Quelle est la différence entre l’autofiction et la biographie ? Facile. Bien qu’il s’agisse de deux façons de raconter sa vie, l’une est fortement romancée, l’autre reste plus près de la réalité.
Il existe différentes définitions de l’autofiction, mais le terme lui-même a été inventé par l’écrivain Serge Doubrovsky, qui le différencie de l’autobiographie en la qualifiant de « privilège réservé aux importants de ce monde, au soir de leur vie, et dans un beau style. » Si vous faites partie de ces personnes-là, cet article n’est donc pas pour vous, bien que la notion de l’importance que nous occupons vous et moi dans l’existence soit des plus relatives. Si l’on est toujours le con de quelqu’un, pourquoi ne serait-on pas l’important de quelqu’un ? Certes pas à l’échelle mondiale, mais du moins peut-on l’être suffisamment pour écrire sur soi…
Saupoudrez votre vie supposée des épices du fictif
Des voix dans votre tête
Si comme toute personne normale vous entendez plusieurs voix dans votre tête (j’ai la vague impression que ce texte ne va pas tarder à me valoir l’Entonnoir d’Or), vous êtes à même d’écrire une autofiction, car elle nécessite d’être l’auteur, le narrateur et le personnage principal d’une histoire. Pour résumer ça scientifiquement : il faut que ce soit un sacré foutoir dans votre esprit. Mais un bazar organisé. Pour la bonne raison qu’on ne raconte pas qui on est – ou l’on pense être – en pimentant d’épices magiques transformant notre vie en fiction sans faire montre d’une rigueur inattaquable. Maintenant que nous sommes bien calés au niveau des paradoxes – après tout, on parle d’un « pacte oxymoronique » pour ce genre précis –, continuons à divaguer gentiment en allant voir plus bas si j’y suis encore.
S’étonner d’exister
Ah tiens, oui, toujours là. D’un point de vue personnel, je pense d’ailleurs qu’il faut un minimum être étonné d’exister pour écrire sur soi. S’étonner, c’est douter, ce qui revient à croire en plusieurs possibilités. Afin de s’assurer que la réalité ne fasse pas trop d’ombre à la fiction, même si elle la dépasse. Et inversement, bien entendu. Pour essayer que le personnage que nous mettons en scène soit reconnaissable par ceux qui nous fréquentent. Tout en faisant en sorte que ce même personnage possède des facettes, réelles ou non, dont les gens constituant notre entourage proche soient perplexes ou surpris de les découvrir. Au fait, que souhaitons-nous montrer de nous dans une autofiction ? C’est une excellente question, je me remercie de me l’être posée. Vous apprécierez également la prodigieuse réponse que je vais y apporter en poursuivant vers le sous-sol. De votre âme, évidemment.
L’effeuillage littéraire
L’autofiction peut être bien des choses, mais à mon sens elle exige de déterminer un préalable poussée jusque dans ses derniers retranchements : jusqu’à quel point désire-t-on se mettre à nu sous les voilages de l’invention ? C’est une branche littéraire qui, peut-être plus que de l’imagination, réclame un parfait dosage du mensonge et de la vérité. Le dosage littéraire nécessité par l’autofiction est la recherche d’un équilibre s’exonérant de mesures précises. Il est obtenu par l’apport de trois identités techniquement distinctes ; pour rappel, l’auteur, le narrateur et le personnage.
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De l’embellissement des faits à la torsion de la réalité
Ruptures et passerelles de l’introspection
Ce trois-en-un peut établir autant de passerelles qu’il crée de ruptures chez l’écrivain, et malgré ces irrégularités voulues, former un tout littéraire cohérent. J’ai en tête le roman La contrevie de Philip Roth à ce sujet, ou Léviathan, de Paul Auster. Entre autres. Bien que ces récits fractals s’éloignent de l’autofiction par bien des aspects, il me semble qu’ils la rejoignent par leur côté introspectif. Si quelqu’un m’affirme que l’autofiction ne se nourrit pas un minimum (ou pour une grand part) d’introspection, je veux bien envisager une retraite monastique dans un claque où les péripatéticiennes seraient magnifiques et l’onanisme interdit. C’est vous dire à quel point je suis sûr de moi. Et le degré de stoïcisme que je suis parvenu à atteindre.
Le journal intime tombé du nid
Pour une part, l’autofiction relève d’un journal intime embellissant la routine en rendant vraisemblables et intéressants des faits appartenant pour certains au fantasme. Une intimité tombée du nid qu’elle n’était pas censée quitter grâce à une ruse faisant croire qu’elle savait voler. Parler de soi à des inconnus, des détails personnels de notre existence, est une sorte de saut dans le vide. Pour ne pas s’écrabouiller au sol, la tentation de modifier quelques faits revient à ouvrir un parachute. Dans quelle proportion, je suppose que cela dépend à quel point on est intellectuellement casse-cou pour se montrer le moins insincère possible.
