formulé ainsi, ça a tout l’air de quelque processus magique proche de l’incantation. Suffirait-il, une fois un roman refermé sur sa dernière page, de s’installer à son clavier et après avoir brièvement fermé les yeux en réfléchissant à ce qu’on vient de lire, en tirer tous les enseignements et les appliquer dans l’instant ? Bien sûr que non. De même qu’il existe un travail d’écrivain – je rappelle au passage que c’est un métier –, un lecteur désireux de passer de l’autre côté du miroir doit également effectuer sa part de boulot. Et je doute fort qu’un simple abracadabra ! puisse épargner cette noble tâche à ceux souhaitant vivre de leur plume…
Le bénéfice d’un mot
La littérature au fil à plomb
Un mot n’est pas une technique littéraire, ni une construction. C’est pourtant la pierre sans laquelle aucun édifice littéraire ne peut être érigé. Et comme toute pierre de tout édifice, on doit l’ajuster au millimètre. Si le mot manque de justesse par rapport au contexte dans lequel il est employé, il y aura une déperdition non négligeable du sens et/ou de l’impact de la phrase qui l’accueille. Elle sera terminée, mais pas achevée. J’éprouve une réelle satisfaction lorsque je me rends compte qu’aucun autre terme n’aurait mieux convenu que celui utilisé, et à l’inverse un déplaisir quand je m’aperçois que ce n’est pas le cas, que l’auteur ne s’est pas foulé, disons clairement les choses. Que le maçon a œuvré sans fil à plomb, pour en finir avec ma métaphore.
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La richesse sans mystère du vocabulaire
Évidemment, la capacité de chacun à employer le mot le plus apte à traduire sa pensée dépend de la richesse de son vocabulaire. Aucun mystère quant à l’acquisition de ce dernier : il nous revient d’être curieux, de vérifier la définition précise d’un mot si l’on a une hésitation, et de sortir de notre confort lexical afin de proposer une littérature possédant la qualité que confère la variété. Tout n’est pas contenu dans le choix d’un mot, mais se passer de celui qui mettra davantage une phrase en valeur qu’un autre sera préjudiciable à votre texte, ne pensez pas une seule seconde qu’il puisse en être différemment. C’est pourquoi on aura intérêt à prendre pour habitude de réfléchir à la pertinence d’un mot, d’autant plus s’il est destiné à appuyer un effet.
Ne défigurez pas Brad Pitt
En revanche, bannissez la tentation d’employer un mot plutôt qu’un autre dans le seul but de faire chic. Ça se verra comme le nez de Cyrano au milieu du visage de Brad Pitt : évitez de gâcher la beauté d’une phrase en recourant à ce que vous pensiez à tort être une coquetterie. Des textes défigurés, on en trouve par centaines en raison de ce travers dont font preuve certains écrivains, débutants ou non, qui confondent écriture ciselée et style affecté – quand ils ne versent pas dans la boursouflure adjectivale. Fuyez ceux-là de toute urgence et jetez-vous plutôt sur un Hervé Bazin ou un Chateaubriand pour lire des phrases où le mot se loge comme une balle dans l’alvéole d’un barillet, sûr d’atteindre sa cible.
« Jamais mes parents ne se posaient de questions sur leur emploi du temps. Ils vivaient côte à côte, sans se consulter et s’observant comme le chat et le serin, à travers une cage de petites obligations. »
L’huile sur le feu, Hervé Bazin.
« Il fallut quelque temps à un hibou de mon espèce pour s’accoutumer à la cage d’un collège et régler sa volée au son d’une cloche. Je ne pouvais avoir ces prompts amis que donne la fortune […]. »
Mémoires d’outre-tombe, Chateaubriand.
Un hasard complice m’a permis de dénicher deux phrases où une cage est mise en mots, mais pas les mots mis en cage, loin s’en faut…
Derrière les pensées encagées
Bazin ou l’armature rigide d’un esprit souple
La cage de Bazin aurait pu être refermée sitôt après avoir été évoquée sans que le sens général en soit changé : « Ils vivaient côte à côte, sans se consulter et s’observant comme le chat et le serin à travers une cage. » Beaucoup se seraient contentés de cette image, j’imagine. Seulement, ces petites obligations la cadenassent plus sûrement que le meilleur des verrous, en renforcent l’armature, en solidifient les barreaux. C’est une cage dont aucun sentiment affectueux ne peut s’évader, ni où aucune pensée complice ne peut pénétrer. Grâce à l’agilité spirituelle de Bazin, ces petites obligations, deux mots simples, deviennent plus puissantes qu’un long discours sur la relation entretenue par le couple.
