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La métaphore, la description dans les récits de voyage

Sommaire

La métaphore apporte sa part de sublime et d’aventure aux descriptions des récits de voyage. A travers trois exemples choisis de Nicolas Bouvier, Jack Kerouac et Sylvain Tesson, découvrez trois techniques puissantes pour créer des images dans l’esprit de vos lecteurs.

Cet article comprend trois parties, Celui-ci correspond à la troisième.
Voir la partie 1 : récit de voyage, l’aventure de sa propre écriture
Voir la partie 2 : Les écrivains voyageurs font reculer l’horizon

Soyez l’œil, parlez au cerveau !

À présent que nous avons un peu fait connaissance avec l’univers de quelques écrivains-voyageurs, il me semble utile d’étudier ce qui constitue l’une de leurs particularités, pour ne pas dire leur arme fatale : la description. Sans elle, le voyage tournerait court. Dépeindre un paysage sans que les mots le figent est tout un art. Dire ce que le regard embrasse est une chose ; raconter ce que l’œil transmet au cerveau en y faisant naître des émotions en est une autre.

Dans le premier cas, c’est un coup de pinceau sur une toile ; dans le second, c’est exposer une peinture dont on explique chaque détail afin qu’elle révèle le moindre de ses secrets… enfin presque, l’imagination de chacun devant faire sa part de boulot. L’écrivain est l’œil, le lecteur le cerveau. Ce qui les relie est un flux de pensées tressé par leurs connaissances respectives. Comment la connexion peut-elle s’effectuer entre les deux de façon optimale ? C’est ce que nous allons essayer de comprendre à travers plusieurs exemples. En route !

La puissance métaphorique de Nicolas Bouvier

« Monté avec Michael jusqu’au hameau de Gortnagapple : trois chaumières sans fumée entourées de touffes d’épilobes roussies par l’hiver. De là, descendant à pied vers l’ouest, on atteint une selle où la falaise rongée s’est affaissée en gigantesques éboulis que les tempêtes d’hiver repoussent chaque année plus loin vers l’intérieur. Des blocs de plusieurs tonnes ont été ripés dans les prés comme simples dés de poker. » (1)

Ces mots roulant comme des dés

Ce qui précède la dernière phrase de cet extrait est aussi important que la métaphore qu’elle contient. Sans ce vocabulaire préparatoire, l’impression d’une force statique ridiculisée par les éléments n’aurait pas autant d’impact. Ces « blocs de plusieurs tonnes » sont en effet présentés comme de monumentaux rejetons ayant quitté la mère-falaise. Des masses que rien ne semble pouvoir ébranler. On imagine donc sans peine la puissance de ces tempêtes d’hiver, presque des entités furieuses capables au terme d’une succession de pichenettes féroces d’expédier ces « dés de poker » au loin.

Des tonnes de métaphores

Le choix des mots utilisés dans la métaphore n’est pas moins anodin que celui de l’image employée pour frapper l’esprit du lecteur. Ainsi, « dés de poker » amplifie-t-il l’impression qu’en perdant leur ancrage dans la roche, « les blocs de plusieurs tonnes », sont littéralement devenus le jouet des tempêtes d’hiver. Si Bouvier avait écrit « ripés dans les prés comme simples cailloux », l’idée aurait été moins forte. Ramener les « blocs de plusieurs tonnes » à la condition beaucoup plus humble de cailloux resterait marquant, mais la notion d’une nature se jouant d’eux comme des enfants de billes est bien plus prégnante.

Comment une pensée devient indélébile

À talent égal, la description d’un endroit n’a aucune commune mesure entre celui dont la vision l’a saisi sur place et quelqu’un ayant tourné la page d’un album de photos pour le contempler. En Irlande, les métaphores se nichent sous des rochers que seul un écrivain-voyageur de la trempe de Bouvier est en mesure de soulever. À condition qu’il ait su au préalable enjamber des murets de rocaille derrière lesquels bêlaient des armées de moutons pour y parvenir. Quand écrire devient une lutte contre les éléments, exige des sacrifices de notre corps, l’encre se fortifie de ce que l’on ressent, et chaque mot tracé devient indélébile.