Les axes d’écriture de l’autofiction
Torturer la vérité pour qu’elle avoue tous ses mensonges, ne pas se donner le beau rôle ou au contraire se faire passer pour le chevalier blanc est une décision appartenant à chacun. Écrire avec courage nos actes de couardise, ou avec une honte délectable se glorifier dans les moments où nous avons été blâmables sont des axes d’écriture, des choix balayant notre texte avec plus ou moins d’emprise sur le fond de l’histoire. Imaginons deux personnes ayant vécu les mêmes événements au geste et à la parole près, il y a fort à parier qu’elles les raconteront avec un ressenti d’où découleront deux récits différents, pour ne pas dire qu’ils s’opposeront l’un à l’autre selon l’influence dont le même vécu sera relaté.
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Le doute est la certitude de n’être sûr de rien
Casquette ou chapeau ?
Vous savez comme moi que lors d’une enquête de police, recueillir des informations auprès de témoins n’étant d’aucune manière impliqués dans l’affaire revient à entendre une chose et son contraire, et ce en toute bonne foi. Fabien affirmera que la voiture dans laquelle se sont enfuis les deux malfaiteurs venant de commettre un casse était bleue, quand Nathalie jurera qu’elle était noire et que les braqueurs s’étant engouffrés dans le véhicule étaient au nombre de trois. Sans aucun doute, l’un portait un chapeau, dira Fabien ; ah non, il avait une casquette assurera Nathalie, etc. Et quand l’agent leur demandera s’ils sont absolument sûrs de ce qu’ils ont vu, de peur peut-être de fournir un renseignement susceptible de fausser les recherches, ils répondront oui mais ajouteront souvent : « Mais vous savez, ça s’est passé si vite ! ». Au fait, si on vous le demande, ma voiture est rouge et je n’arbore ni chapeau ni casquette. Seuls les snobs portent un couvre-chef au volant d’une Ferrari décapotable.
La friabilité d’un souvenir
Le paragraphe ci-dessus a été écrit – avec talent, oui, merci – dans le seul but que tout le monde comprenne qu’aussi factuel souhaite-t-on l’être, notre vision des choses n’est pas fiable à 100%. Un souvenir même très récent peut être sujet à caution en fonction de l’état dans lequel on l’a mémorisé, de ce à quoi on pensait lorsque notre cerveau l’a intégré. De la dispute qu’on a pu avoir quelques minutes précédant l’instant de partir de chez soi, ou de la bonne blague que la personne avec qui on vit nous a raconté juste avant notre départ de la maison. C’est pourquoi un souvenir, qu’il remonte à l’heure d’avant ou à des années en arrière, n’échappe pas toujours à des circonstances le rendant friable. Et la vie aussi, « ça s’est passé si vite ! ».
La drag queen littéraire
Se raconter à travers une autofiction, même en ne souhaitant aucunement travestir le réel, donnera à un moment donné ou un autre une vision biaisée de qui nous sommes, en bien comme en mal. Pour minimiser ce phénomène, un auteur peut être amené à composer avec son ressenti d’une situation. Par exemple, en apportant à son lecteur une information neutre, dépourvue d’affect, sans l’emploi d’un angle qui en dénaturerait la teneur. L’écrivain est en capacité de présenter un fait en ayant l’honnêteté de reconnaître que dans sa démarche de l’évoquer, le doute subsiste en lui de savoir si les choses se sont vraiment déroulées telles qu’il les retrace. Ce « peut-être » est la caution morale du droit de se tromper.
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Quand l’autofiction rejoint le roman
C’est un beau romaaan, c’est uuune belle histoire… ♪♫
C’est donc une solution pour lui de glisser dans un avant-propos : « Je ne suis pas certain de tout ce que j’avance, mais il me semble bien que ça s’est passé ainsi. Si des gens contestent mes dires, c’est leur droit. Et je ne leur interdis pas d’intenter un procès à ma mémoire pour le cas où ils jugeraient qu’elle a mal fait son devoir. ». Oui, un peu d’humour ne nuit pas. Cela dit, on peut se passer de telles précautions, et dire sa vérité même si cela doit entraîner moult récriminations et autres menaces d’être traîné devant les tribunaux. Après tout, il faut bien que les avocats gagnent leur croûte, eux aussi. Mais ne vous croyez pas à l’abri des foudres de la justice en vous contentant de changer le nom d’une personne que vous dénigrez, à juste titre ou non, si par ailleurs elle est aisément reconnaissable par la façon dont vous l’évoquez. Ce qui va nous amener à voir l’importance de bien romancer notre histoire.