Chateaubriand ou le talent précédant le génie
La cage de Chateaubriand est un espace clos hostile au narrateur obligé d’y faire son nid. L’image semble d’abord assez convenue avant que ce régler sa volée au son d’une cloche la sorte de l’ordinaire. Le mot volée associe le rapace prenant son essor à la cloche selon une des manières dont on peut la sonner (à toute volée). Même s’il ne s’agissait que d’une coïncidence, n’est-ce pas l’art des plus grands auteurs de se voir attribuer du génie là où ils n’ont mis que du talent ? L’autre mot remarquable de ce passage est prompts. Nombreux, parmi lesquels je me compte, auraient écrit quelque chose comme : « Je ne pouvais avoir ces amis que donne rapidement la fortune. » L’adjectif surclasse ici l’adverbe par la vivacité avec laquelle il positionne chacun, dénonçant au passage la facticité des sentiments nourris d’argent, le tout en un attelage adjectif-nom d’une fluidité confondante.
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Le bénéfice d’une phrase
Grésillement du mot, flamboiement de la phrase
La phrase révèle beaucoup plus d’un auteur que ce (faux) solitaire qu’est le mot, même si comme on l’a vu ce dernier peut peser de toute sa pertinence pour élever une idée. Mais la phrase, c’est la première articulation de la pensée. Là où le mot grésille, la phrase flamboie. On doit d’autant plus lui prêter attention qu’elle annonce les intentions de l’auteur, si celui-ci est efficace. On ne dira jamais assez tout ce que peut apporter à un écrivain en herbe la lecture de la première phrase d’un best-seller : l’auteur y a tout mis.
Pourquoi une phrase est si importante
Si ce n’est pas la première, celle qui suit ou celle trois lignes plus loin, tout ce qui rôde aux abords de l’introduction semble retenir son souffle. C’est dans cet état d’esprit qu’on doit débuter une histoire : en prévenant en une phrase le lecteur que quelque chose va arriver, et en le lui présentant de telle sorte qu’il se sente immédiatement concerné. Une phrase, entre ses frontières que sont la majuscule et le point, se doit d’être à chaque fois le condensé du talent de l’auteur. Ce qu’il inventera après sera à l’aune de l’élan qu’il a impulsé. Vous qui écrivez, n’oubliez pas qu’à chaque phrase vous avez tout à prouver. Vous lirez plus loin quelques-unes de ces phrases liminaires, et nous verrons pourquoi ce sont des bijoux.
Un écrivain doit tenir ses promesses
Pour un lecteur, je pense qu’il n’existe pas pire déconvenue qu’une promesse non tenue. Il me semble vous avoir déjà entretenus du risque de faire miroiter de l’exceptionnel lorsque finalement rien de mirifique n’advient. N’annoncez pas Ben-Hur quand vous ne disposez pas d’un char. Les phrases portent en elles une double valeur, l’apport de l’auteur et celle du crédit que le lecteur veut bien leur accorder. Dépréciées, on pourrait en remplir des brouettes, comme ça s’est fait des deutschemarks durant l’hyperinflation allemande de 1923, que nous n’aurions pas les moyens de racheter la confiance du lecteur. Aussi, quand je lis une phrase audacieuse et qu’elle est suivi d’effet, ma sympathie va vers l’auteur qui ne m’a pas lâché la main après m’avoir entraîné dans un chemin au bout duquel il m’avait promis qu’une récompense m’y attendait.
« Dans une maison de vacances au bord d’un lac, dans une pièce remplie de membres de la famille de Jimmy Hoffa, éplorés et inquiets, le FBI découvrit un bloc-notes. »
The Irishman, Charles Brandt.
Brandt crée une envie, et pas n’importe laquelle : ouvrir ce bloc-notes dans lequel Hoffa a peut-être consigné des informations susceptibles d’expliquer sa disparition. Des indices. C’est là, à portée de main du lecteur. Combien de temps résisteriez-vous avant d’aller plus loin ? Pour ma part, j’ai tenu trois secondes, avant de me rendre compte que si je tournais les pages, on allait peut-être me révéler un secret. Régulièrement, une phrase doit susciter une attente, rendre le lecteur impatient ; ne perdez jamais ça de vue.
