Une question parmi les plus intéressantes quand on navigue dans les eaux littéraires est selon moi celle-ci : quelle facette de notre personnalité, en tant qu’auteur, prend la plume (ou le clavier) ?
Qui est-on lorsqu’on écrit ? Qui sommes-nous, dans le secret de notre solitude, rêvant d’un ailleurs qu’il nous faut inventer ? Quelqu’un d’autre ou plus que jamais nous ? Longtemps avant qu’il prenne à Gutenberg l’idée de se noircir les doigts avec les caractères de plomb d’une casse d’imprimeur, la question du « Qui écrit ? », où qu’elle prenne sa source, s’est posée et demeure pertinente…
Est-on ?
L’imagination sans camisole
Est-on le même lorsqu’on s’assied devant le clavier de son ordinateur pour écrire une histoire, ou bien une version différente de qui nous sommes d’ordinaire prend-elle son tour de garde ? Cet éventuel basculement de notre personnalité suggérerait une sorte d’état second ; un largage d’amarres consenti, désiré même. Est-ce un tribut élevé pour cingler vers le vaste inconnu où les vagues de notre inspiration pourraient nous mener ? Tant que cela n’altère pas notre santé mentale au point d’avoir des prix préférentiels sur les camisoles, il me semble que c’est un marché honnête.
Branches et fougères
Est-on vraiment hors du monde au point de se réinventer – se travestir ? – en écrivain lorsqu’on ouvre la porte de notre imagination pour pénétrer dans la pièce jouxtant la réalité ? Sans dire que dès qu’on s’inscrit dans un processus créatif on ne ressemble plus tout à fait à l’image que les gens ont de nous en temps normal, de nombreux témoignages d’artistes ou de leur entourage évoquent un changement quand ils œuvrent, à quoi je préfèrerais le mot glissement. Le changement relève de la cassure, comme on briserait des branches basses afin de se frayer un passage, quand le glissement rappellerait plutôt des fougères qu’on écarte pour s’engager un peu hors de notre chemin habituel. C’est pourquoi je pense qu’on coulisse de l’état de Monsieur-tout-le-monde à celui d’écrivain.
La voix de l’écrivain nu
Est-on, quand on écrit, quelqu’un de dissimulé derrière le paravent d’un personnage de peur qu’on nous surprenne dans notre nudité morale ? À l’instant précis où l’on fait surgir la noirceur d’un être de papier, que l’on pointe ses déviances, de qui parle-t-on ? Et quand on loue ses qualités, qu’on met ses succès en avant, est-on envieux ? Disséquer l’âme humaine, déformer nos erreurs pour en faire des tares, s’éloigner de l’ombre de nos échecs pour entrer dans la lumière de nos réussites, c’est alimenter notre plume à l’encre de nos expériences. Du flux de mots d’un auteur doit émerger une voix reconnaissable entre toutes : la sienne. Sincère ou habile, implacable ou charmeuse, colérique ou affectueuse – hurlement et chuchotis… Celle qui, à l’abri de la fiction, exprime ses opinions.
Mensonges et inventions
L’honnêteté ligotée
Est-il honnête envers lui celui qui écrit, et l’est-il à l’égard de ceux qui le lisent ? D’ailleurs, se doit-il de l’être ? S’il redoute de se mieux connaître, il entortillera son discours des fils ténus des apparences que chacun interprètera, voire le corsètera des liens serrés du mensonge qu’il se fait à lui-même. Écrire est par essence une falsification de la vérité, inévitable dans le cadre d’une uchronie, par exemple, jubilatoire si l’on entreprend de dérouter son lecteur dans un jeu de miroirs narratif déformants, à l’instar d’un Philip Roth ou d’un Haruki Murakami. Un lecteur attentif discernera sûrement les traits de l’auteur à travers cette littérature sans tain.