Envolées et lassitudes poétiques de Jack Kerouac

« On faisait un duo de clochards. On suivit durant sept milles la lugubre Susquehanna. C’est une rivière épouvantable. Elle est encaissée entre deux à-pics broussailleux qui se penchent, tels des spectres chevelus, sur ses eaux ignorées. Là-dessus une nuit d’encre. Parfois surgit sur la voie ferrée qui traverse la rivière le puissant feu rouge d’une locomotive qui illumine les falaises effroyables. […] J’ai cru que toute la sauvagerie américaine se trouvait à l’Ouest jusqu’au moment de ma rencontre avec le Spectre de la Susquehanna. Non, il y a de la sauvagerie dans l’Est. »

Entre l’hideux coule une rivière

Il y a comme un harassement permanent chez Kerouac, celui que la route lui inflige, contrebalancé par la façon dont elle l’exalte et lui apporte une vibration, une foi donnant l’impression qu’il pourrait parfois non pas soulever des montagnes, mais jongler avec elles. Sa littérature qui en même temps souffre et exulte l’a laissé pantelant à de nombreuses reprises, le jetant cent fois dans des fossés d’où cent fois il s’est extirpé. Cela nous vaut des passages comme celui qui précède, où sa poésie se désespère en adjectifs las et bougons. Il ne trouve rien à sauver aux abords de la Susquehanna, à telle enseigne que le lecteur répugnerait à emprunter ses berges desquelles il redouterait de glisser vers une hideur sans nom.

Le durcissement du talent

Dans le choix de ses mots et de ses images, il ne laisse aucune chance à cet endroit : lugubre, épouvantable, spectres chevelus, eaux ignorées, nuit d’encre, effroyables, sauvagerie… Essayez de trouver un motif d’espérer en lisant ça ! En comparaison, le Styx ressemble à une charmante rivière qui babille. Un voyage n’est pas à tous coups qu’un long émerveillement – ou alors vous avez sacrément de la chance. L’écriture se gorgeant de l’humeur du moment, là où la veille notre style florissait, le jour d’après il se rabougrit dans le constat sans joie de ce qui nous entoure. La réalité trouve souvent les mots qui nous échappaient alors que nous rêvions notre voyage plutôt que de le vivre. Chez Kerouac, cette instabilité littéraire n’altère pas le talent, sauf à le durcir.

L’arrière-cour de l’optimisme

« Les arrière-cours de Poughkeepsie par une journée claire, froide et douloureusement bleue de la fin octobre — un ciel qui paraît badigeonné de sucre, poivré, épicé et fumé pendant la nuit comme un jambon dont la couenne aurait çà et là conservé des brillances humides dans sa pigmentation. La ville de Poke, et ses arrière-cours aux lessives étendues à perte de vue parce que les merveilleuses épouses candides et tarte aux pommes (telle la femme de Cody dans le Frisco bancal), aux robes courtes, aux jambes nues et sexy ont tout naturellement décidé que lundi serait Jour de Lessive — le silence règne donc sur les ondulations mystiques de tout ce linge, plages de silence dans les arrière-cours. » (3)

Quand l’enthousiaste fréquente du beau linge

Lorsque le moral de Kerouac remonte – provisoirement – en flèche, cela occasionne a contrario des descriptions de ce genre, où un ravissement paisible s’invite tel un répit dans le tumulte. Les adjectifs claquent comme draps au vent frais de cette bouffée d’enthousiasme de l’écrivain. Avant de partager sa vision d’arrière-cours tendues de linge, il se fend d’une métaphore tout droit décrochée d’un étal de charcuterie puis qualifie les épouses de « tarte aux pommes » avec dans cette manière de les désigner comme une félicité gourmande. S’il ne faut pas systématiquement chercher une explication au choix d’une image, le fait que Kerouac n’ait pas toujours mangé à sa faim lors de ses longs trajets peut entrer en ligne de compte. Peut-être éprouvait-il aussi en écrivant ceci une sorte de satiété mentale, momentanément repu intellectuellement d’une joie simple, comme fréquemment chez lui.

La salive des mots

On le sait par ailleurs capable de se régaler en écrivant à propos de la nourriture durant une ou deux pages, et plus généralement, la vie lui met l’eau à la bouche. Les écrivains-voyageurs mentionnent souvent avec méticulosité leurs découvertes culinaires, qui sont les paysages de la saveur, quand ils ne vantent pas leurs plats favoris, voire leurs propres recettes, et Kerouac est sûrement l’un de ceux alimentant le mieux sa prose de cette façon. En cela, ils sont les inventeurs  – bien avant cette mode consistant à photographier le repas qu’on vous sert au restaurant – du partage virtuel de leur assiette. Là où un repas numérique n’aura pour seul atout que ce que l’œil appréhende plus ou moins bien, un plat raconté avec des mots qui dégoulinent d’un succulent jus littéraire possèdera un fumet sans égal. Ou l’art et la manière d’écrire avec la salive.