La drogue d’être son propre héros
Postulat : vous faites partie intégrante de l’autofiction en tant que héros, héroïne ou crack. Oui, c’est addictif de parler de soi. Pour autant, bien que centré sur votre personne, le récit que vous ferez ne reposera pas sur les seules épaules de la réalité. Sans quoi, à moins d’avoir vécu des expériences mémorables voire un tantinet exceptionnelles, tout le monde ou presque se contrefichera que vous ayez été en charge de la comptabilité d’une compagnie de transports pendant 30 ans et que votre collègue Dédé était un sacré rigolo. Pour rester poli, disons que ça n’intéressera pas grand-monde.
Osselets et coup de fusil
En revanche, si Dédé a un jour poussé la blague un peu loin en foutant le feu à tous les camions de l’entreprise avant de démissionner d’un coup de fusil en laissant du jus de cervelle sur les murs du bureau du patron, on pourra dans un premier temps trouver son sens de l’humour douteux, puis de l’intérêt à votre histoire. Un zeugma de temps en temps, ça ne fait pas de mal. Je remercie la vieille dame assise sur un strapontin d’applaudir à tout rompre la folle audace de cette figure de style. Allez-y doucement quand même, à votre âge, on a les os fragiles. Pour les moins bien renseignés, le zeugma est une figure rhétorique, l’ostéoporose, non.
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Être le cœur de l’autofiction
Concentrez l’attention sur vous
Même si tenir les comptes d’une boîte de routiers ne devient palpitant qu’à partir du moment où on parle d’une chose n’étant pas directement en rapport avec cet emploi, il faut conserver à l’idée que c’est malgré tout vous qui demeurez le personnage principal de l’autofiction. Pas Dédé. Ce dernier est l’élément fictif qui, par son comportement tout feu tout flamme, a à l’instant t embrasé votre récit. Si, dans votre narration, vous vous tenez à l’écart de lui, votre autofiction en pâtira. Comment faire en sorte que l’attention soit essentiellement concentrée sur vous jusqu’au moment où Dédé le Rigolo va subitement devenir Dédé le Dingo ? En vous mettant en scène grâce à lui. Si ça vous intéresse, vous connaissez l’adresse. Suffit de légèrement baisser les yeux.
Le purin dans les W.C
En tant qu’auteur, vous créez le contexte permettant à votre personnage – vous – de prendre tranquillement ses aises en le chargeant de faire découvrir le milieu dans lequel il évolue. Pour ce faire, il endosse la peau de narrateur (la troisième voix dans votre tête, vous suivez ?). Par souci de commodité, nous aurons recours à des moyens mnémotechniques en appelant notre comptable Walter Calculette (W.C pour les intimes), qui bosse pour les Transports Purin et dont le collègue, avant de devenir Dédé le Dingo, n’en est encore quand W.C nous informe de son existence qu’au stade de Dédé le Rigolo.
Dédé le Dingo et vous
Avant d’aller plus loin, je précise que tout ne tournera pas autour de ce duo, que cette autofiction racontera avant tout votre univers, vos rencontres réelles comme celles que vous auriez aimé qu’elles aient eu lieu, les moments de bonheur comme les fêlures, vos centres d’intérêt autant que vos sujets de rejet, bref, vous serez le cœur destiné à irriguer votre récit d’événements qui en s’agglomérant en constitueront la substance. J’ai pour cet article inventé le personnage de Dédé le Dingo afin qu’il soit comme un miroir tendu afin que s’y reflète votre personnalité. Alors, comme dirait presque Flaubert, selon la légende littéraire entourant tout auteur d’envergure, criez fortement avec lui : « L’autofiction, c’est moi ! ».
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La mise en place de votre essentialité
Brûlez le catalogue des banalités
Il m’arrive de recourir à des titres ronflants pour réveiller mes lecteurs. L’essentialité, comme son nom l’indique, concerne votre essence. Pas celle que Dédé le Dingo utilise pour réduire des poids-lourds à l’état de carcasses noircies et fumantes, bien qu’on pourrait se dire que tout Concorde. Ah non, il fonctionnait au kérosène, ce drôle d’oiseau supersonique. Non, je parle de celle qui rend votre propos original, tranchant sur les trop nombreuses tentatives inhérentes au genre virant au catalogue de banalités à peu près aussi redoutables que les désuètes soirées diapositives de votre tata Germaine.
