Peut-être connaissez-vous cette expression frappée au coin du bon sens : « Une chaîne n’est jamais plus solide que son maillon le plus faible. » Si cette formule paraît d’une évidence implacable, force est de constater qu’on ne songe pas toujours à l’appliquer à la pratique de l’écrit. Dans le processus littéraire de chacun, il y a pourtant souvent un maillon fragilisant nos chances de faire aboutir notre projet d’écriture. Heureusement, il existe des moyens permettant de consolider, changer ou réparer les chaînons défectueux affectant notre créativité…
Ne soyez plus debout sur les freins
Bien gérer son écriture
Partant du principe qu’écrire un livre est une gestion de projet comme une autre, pourquoi ne pas s’inspirer d’une méthode à laquelle divers secteurs d’activités se réfèrent pour mener le leur à bien ? Développée dans l’œuvre fictionnelle Le But, d’Eliyahu M. Goldratt, la théorie des contraintes décompose en plusieurs étapes ce qui est susceptible de nous freiner dans la réalisation de notre objectif. Et, bien sûr, comment lever ces blocages à l’aide de cette méthodologie.
Se rapprocher du But
Entre roman industriel et management dépoussiéré, Le But, bien que datant de 1984, est encore aujourd’hui salué pour son approche innovante d’optimisation de la production. Si le secteur d’activité auquel il se rattache principalement est manufacturier et non pas littéraire, il est intéressant d’établir des passerelles entre ces deux univers n’ayant à priori pas grand-chose en commun. Un moyen de faciliter l’avancée d’un travail est toujours bon à étudier, quitte à l’adapter au domaine qui nous intéresse. Construisons donc ces ponts faits du métal des lettres.
La contrainte en question
Le système des savoir-faire
Avant de se baser sur la contrainte pour progresser dans son écriture, il est primordial de comprendre comment Goldratt la définit : « tout ce qui empêche un système d’atteindre des performances plus élevées par rapport à son objectif ». La contrainte est également le premier facteur limitant empêchant la concrétisation d’un projet. Les systèmes d’un auteur ou d’un industriel, d’un particulier ou d’une entreprise, sont constitués de savoir-faire. Concernant l’écriture, il faut donc dans un premier temps prioriser les causes de dysfonctionnent de ces compétences scriptoriales.
L’écriture étranglée
Une fois identifiée la contrainte qui par son ordre d’importance dans notre processus de travail est notre fameux « maillon faible », que faire ? En premier lieu, la considérer pour ce qu’elle est : le goulot d’étranglement de notre projet d’écriture. Là par quoi, d’une manière ou d’une autre, notre inspiration est bloquée, nos efforts sont ralentis, nos phrases manquent de vitalité et notre style peine à s’épanouir. Un cauchemar ? Oui, mais bien réel pour qui se débat avec des problèmes – des contraintes – en gaspillant son énergie pour les résoudre faute de les avoir ciblées correctement. Voire ne pas les avoir repérées du tout.
Guide du chasseur de contraintes
Ce à quoi on ne pense pas
Comment déterminer l’obstacle le plus difficile à franchir se dressant sur notre chemin littéraire ? Les contraintes peuvent se cristalliser sur un point ou se répartir sur plusieurs. Aussi je me permets ce rappel immédiat : ne perdons pas de vue la nécessité de les prioriser. Pour cela, voici quelques pistes à examiner dans notre « chaîne de production » d’un texte. Si les causes en ralentissant l’évolution sont souvent les mêmes, on ne pense pas forcément pour autant qu’elles nous concernent…
La préparation plutôt que l’improvisation
Un texte peu ou mal planifié peut être un goulot d’étranglement redoutable. Une fois le côté exaltant de l’écriture au fil de l’eau touchant ses limites, la plume se fait de plus en plus hésitante jusqu’à se tarir. L’élan initial, aussi important et généreux soit-il, ne remplacera jamais l’endurance fournie par l’élaboration rigoureuse du tracé narratif vers l’objectif à atteindre. Notre vigilance doit donc s’exercer quant à la trompeuse énergie liée à la seule envie d’écriture du moment. Il est fréquent de la confondre avec l’inspiration, qui ne résulte pourtant pas d’une improvisation, mais d’une préparation.
Quand le personnage ne pèse pas lourd
Non moins piégeux, les personnages insuffisamment travaillés en amont se délitent souvent dans des développements aléatoires. Comment sont-ils alors censés agir, et par répercussion, quel est leur rôle précis dans l’histoire ? Leur poids sur les événements ? Le genre de question qu’il vaut mieux éviter de se poser lorsqu’on a déjà écrit une centaine de pages. Un auteur ne peut se permettre d’avoir l’encrier entre deux pages lorsqu’arrive la première péripétie, l’élément perturbateur ou le climax. Il est tout bonnement impossible d’écrire un roman cohérent en nimbant ses personnages d’un pseudo « flou artistique » autrement appelé impréparation flagrante.