La géographie tubulaire de Sylvain Tesson

 « Ce voyage m’a été inspiré par ma passion des oléoducs. Les tubes m’obsèdent, les pipelines me ravissent. Je peux contempler pendant des heures les striures dessinées par leur réseau sur les cartes de géographie. On croirait les intestins de quelque dieu de l’énergie qui se serait fait hara-kiri devant les menaces de la pénurie d’hydrocarbures. Le long des tracés rectilignes, les pipes convoient une pâte visqueuse. L’huile fluide coule dans le tube en dur pareille au sang dans l’artère. L’entrelacs de ses serpents charriant le boudin noir des sous-sols ressemble à des veines qui irrigueraient le plus vaste organisme vivant : l’humanité. » (4)

La métaphore à échelle réduite

En se projetant dans son voyage, Sylvain Tesson métaphorise déjà, nous donnant à voir le déploiement des pipelines sous la surface de la terre comme le plus gigantesque système veineux au service de ceux qui arpentent la planète. À l’instar de Victor Hugo qui dans de moindres proportions comparait les égouts de Paris à l’intestin du Léviathan, les constructions humaines dont Tesson explique qu’elles pulsent sous nos pieds acquièrent un statut organique. L’auteur agrandira son propos après l’avoir exposé à l’échelle réduite d’une carte du monde, et comme on le constatera dans l’exemple suivant, n’abandonnera pas son goût de la métaphore une fois à pied d’œuvre.

Les métaphores philosophiques

« La certitude instinctive qu’on n’est pas voué à une longue vie fouette la volonté de vivre. Ceux qui préfèrent tracer dans le ciel un sillage de comète plutôt que dans le sol un labour de charrue vivent à un haut degré énergétique. Ils jettent le charbon de l’action jusque ras la gueule de leurs fourneaux internes. […] Trop parier sur sa survie, c’est rêver sa vie durant à un joli banc de bois, verni par le frottement des pantalons et sur lequel, comme les vieillards de Xanlar, on tuera le peu de temps qui reste en remâchant le souvenir du temps qu’on a perdu à rêver à celui qui allait venir. » (4)

Un vélo dans le vide des steppes

Ici, nul mont du Caucase à croquer pour Tesson, pas plus qu’à esquisser le contour de derricks ou de pompes s’inscrivant comme l’une des toiles de fond aux silhouettes hallucinées de son livre, non. « Seulement » les reliefs tourmentés de l’âme humaine dans ce qu’elle a de résigné et qu’il amalgame à sa pensée pour mieux en rejeter la fatalité. Certains rêves sont faits pour ceux que le monde endort, sécurisés dans l’absolue certitude que rien ne changera. Qu’un jour ne soit qu’un pis d’où pendouille la promesse d’un lendemain qui giclera comme le lait de la veille, déjà caillé d’habitudes. Tesson semble s’être parfois heurté à ces murs de renoncement où son imagination n’a pas rajouté une brique. Mais probablement cela valait-il le coup d’être confronté à ces steppes où le vide de la nostalgie happe un temps les emportements d’un voyageur à vélo… 

Derniers pas

Le moins attentif d’entre vous aura remarqué que le mot métaphore a pris ses aises dans cet article. À peine avais-je entrebâillé la porte pour nos trois voyageurs qu’il s’est engouffré à leur suite. C’est qu’allant de l’un à l’autre, de Galway à Bakou en passant par Harrisburgh, j’ai vu fleurir nombre d’images à flanc de falaise, sur d’arides terres pétrolifères, le long d’un cours d’eau hostile… la métaphore s’épanouit en tout lieu. Ce procédé (mot assez laid qui en produit de si beaux) est l’une des pièces maîtresses de la structure d’un récit de voyage. C’est le langage universel du voyageur, celui grâce auquel ses émotions sont instantanément traduites. Celui qui fait qu’on le suivra jusqu’à ses derniers pas s’il en maîtrise la grammaire inventive. Cette langue de l’esprit, vous ne l’apprendrez dans aucun manuel, d’ailleurs c’est inutile : elle chuchote déjà en vous…

Livres cités dans cet article

  • Journal d’Aran et d’autres lieux, Nicolas Bouvier, Éditions Payot & Rivages – Petite Bibliothèque Payot.
  • Sur la route, Jack Kerouac, Éditions Gallimard.
  • Visions de Cody, Jack Kerouac, Éditions Gallimard.
  • Éloge de l’énergie vagabonde, Sylvain Tesson, Éditions des Équateurs – Pocket.
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La description par Samantha Bailly

Samantha Bailly, née le 16 novembre 1988, est une autrice, scénariste et vidéaste française. Elle est présidente de la Ligue des auteurs professionnels et ex-présidente de la Charte des auteurs et des illustrateurs jeunesse

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