Qui n’a pas fait le tour de sa bibliothèque en s’efforçant de se souvenir comment tous ces livres ont fini par arriver sur ses étagères ? Cette rétrospective drolatique de Frédéric Barbas est une de rebrousser chemin dans ses parcours de lecture dictés par le désir, le hasard et bien d’autres choses encore…
Le livre qui vous choisira
« Quand les prémices de l’indépendance intellectuelle stimulées par celles de l’autonomie financière apparaissent, on intègre à notre tour un cercle loin d’être réservé à une élite, car identifié comme un des piliers de la société de consommation : celui des acheteurs de livres. »
Jeteur de choix
L’autre jour, j’ai jeté des choix : hasardeux, discutables, précipités, fâcheux, imposés… mes étagères comptaient suffisamment de ces livres acquis au prix toujours trop cher du manque de goût pour que j’en sois surpris. Comment, année après année, avais-je pu entacher la bonne réputation de ma bibliothèque en m’encombrant de ce qui ressemblait aux reliques du catalogue d’un mauvais éditeur ? Les torts ne me revenaient pas tous.
Les inconnus dans le bataillon
On trouve toujours chez soi quelques ouvrages dont on ignore la provenance, et pour lesquels notre discernement n’est donc pas fautif : par on ne sait quel mystère, ils ont atterri là un beau matin, destinés parmi les glorieux à un anonymat en tranches. On leur prête en général l’attention accordée d’ordinaire à un invité que l’on ne connaît pas lors d’une réception entre amis, un bref regard sur une page prise au hasard avant de refermer le livre à jamais, sorte de bonjour-au revoir sans lendemain.
Tu verras, il est génial !
Le livre prêté par un ami, ou offert par la famille, n’est pas non plus lié à notre désir de le voir figurer aux côtés de nos écrivains préférés. Toujours chaudement recommandé par ceux qui nous l’imposent – « Tu verras, il est génial ! » –, c’est d’un œil rond qu’on découvre le nom de l’auteur adoubé par l’Académie de la dernière mode ; il nous décevra d’autant moins qu’on n’on attend rien, voire qu’on ne le lira pas.
Je ne serai pas venu pour rien
Sans répondre à une envie particulière, si ce n’est celle de ne pas repartir les mains vides de l’endroit où l’on espérait dénicher de la valeur sûre ou de l’original, du style comme on n’en fait plus ou de l’avant-garde qui agite les salons, on entamera à peine un billet de dix euros afin qu’un caissier mette dans une petite poche en plastique plus un prétexte qu’un roman sur lequel, peut-être, on jettera un œil pour rentabiliser notre frustration.
Coup de plumeau neuronal
Il est fréquent qu’un lecteur, pour une multitude de raisons, soit attaché à un cercle restreint d’auteurs. Si ce cénacle se modifie au cours des ans, les nouveaux entrants ferraillent pour déloger d’anciens volumes empoussiérés de nostalgie. Ainsi disparaissent de nos étagères des membres honoraires n’occupant plus la fonction principale de nous émerveiller. Ainsi nos choix époussètent-ils nos habitudes.
Être dans la lumière, ne plus être qu’une lueur
Bien qu’ayant ensemencé notre esprit des graines de l’écriture, force est de reconnaître que quelques-uns des écrivains auxquels nous devons nos premiers ravissements sont passés, à bord du vaisseau d’idées qu’est une bibliothèque, de la proue à fond de cale. C’est ainsi : parmi ceux qui éclairent la voie, nombreux ne resteront que des porteurs de lanterne.
Romans de gare
La préadolescence nous a dotés de rudiments qui pour être la régurgitation de parcours littéraires n’étant pas nôtre n’en demeurent pas moins de solides rails sur lesquels on finit par activer nos propres aiguillages. Avant que soient définies les étapes personnelles de notre voyage fictionnel, nos romans de gare en quelque sorte, parents et professeurs s’étaient naturellement posés en juges/décisionnaires de ce qu’ils estimaient à la fois convenable et profitable de lire pour leur progéniture et leurs élèves. Véritables chefs de quai ordonnant l’ébranlement de notre conscience, leurs conseils ont agi avec l’énergie d’un coup de sifflet sur notre faculté à nous déterminer par rapport à une œuvre.
Ainsi, comme ce fut mon cas, peut-on être amené dès sa prime jeunesse à fréquenter aussi bien Théophile Gautier que Frédéric Dard, ou Harriett Beecher Stowe comme Ernest Hemingway, comptant dans sa famille de papier un baron devenu capitaine, un commissaire de police rabelaisien et casanovesque, un esclave dont on dit qu’il ne serait pas étranger au déclenchement de la guerre de Sécession et un vieux pêcheur un peu fou…
Donne-moi ton avis, je te dirai qui tu dois lire
Mais selon la formule, ce sont nos amis que nous choisissons, pas notre famille. Alors aussi brillants soient ces oncle et tante fictifs, vient le moment où on décide d’élargir le périmètre des talents pour asseoir ce qui définit notre essentialité : l’avis qu’on a sur tout.
Il nous vient rarement, au saut du lit, le désir irrépressible de découvrir l’œuvre d’un romancier dont on ignore jusqu’au visage. Il faut au préalable qu’il nous ait été présenté, si on peut dire. Ce rôle n’étant plus le fait de personnes chargées de notre éducation ou de notre élévation spirituelle, les vendeurs prennent la relève. Et c’est notre propre avis, celui censé si bien imposer aux autres la vision de qui nous sommes, qu’ils nous vendent.