Les mots me manquent
Autre cause susceptible de freiner considérablement un auteur : un vocabulaire trop restreint. Un style peut en effet vite se scléroser faute d’un manque de renouvellement lexical. Sans exiger d’une histoire qu’elle bénéficie d’une éblouissante palette langagière pour en peindre richement la moindre nuance, un minimum de variété est plus que souhaitable. La banalité stylistique devient assez criante pour le lecteur se heurtant d’une page à l’autre aux mêmes mots. Mais l’auteur, lui, risque de ne plus prêter attention au ronronnement trop répétitif de sa propre écriture. Il est fréquent de se relire inconsciemment avec l’indulgence qu’on n’accorde pas aux autres écrivains.
Savoir à quoi s’en tenir
Enfin, la méconnaissance des techniques requises pour l’écriture d’une nouvelle, d’une autobiographie ou d’un roman, pose ponctuellement des problèmes à qui imagine que des dispositions pour l’écriture suffisent à venir à bout de toutes les difficultés liées à cet art. La liste même restreinte des procédés littéraires indispensables à l’élaboration d’un texte digne d’intérêt est en soi un guide des contraintes potentielles. Alors autant savoir à quoi s’en tenir en ne se cantonnant pas à une approche superficielle du métier d’écrivain.
De l’usage de la contrainte
Comment exploiter une contrainte
Cet intertitre pourrait paraître étonnant, seulement il correspond à la philosophie de la théorie des contraintes, à savoir que ces dernières ne doivent pas être vues comme un problème, mais comme une opportunité. Célèbre pour ses Aphorismes, le philosophe et écrivain allemand Georg Christoph Lichtenberg ne dit pas autre chose : « Nos faiblesses ne nous desservent plus dès lors qu’on les connaît. » Pensée à laquelle il n’est pas incongru d’associer celle de Gustave Flaubert : « Il faut que les endroits faibles d’un livre soient mieux écrits que les autres. »
L’investissement littéraire
Comme dans n’importe quel autre domaine où l’on essaie d’atteindre une forme de rentabilité, les efforts et changements mis en œuvre doivent générer un retour sur investissement. Par exemple, le temps passé à l’acquisition d’un procédé littéraire devra se traduire par une augmentation de la qualité du texte, de la vitesse avec laquelle on en vient à bout, et in fine, par l’accroissement des chances de se faire éditer.
Favoriser la transmission d’expertise
L’investissement peut reposer sur l’existant intellectuel, c’est-à-dire les savoir-faire déjà intégrés à la compétence de l’auteur débutant, mais aussi s’étendre à l’appropriation d’un bagage technique supplémentaire au moyen de la formation. Dans ce dernier cas, la somme d’argent engagée correspondra à des ressources auxquelles l’écrivain en herbe ne peut avoir accès sans une aide professionnelle. Cette démarche est évidemment celle de L’esprit livre, qui favorise une synergie entre l’apprenant et l’écrivain professionnel/tuteur, lui-même formé en interne pour une transmission optimale de son expertise dans un cadre structuré.
Un apport professionnel pour une amélioration continue
L’apport de personnes du métier – écrivains, scénaristes, correcteurs d’édition, journalistes, bref, la grande famille des gens de plume – participe en effet de la mutation de la contrainte en opportunité, de sa notion de blocage à celle d’étape. Cela s’inscrit pleinement dans la théorie des contraintes dont l’un des principaux axes est l’amélioration continue. Lorsque le blocage le plus important est levé, on passe au suivant pour s’appliquer à le transformer à son tour en levier de progression, et ainsi de suite.
Visibilité de la contrainte
Aplanir les problèmes
L’une des particularités de la théorie des contraintes, si on devait l’appliquer à l’écriture, serait donc de ne traiter qu’un problème à la fois avant de s’attacher à résoudre le suivant. Les contraintes en cours de traitement, si l’on peut dire, ne présenteraient ainsi pas l’aspect décourageant d’un entassement. Au lieu de ça, c’est à un alignement des difficultés auquel on se livre. D’une certaine manière, cela permet de dégager l’horizon afin de voir clairement ce sur quoi il faut se concentrer et y consacrer toute son attention.
L’étroitesse du goulot
L’énergie intellectuelle n’étant pas dépensée à anticiper la contrainte suivante, notre efficacité à débusquer les failles de notre écriture s’en trouve accrue. Imaginons un cas concret. Après examen minutieux de notre texte, deux « maillons faibles » apparaissent : une tendance à surcharger nos phrases d’adverbes, et des incohérences narratives. Pour décider contre quoi lutter en priorité, il faut déterminer lequel de ces maillons constitue le goulot d’étranglement le plus étroit : les adverbes, ou les incohérences ? Hum, franchement, vous n’avez pas une petite idée ?…
La haie et le roncier
La narration abracadabrante, bien sûr. Il ne faut pas persister dans une voie, surtout quand elle est sans issue. Les adverbes alourdissant notre style peuvent patienter jusqu’à la relecture. On découpera tout ce qui dépasse en temps voulu, avec le même entrain jouissif de qui taille sa haie pour lui redonner un aspect net. Cela ne nous empêchera en rien de terminer notre histoire. En revanche, une narration anarchique tiendra plus de l’inextricable roncier égratignant la logique du récit d’un chapitre à l’autre. Ce sont donc ces excroissances disharmonieuses qu’il faut scier à la base pour éviter qu’elles prolifèrent jusqu’à étouffer notre joie d’écrire. Entre une contrainte ne nous bloquant pas et une nous obligeant à d’incessantes vérifications et rectifications, on n’hésitera pas. En théorie…