Encensée ou décriée, la description est indispensable à la littérature. Une histoire ne peut en effet se passer de ce procédé en tant que représentation d’objets, de lieux et de personnages. Nous allons le voir, si ses excès passés lui valent encore aujourd’hui un brin de méfiance, elle demeure une source d’inspiration par bien des aspects…
Ils n’aiment pas trop ça
Le vide-grenier littéraire
En son temps, André Breton n’a pas été des plus tendres avec les écrivains trop versés dans les largesses descriptives : « […] ce n’est que superpositions d’images de catalogue, l’auteur en prend de plus en plus à son aise, il saisit l’occasion de me glisser ses cartes postales, il cherche à me faire tomber d’accord avec lui sur des lieux communs ! » ; ouch ! ça cogne sec ! Il est vrai que certains écrivains ont pu paraître hésiter entre la littérature et le vide-grenier au moment de se lancer dans un étalage d’images et de mots.
La description détachable
Parfois stigmatisée pour son supposé manque d’adhérence au récit, la description se voit reprocher d’être trop facilement détachable de la structure de l’œuvre. Ses détracteurs les plus féroces n’hésitent pas à juger cette relative indépendance de façon dépréciative : une description, ça ne sert pas à grand-chose, mais on peut sans dommage la retirer d’un texte pour en faire une dictée. Ouille ! Et c’est encore trop d’honneur, ajoute les médisants ! (De fait, c’en est sûrement un). Et vlan !
Quand la description nuit au personnage
André Gide, dans Les faux-monnayeurs, nous livre la réflexion de son personnage romancier, Édouard : « Il se dit que les romanciers, par la description trop exacte de leurs personnages, gênent plutôt l’imagination qu’ils ne la servent et qu’ils devraient laisser chaque lecteur se représenter chacun de ceux-ci comme il lui plaît. » Critique d’un fait que Gide déplore, ou simple caractérisation psychique d’Édouard ? Si l’on s’arrête à la seule « affirmation fictive » de ce dernier, c’est en tout cas une pierre de plus dans le jardin de la description. Une mauvaise élève dont la réputation de cancre de la narratologie relève surtout des excès dénoncés par Breton.
Un nouveau rythme pour la description
Une chaise pour le lecteur
De nos jours, on a tendance à montrer du doigt une littérature qui ne répondrait pas aux codes et au rythme d’internet et des réseaux sociaux. Les pages d’un livre devraient pouvoir se tourner à la vitesse d’un clic, le regard du lecteur en mode scrolling survolant des paragraphes s’étirant trop à son goût. Dans ce contexte, cela se révélerait-il intellectuellement suicidaire de se risquer à une description ? Bien sûr que non. Ce procédé a beaucoup évolué, bien que sa technique reste la même : tirer une chaise pour le lecteur et lui dire qu’on a quelque chose valant le coup d’œil à lui montrer.
La description motivée
Évidemment, si l’on s’obstine dans une pratique passéiste de la description, nul doute que cela créera un choc frontal avec l’accélération plus ou moins consentie de la société. Il ne s’agit plus pour un écrivain de s’aventurer dans d’interminables envolées hachant l’action et donnant le sentiment d’être quasiment dissociées de la narration. Pour le moins, on doit motiver une description, entendez par-là introduire dans le récit une situation la justifiant. Un auteur gagnera ainsi à laisser le soin à un personnage de créer les conditions amenant à ce qu’elle s’impose « naturellement ». La chose décrite doit être corrélée aux événements.
La description jetée dans le poêle à charbon
La rage magnifique de Fante
Il faut donc éviter cette juxtaposition en intégrant la description à l’action, aux réflexions d’un personnage, pour nourrir l’histoire en même temps qu’on la met en images. Et ne pas dépeindre ce que tout le monde a déjà vu, car le lecteur, lassé, regardera ailleurs. Vous voulez décrire un poêle à charbon ? Ne vous arrêtez pas à des précisions de chauffagiste, mais évoquez-le à la manière dont John Fante le fait cohabiter avec son héroïne Maria dans les pages emplies de rage magnifique de Bandini :
« Et quel poêle ! Un despote insoumis et fantasque. Elle le flattait, le cajolait, le caressait sans cesse, ce gros ours noir de poêle, sujet à des accès de révolte et qui défiait Maria de le réchauffer ; un poêle acariâtre qui, lorsqu’il dégageait cette douce chaleur, devenait brusquement fou furieux, s’emballait, virait à un jaune brûlant et menaçait de détruire toute la maison. Seule Maria savait s’occuper de ce bloc trapu de fonte noire […] jusqu’à ce que le monstre ronronnât de plaisir, la fonte chauffait, le four se dilatait, la chaleur se diffusait ; enfin, la bête grognait et grommelait de contentement, comme un imbécile.
