Le blog d'Esprit Livre

" Vous trouverez sur ce blog des informations sur les métiers de l'écriture, des chroniques littéraires , des textes de nos auteurs en formation, des guides et des conseils pour vous former, écrire et publier. " Jocelyne Barbas, écrivain, formatrice, fondatrice de L'esprit livre.

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L’inattendu dans l’écriture

Sommaire

Si bien des techniques existent pour retenir l’attention de votre lecteur, il en est une qu’il est bon de savoir mettre en œuvre pour le surprendre : la survenue de l’inattendu dans votre récit. Derrière ce terme un peu fourre-tout se cachent de nombreux procédés qui permettront de pimenter votre texte. Mais gare aux erreurs de dosage qui pourraient affadir ce sur quoi vous comptiez pour relever votre texte…

Coupables

L’arrière-goût de l’inattendu

L’un des cas les plus classiques en matière d’inattendu est le personnage du coupable. Dans une affaire d’assassinat, par exemple. Bien que faisant partie de celui autour duquel se multiplient les pistes censées aider à le démasquer, le personnage-coupable se planque peinardement d’un chapitre à l’autre jusqu’à ce que l’auteur dévoile son identité. Quand tout se passe bien, du moins. Si c’est le lecteur qui parvient à savoir de qui il s’agit avec certitude avant que cela ait été écrit noir sur blanc, il y a comme un arrière-goût d’effet raté dans l’air : l’auteur a ménagé ses efforts, mais pas le suspense, et encore moins le côté inattendu. C’est bien dommage. Aussi est-ce après l’avoir tancé vertement que nous allons voir quelles peuvent être les raisons d’un tel plantage.

Passeport et marque page

Comme pour tout ou presque, l’excès est mortel, c’est pourquoi on ne se privera pas de dire que trop d’indices tue l’indice. Si le lecteur ne doit pas en être sevrés, l’auteur n’est pas pour autant tenu d’afficher le passeport du personnage-coupable en couverture de son roman ni de fournir un marque-page sur lequel son nom serait inscrit. Sans compter que si toutes les preuves accablent un seul personnage et qu’il s’avère bien être le responsable du meurtre dont le livre est l’objet, le lecteur se demandera quelle est l’utilité d’essayer de résoudre une énigme alors que la solution est connue dès le départ. N’est pas Columbo qui veut pour donner de la saveur à une telle construction à rebours.

La grosse ficelle de l’échafaud

Pour le cas où ce ne serait pas une profusion d’indications qui désignerait le personnage-coupable aussi sûrement que s’il était pointé par le doigt de Dieu – comprenez l’Auteur –, ce pourrait être à l’inverse l’absence totale de soupçons pesant sur lui qui en ferait le choix numéro un du lecteur pour endosser ce rôle. Là encore, si ce statut de méchant s’imposait de manière trop évidente par un évitement systématique de motifs alimentant l’hypothèse de son éventuelle culpabilité, la ficelle serait trop grosse. Au point de s’apparenter à une corde de pendu au bout de laquelle les moins mesurés d’entre nous souhaiteraient voir se balancer l’auteur, parce que faut pas se ficher de notre binette non plus. Je finis mon nœud coulant et je poursuis.

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Le pourquoi de l’inattendu

L’inattendu révélé

Nous venons de voir les deux extrêmes où le personnage semble trop coupable pour ne pas l’être et trop innocent pour que ce ne soit pas lui qui ait fait le coup. Dans les deux cas, le lecteur s’ennuie ferme, l’inattendu n’ayant à aucun moment pointé le bout de son effarement. Pour que l’inattendu advienne, il est parfois nécessaire de lui associer une révélation qui tienne la route, et surtout pas un deus ex machina sentant le manque d’inspiration à plein nez. La révélation est la pièce cachée du puzzle sans laquelle son motif, dans les deux sens du terme ici, ne pourrait apparaître en entier. Amputé de la révélation, l’inattendu est un soupçon non confirmé, une hypothèse non vérifiée, bref, la plus méprisable des conjectures. Quelle horreur.

Le cadre de la légitimité

Une révélation ex nihilo ne satisferait pas le besoin qu’a le lecteur de voir tous les éléments d’un ensemble – notre puzzle – s’assembler pour justifier le mobile du personnage-coupable,  Cette révélation doit expliquer non seulement son geste, mais aussi placer sa personnalité sous un nouvel éclairage. Le caractère inattendu d’un acte grave perpétré par un personnage-coupable prend toute sa mesure en ne se bornant pas, notamment, à comprendre pourquoi il l’a accompli. Dans l’idéal, en connaissance de cause, le lecteur doit être incité à réfléchir sur la légitimité intellectuelle du personnage-coupable, c’est-à-dire celle n’intéressant pas strictement le cadre pénal.

Les choix

En mettant à la disposition de son lecteur le faisceau d’événements (ou l’événement unique) ayant provoqué un geste fatal, l’auteur se réserve des choix. Il peut orienter la pensée du lecteur en évacuant de sa révélation tout ce qui pourrait constituer une circonstance atténuante pour son personnage-coupable. Ou au contraire détailler ce qui l’a poussé à agir de telle sorte que le lecteur exerce un jugement plus clément à son encontre. Ou bien, et c’est peut-être ce qui marquera l’esprit de ce lecteur, le placer devant un cas de conscience le faisant s’interroger sur ce que lui-même aurait fait s’il y avait été confronté. Dans la même situation que lui, aurait-il privilégié la vengeance ou le pardon ?  En comprenant ce que le personnage-coupable a fait, et pourquoi, le lecteur peut ainsi être amené à questionner son propre choix. Ce à quoi il ne s’attendait pas, car oui, je m’accroche à mon sujet.