Bobards et regrets
Écrire, c’est aussi inventer ce que nous aurions aimé qu’il nous arrive mais n’est jamais survenu dans notre existence. Cette notion d’absence comblée par nos bobards d’écrivain est une approche aussi valable qu’une autre du « Qui écrit ? » ; seul à notre table de travail, s’interroger sur la part de regret nous poussant à faire se succéder les paragraphes est peut-être une introspection sommaire. Mais comme on n’a jamais rien trouvé de mieux que tirer sur un fil pour dérouler une pelote…
L’intellect démonté
Le questionnement du « Qui écrit ? » implique également d’avoir l’image la plus précise de soi en tant qu’écrivain… n’écrivant pas. C’est-à-dire, tenter de comprendre ce qui se passe non plus quand on s’échine sur un texte, mais quand on ne fait que graviter autour de l’idée – ou l’envie – d’aligner des phrases. Intégrer à notre processus créatif ce qui nous y rattache même indirectement, ce qui précède l’écrit, peut-être la prise de conscience des conditions les plus à même d’être bénéfiques à notre inspiration. C’est moins basique que de démonter une machine pour en comprendre le fonctionnement, car l’intellect n’a pas de pièces de rechange (pour l’instant), mais c’en est proche.
Le qui et le quoi
Ces raisons d’écrire
Être curieux de soi-même participe du parcours réflexif visant à nous éclairer sur le « Qui écrit ? ». C’est pour cela qu’il me semble falloir passer par le quoi, le « qu’écrit-on, pourquoi et comment », afin d’y parvenir. Je ne connais personne écrivant sans raison. Il y a des tas de choses qui nous y poussent. Il y a le fameux « J’écris ce que j’aurais envie de lire ». Le non moins répandu « Je ne peux pas vivre sans écrire ». Ou encore, le « J’écris car j’ai quelque chose à dire ». Sûrement le qui trouve-t-il son explication dans un de ces quoi, comme dans ses innombrables variantes.
Le moteur de l’édifice
Le « J’écris ce que j’aurais envie de lire » peut révéler de nous une insatisfaction, la recherche de ce que ne nous a pas apporté ce que nous avons lu. Est-ce réalisable, voire lucide ? Je n’en sais rien. Mais c’est en tout cas un excellent moteur, à la condition que son carburant ne soit pas la suffisance. Se dire qu’on va écrire ce que les autres ont été incapables de coucher sur le papier avant nous pourrait rendre l’entreprise vaniteuse. Si c’est fait dans cet état d’esprit, ça révèlera en tout cas une tendance à la fatuité. Si cela procède d’une envie d’apporter sa pierre à l’édifice, aussi maigre notre contribution à la littérature soit-elle, ce sera en revanche une saine motivation.
L’écriture vitale
Le « Je ne peux pas vivre sans écrire », bien qu’on puisse trouver exagéré de considérer cette formule littéralement, possède pourtant un fond de vérité. Certaines personnes ont en effet un besoin vital d’écrire, dans le sens où c’est une respiration pour eux. C’est le poumon de leur esprit sans lequel la société telle qu’il la perçoive les asphyxierait. C’est aussi la voix évoquée plus haut grâce à laquelle, page après page, se forme et jaillit un hurlement libérateur, l’extériorisation de tout ce qui les étouffe. Moins radical mais tout aussi important, ne pas écrire peut constituer un véritable manque pour la personne trouvant dans l’écriture un sens à sa vie. Derrière ce « Qui écrit ? », bien que ce soit un constat simpliste autant qu’un raccourci, on ne s’étonnera pas d’identifier des gens passionnés jusqu’à la démesure.
Celui qui dicte, celui qui écrit
Le « J’écris car j’ai quelque chose à dire » englobe beaucoup, beaucoup, beaucoup de personnes… pour le pire et pour le meilleur. Entre les auteurs estimant que leur pensée est indispensable à l’édification de tous et ceux ne voulant pas imposer leurs vues mais partager leur vision des choses, il n’existe ni juste milieu ni points de repère durables tant le droit à s’exprimer peut se déployer en une interminable prose aussi anarchique que stimulante. Chacun pourra donc essayer de se positionner par rapport à la foultitude de profils façonnant un « Qui écrit ? » multifacettes. Tant pis si c’est Jekyll qui dicte et Hyde qui écrit…
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