Lorsqu’une première phrase est le titre d’un chapitre, elle peut aussitôt le nimber d’un épais mystère, surtout si on lit ceci : « Le mardi de l’oiseau à ressort ; six doigts et quatre seins »
Chroniques de l’oiseau à ressort, Haruki Murakami.
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La genèse de la jeunesse
Vous trouvez ça bizarre ? Ce n’est que le début, vraiment ! Et Murakami de nous entraîner dans près de 850 pages de délires inventifs, de révélations ahurissantes, de scènes curieuses et de digressions fascinantes. Je ne me suis jamais tout à fait remis de la lecture de ce roman. Rien d’étonnant, quand une dizaine de pages après cet étrange début j’avais eu sous les yeux « Tu ne penses pas qu’il puisse y avoir dans ton esprit un angle mort fatal ? » ou « Une autre cour était encombrée de tous les jouets d’enfants imaginables, comme si plusieurs êtres humains avaient rassemblé là les souvenirs de leurs jeunes années. ».
Le bénéfice des maléfices
N’étant pas insensible au charme de la bizarrerie, et sans trop voir quelle direction Murakami empruntait – à considérer que son stylo soit muni d’une boussole –, j’ai puisé dans ses phrases la force de l’improbable. J’ai trouvé là un maître dans l’art de surprendre. Il y en a bien d’autres, mais ce diable de Japonais maîtrise à un tel point les arcanes présidant au dérèglement du quotidien qu’il s’impose en virtuose dans ce domaine. J’ai lu des auteurs dont l’univers me déroutait – Clive Barker, pour n’en citer qu’un – mais, sans l’opposer à lui ou à un autre, Murakami est peut-être le seul capable de jeter autant de joyeux maléfices dans son écriture. Elle vous échappe autant qu’elle vous pénètre dans un cortège d’invraisemblances plus crédibles les unes que les autres.
L’angle incarné
Tenez, pour illustrer l’influence d’une phrase, prenons cette théorie d’un angle mort de l’esprit. Qu’un écrivain soit parvenu à poser des mots sur ce sentiment que, toujours et quoi qu’on fasse, quelque chose nous échappera, est tout bonnement remarquable. Incarner un tel désarroi nécessite de la réflexion ; qui plus est, c’est une sensation décrite avec une clarté exemplaire. L’idée que cela puisse nous être fatal d’une manière ou d’une autre me paraît très complexe à appréhender, ce qui ne m’empêche pas de penser qu’une vérité repose là comme un alligator dans les eaux croupies d’un bayou. Une vérité peut-être prête à nous mordre, si l’on y réfléchit trop. Quelles sont les choses auxquelles nous aurions dû penser, et faute d’y être arrivé, nous ont porté préjudice ? C’est ce que cette phrase me dit. Chacun y trouvera sa propre résonance.
Toute l’énergie de l’alphabet
La cour où les jouets s’entassent m’a aussi interpellé, pour ne pas dire perturbé. C’est une image forte, ce regard en arrière d’adultes matérialisé par l’enchevêtrement de joujoux. Pourrions-nous accumuler ce qu’a été notre jeunesse dans un endroit aussi isolé que l’arrière-cour de notre esprit ? Murakami semble nous dire que oui. La manière dont il franchit le pas entre l’enfance et l’étage supérieur où est stockée une nostalgie préoccupante est désarmante de simplicité. La puissance de frappe d’une phrase réside dans sa sincérité. Comme il est inutile d’expédier deux missiles là où le premier a creusé son cratère, une seule phrase doit suffire à enfoncer une vision, qu’importe ce dont on disserte. Dites les choses en une fois – en une phrase –, mais dites-les en en étant convaincu, et vous obtiendrez l’attention de votre lecteur.
Un mot, une phrase : l’écriture s’agglomère en une poignée de lettres. À vous d’inventer l’alphabet qui vous convient. Vous êtes en possession d’une énergie non fossilisée, renouvelable à l’infini, celle de votre pensée. Un mot, une phrase, et la littérature vous appartiendra presque…
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