Les prémices de l’acheteur
Quand les prémices de l’indépendance intellectuelle stimulées par celles de l’autonomie financière apparaissent, on intègre à notre tour un cercle loin d’être réservé à une élite, car identifié comme un des piliers de la société de consommation : celui des acheteurs de livres. On ignore, tout à la joie de donner de la légitimité à nos goûts en les assumant pécuniairement, que les battements exaltés qui cognent dans notre poitrine sont ceux d’un cœur de cible.
Avec, en 2017 – malgré une baisse d’un pour cent des ventes par rapport à 2016 -, près de 360 millions de livres (physiques et numériques, dont 95% de livres papier) achetés pour environ quatre milliards d’euros de chiffre d’affaires, l’encre peut encore faire figure d’or noir.
Reconnaissable à son illusoire certitude d’avoir enfin une emprise sur le monde, quand c’est bien souvent l’inverse, l’acheteur de livres est d’autant plus sollicité, de manière directe ou non, que le produit qu’il recherche se positionne désormais parmi les plus vendus sur Internet. Les produits culturels arrivent en effet dans les premières places du classement des ventes sur la toile (la troisième selon le site ci-dessous).
https://citizenpost.fr/2018/06/top-5-des-produits-les-plus-vendus-sur-le-web/
Réel ou virtuel, l’influence d’un environnement
Au cœur d’une librairie ou à l’étalage d’un bouquiniste, s’absorber dans un livre induit inconsciemment de se couper des gens qui nous entourent afin de nous concentrer sur la promesse des premières lignes. L’idée ne nous viendrait pas de demander leur avis à des clients sur l’ouvrage que nous découvrons. De plus, par rapport à un écran d’ordinateur ou de tablette, la perception visuelle que l’on aura des offres périphériques ne sera pas la même. Ce que nous perdrons en quantité d’informations, nous le gagnerons sans doute dans une plus grande latitude de notre libre arbitre à s’exercer.
Sur un site internet dédié, des critiques, voire des chroniques, sont rédigées à l’attention de l’acheteur par ceux qui l’ont précédé dans sa lecture. Ou le coup de cœur d’un libraire ; le commentaire de l’éditeur ; l’extrait d’un article consacré au livre ; on s’étonnerait à peine de voir y figurer un petit mot de félicitation du voisin de palier de l’auteur. Plusieurs voix pénètrent nos pensées, façonnent notre opinion.
Nul n’est obligé de prendre connaissance de cet arsenal analytique plus ou moins pertinent, plus ou moins objectif. Mais à l’instar d’une quatrième de couverture ou d’une préface, ce sont des sources auxquelles il est tentant d’étancher sa soif de curiosité. Si tout n’est pas conçu pour guider notre achat, rien n’est en tout cas laissé au hasard pour en provoquer un, quel qu’il soit.
Choisir ce livre auquel nous ne pensions pas
Hormis le pur côté informatif, l’appartenance éphémère à une communauté agrégée autour d’un « roman-clic » a ceci de rassurant que cette consultation semble n’engager à rien. On consomme la pensée d’autrui sans contrepartie, croit-on. Pourtant, bien qu’on puisse tirer un profit immédiat du contenu de ces sites, ils n’en sont pas moins étudiés pour au minimum entretenir l’appétit d’achat du moment. Ainsi, au cas où viendrait pour une raison ou une autre l’idée de renoncer au titre qu’on avait en tête, on est redirigé vers des auteurs censés répondre à notre profil de lecteur.
Le choix émotionnel guidé par un événement
Le terme de choix doit ici être nuancé par le fait qu’il n’est pas obligatoirement le fruit de l’attrait que l’on a pour un livre ou un écrivain, puisque s’inscrivant avant tout dans une démarche militante, en l’occurrence un acte symbolisant le refus de la barbarie. Les attentats du 13 novembre 2015 ont ainsi propulsé Hemingway dans les premières places des listes des meilleures ventes. Avec Paris est une fête triompha la littérature de l’espoir et du réconfort, comme ce fut le cas quelques mois auparavant avec Le traité sur la tolérance de Voltaire. En moyenne, de 10 exemplaires vendus par jour en temps normal, l’ode à la capitale française de l’écrivain américain passa à 500 le temps que dura cette vague d’indignation mêlée de résilience.
Pour finir : pas forcément culturels, mais ça se lit… ou en tout cas se vend
Avec 4,2 millions de ventes en 2014 (chiffre d’affaires, 25 millions d’euros), les cahiers de vacances se taillent un beau succès pendant la période estivale.
https://www.lanouvellerepublique.fr/loisirs/la-deferlante-des-cahiers-de-vacances
Sur une semaine de 2017, ils occupent par exemple cinq des dix premiers rangs des ventes, faisant concurrence aux habitués des gros tirages (Fred Vargas, Guillaume Musso…).
S’il s’agit par nature de lectures périssables qui jamais ne côtoieront nos auteurs favoris, ils font bel et bien partie de ces achats qu’on s’impose en même temps qu’on les impose à nos enfants, et ce sans que la demande en soit forcément faite par les professeurs.
Ayant dû en mon temps, en guise de premier choix littéraire, trancher le débat concernant les enfants siamois d’Enid Blyton (un nœud gordien de la littérature britannique ignoré des plus jeunes : Le club des cinq est-il oui ou non supérieur à Le clan des sept ?), c’est bien armé face aux futurs dilemmes qui ne manqueraient pas de fleurir mon parcours de lecteur que je m’engageai sur celui-ci…