La ligne de flottaison de votre récit
Si, dans votre autofiction, vous mettez soigneusement en place tout ce que vous jugez important pour que l’adhésion au récit de votre vie – ou d’une période de celle-ci – apparaisse comme une évidence, la moitié du chemin sera faite. Pour y parvenir, il faut se livrer à un tri. Bougez pas, je vais vous faire un rapide croquis sur le Paperboard de mon chevalet de conférence (c’était ça ou PowerPoint, alors ne venez pas vous plaindre). Voilà, vous voyez ce long trait noir tracé au marqueur d’un bout à l’autre de ma feuille ? Bon, considérez qu’il s’agit de la ligne de flottaison de votre existence. Vous allez comprendre cette comparaison dès le paragraphe suivant. Mais si.
Les secousses du gouvernail
Ce qui est en dessous de cette ligne est, dans le langage imagé de la marine, ce qu’on appelle « œuvres mortes », en gros, pour ce qui nous concerne, ce qui est invisible aux yeux du lecteur et ça tombe bien parce qu’il s’en fiche. Tandis que la partie immergée se nomme « œuvres vives », soit ce que le quotidien de Walter Calculette recèle de passages sortant la tête de l’eau tiède d’un quotidien dont le gouvernail ne connaît pas de secousses. Cette magistrale métaphore filée, vous l’aurez compris, est destinée à ce que votre autofiction ne se noie pas dans des détails dont le lecteur n’a cure.
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Le fil rouge de votre autofiction
Derrière le masque
Walter Calculette se rend compte au cours des années passées au contact de Dédé que ce dernier n’est peut-être pas le gentil petit plaisantin que tout le monde voit en lui. Ça, c’est le fil rouge de l’autofiction que je vous propose. Et W.C n’est pas du genre à tirer la chasse pour évacuer ses soupçons. Walter Calculette s’aperçoit, parallèlement à ce que lui-même vit de singulier ou surprenant, à ses erreurs de parcours, à ses amis, ses amours et ses emmerdes, en reconsidérant des causes épousées dans sa jeunesse puis remplacées par d’autres avec lesquelles ses diverses expériences le mettent plus en phase, W.C, donc, finit par comprendre que derrière le masque de Dédé le Rigolo se dissimule son vrai visage : celui de Dédé le Dingo.
Un type ordinaire
Ce qui l’intrigue d’abord, c’est que bien que Dédé et lui aient été embauchés à peu près à la même époque par les transports Purin, 25 ans auparavant, W.C en tant qu’aide-comptable et Dédé dans l’équipe chargée de la logistique des livraisons, il ne sait pas grand-chose des activités auxquelles son collègue se livre hors du boulot. Le minimum nécessaire enrobé d’une ribambelle de blagues mettant de la bonne humeur à la machine à café lors des pauses. Il n’a ni femme ni enfant, aime se promener seul en forêt, lit rarement autre chose que le journal, n’écoute guère de musique. Les rares fois où ils ont pris un pot ensemble, la conversation a principalement tourné autour de son travail, entre deux histoires drôles. Bref, un célibataire un peu renfermé comme il y en a tant, s’épanouissant uniquement à travers les tâches que sa hiérarchie lui confie et dont il s’acquitte avec un certain zèle. Un type ordinaire. Vraiment ?
Des contours inquiétants
La suite nous montrera que non. À vous de déterminer à partir de quand et quels signes ont fait que le regard que Walter Calculette portait sur son collègue a changé. Pourquoi il a saisi qu’un truc ne tournait pas vraiment rond chez Dédé le Rigolo. Un truc qui, les jours passant, le mettait de plus en plus mal à l’aise. Au point que, mois après mois, derrière l’écran de fumée des éclats de rire, les contours inquiétants d’un visage jusqu’alors empreint d’une bonhomie de façade se dessinaient. Et que dans les yeux d’un Dédé ignorant que W.C l’observait à présent attentivement, une lueur mauvaise flamboyait parfois brièvement…
Farandole
Bon, j’arrête là, je commence à me foutre les jetons tout seul, dites donc ! N’oubliez cependant pas une chose : c’est Walter Calculette et lui seul – vous, en l’occurrence, si jamais votre autofiction prenait une tournure dramatique –, à qui on doit d’avoir mis à jour l’esprit dérangé de Dédé. Vous par qui le lecteur a constaté sa dangereuse évolution. Et au final, vous dont le lecteur, s’il parvient à démêler le vrai du faux, connaîtra un peu plus la personne que vous êtes, placé(e) que vous serez au centre d’une farandole d’événements réels et fictifs…
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