Bandini, pages 22/23 – John Fante – Éditions 10/18.
Brûlez !
Après avoir lu ça, on se retient à peine de décrire tout ce qui passe dans notre champ visuel à travers le verre d’un encrier. Et pourquoi se retenir, d’ailleurs, quand on aimerait, comme Fante, faire d’un poêle une créature redoutable et stupide s’imposant aussitôt à l’imagination ? Une description, ça ? Allons, c’est un moteur qui s’emballe, une énergie littéraire parcourant chaque phrase : du combustible à neurones – et brûle, flamme inspiratrice !
Tout décrire
Décrire, vite !
À peine ce poêle a-t-il eu fini de gronder qu’on voudrait – pourquoi pas – donner de la personnalité à un dé à coudre. Ou vite se jeter sur le premier chêne venu pour expliquer que dans les détails de son écorce sommeille la charpente d’une cathédrale. Démontrer tout de suite, par un vocabulaire subtil, qu’un visage aimé n’est pas que bouche et regard mais a les traits du destin. Figurer un sentiment en donnant l’impression qu’il vient de naître sous notre plume tant on l’a présenté avec une émotion extasiée. Comme dans ce passage de Gone, Baby, gone, par exemple :
« Tous deux éclatent de rire dans la mer d’ambre, tandis que le disque rouge du soleil s’enfonce derrière eux. Rachel embrasse son fils dans le cou, puis le cale sur ses hanches. En sécurité dans les bras maternels, l’enfant se recule légèrement. Ses yeux se rivent à ceux de sa mère. […] Après avoir contemplé cette mère et son enfant en train de jouer dans les flots orangés, Dalton Voy est alors frappé par une révélation d’une froide simplicité : de toute sa vie, personne ne l’a jamais aimé ainsi, ne serait-ce qu’une seconde.
Un amour pareil ? Bonté divine ! Une telle perfection, c’en est presque criminel. »
Gone, baby, gone, page 14 – Dennis Lehane – Éditions Rivages/Noir.
Vous avez déjà la clé
Lehane confronte ici deux blocs émotionnels. D’un côté la description d’une scène pleine de douceur voyant mère et fils fusionner en un regard. De l’autre la subite conscience d’un terrible vide affectif que cette vision procure chez Dalton. Une émotion exalte l’autre. Simple, sobre, efficace. Le lecteur échouant à exprimer la profondeur d’un sentiment trouvera là matière à réflexion, et vraisemblablement ne tardera-t-il pas à reconsidérer la façon d’aborder son propos. Il suffit parfois d’un exemple, qu’on s’en inspire ou pas, pour comprendre qu’on détient déjà en soi les clés d’un problème littéraire.
La journée limpide de Kerouac
La nostalgie inventée
Certains livres inventent en nous un coin de nostalgie, un endroit que l’on reconnaît sans jamais y avoir mis les pieds – à considérer que l’endroit en question ait d’ailleurs jamais existé. Mais le côté universel d’une description, quand les mots justes sont trouvés par l’auteur, fait que d’une manière ou d’une autre, ce quartier-là, ce bout de banlieue, cette maison de campagne ou cette cabane dans la forêt existeront sitôt qu’on les évoquera :
« Il marchait tête baissée, plongé dans d’infinies cogitations intimes, parmi les incinérateurs fumants, ces fours en briques des arrière-cours de Denver dont, une fois que vous les avez vus, vous vous demandez pourquoi il n’y en a pas dans votre quartier, tant ils ressemblent à ceux de votre enfance, ils vous rappellent les samedis matin quand vous aviez six ans et que vous compreniez qu’une nouvelle journée limpide s’offrait à vous rien qu’en regardant par-dessus la clôture la pâle fumée du voisin qui brûle toujours quelque chose le samedi matin (l’après-midi il tape sur des clous). »
Visions de Cody, page 185 – Jack Kerouac – Éditions Folio.
La peinture fraîche du ciel
Dans cet extrait, Kerouac nous raconte tous les samedis matin du monde, les promesses qu’ils contiennent ou ont contenues ; il accroche nos rêves d’enfance aux clôtures du voisinage. Un bonheur simple et immense est blotti en ces quelques mots : « une nouvelle journée limpide s’offrait à vous ». On devine un ciel bleu qui sent la peinture fraîche, l’existence est neuve et familière entre fumée et clous. À hauteur d’enfant, on peut passer un coup de gomme sur la veille pour redessiner le lendemain ; barbouillée aux couleurs d’un espoir insouciant, sa description est un ailleurs fantasmé d’où le passé nous donne de ses nouvelles…