Une règle de l’inattendu

La logique de l’inattendu

Il y a une règle tacite dans la désignation d’un personnage-coupable. S’en écarter juste pour dire qu’on ne procède pas comme tout le monde relève dans la majorité des cas d’une façon de se distinguer des plus artificielles et, pour vous livrer le fond de ma pensée, un rien prétentieuse. Voici cet usage qu’on tentera donc de respecter du mieux possible : un écrivain se doit de fournir des indices cohérents et suffisamment nombreux pour stimuler l’intérêt de son lecteur tout en détournant subtilement son attention afin que ce dernier ne le devance pas dans la mise en place de la résolution. C’est sur cette base logique que l’inattendu s’épanouit le mieux. Pas sur une rétention d’informations handicapant la compréhension au prétexte de valoriser un effet de surprise en l’amenant par les voies les plus absconses. Quand on sait ça, on peut passer au paragraphe suivant l’esprit tranquille. Sauf ceux ayant des trucs à se reprocher, cela va sans dire.

La colombe et le lapin

L’emploi par l’auteur d’indices cohérents suppose qu’il ne va pas brandir sous les yeux médusés de l’assistance un homme-coupable (les femmes ne tuent jamais, elles règlent des problèmes) au sujet duquel ledit lecteur ne pourra que s’exclamer : » Mais c’est qui, lui ???!!! », ce qui est généralement assez mauvais signe pour la crédibilité de l’histoire. Un coupable n’ayant été vaguement évoqué qu’une fois au cours du récit par l’arrière-grand-oncle de la cousine du livreur de pizza du commissaire de police ne peut prétendre au statut de meurtrier envisageable. En résumé, si de grandes oreilles dépassent du chapeau d’un magicien, ce n’est pas une colombe qui doit finalement apparaître. Sauf si la colombe lui a posé un lapin, à la rigueur.

L’inattendu en deux actes

Quand l’inattendu ricoche

Je suis en train de lire un roman dont je vais me servir pour expliquer comment l’inattendu peut se manifester en ricochant sur un premier événement auquel on n’a été préparé qu’à mots couverts. Je vous remercie de ne pas me jeter de pierres à partir du moment où je vais déflorer ce qui ne constitue qu’un passage de 7 pages sur les 545 que compte Le destin miraculeux d’Edgar Mint. Je ne cite pas les noms des personnages et ne me sert que de ce qui est essentiel à ma démonstration. L’auteur, Brady Udall, a également écrit un sublime recueil de nouvelles, Lâchons les chiens. Bien qu’il me reste environ 200 pages avant de terminer Le destin… je vous recommande chaudement ces deux ouvrages et ceux évoqués plus loin, sauf celui dont je ne donne pas le titre pour une raison des plus valables, eh oui…

Debout là-dedans !

L’action extraite de Le destin… se passe dans un ancien fort transformé en école accueillant un internat. Au cours d’une nuit, les enfants qui dorment là sont réveillés par une rumeur insistante : on aurait trouvé un cadavre dans l’écurie désaffectée ! Branle-bas de combat dans le dortoir qui se vide de ses occupants à la vitesse d’un cheval au galop, puisque tout ce beau monde court en direction de ladite écurie. Quelques policiers et une ambulance sont sur place, aussi les élèves se planquent-ils dans les broussailles alentour afin de profiter du « spectacle ». Leurs attentes sont assez vite récompensées, car on ne tarde pas à sortir sur un brancard un corps dissimulé sous un drap, mais néanmoins reconnaissable à la faveur d’un petit incident lors de son transport.

Les hurlements du symbole

Une fois flics et ambulanciers repartis, les gamins se dirigent tous peu à peu vers le bâtiment d’où le mort a été décroché de la poutre à laquelle il s’était pendu. L’endroit, plongé dans l’obscurité, sent encore  « le crottin, le foin et le cuir en décomposition ». Les garçons pénètrent les uns après les autres à l’intérieur, qui allumant un bout de bois, qui un journal, et toutes sortes de flambeaux révèlent bientôt les sinistres détails du drame qui s’est joué il y a peu. C’est le premier instant inattendu, la raison pour laquelle leur sommeil a été écourté. Avec pour conférer un aspect saisissant à cette scène la description d’un objet hautement symbolique ayant appartenu à la victime du suicide et dont l’abandon hurle sa violente disparition.

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La conséquence imprévisible de l’inattendu

Brûlons, contemplons, crions

Ce qui arrive ensuite est aussi imprévisible que répondant à une forme de logique de groupe. Il aura suffi, pour on ne sait quelle mystérieuse raison, qu’un garçon mette le feu au reste de corde effilochée pendouillant encore de la poutre pour que les autres suivent le mouvement en brûlant tout ce qui est à leur portée. Rien ne sera épargné, et l’écurie en flammes finira par s’effondrer sous son toit incendié. Heureusement, aucun n’élève n’est pris au piège, et une fois dehors, le groupe paraît pris d’une transe collective. Chacun se met à hurler, à s’agiter frénétiquement en contemplant le gigantesque brasier, comme dans une cérémonie funéraire tribale.

L’alchimie inattendue

Franchement, quel lecteur aurait pu se douter que ces garçons sortis nuitamment du lit se livreraient moins d’une heure plus tard à un rite extatique improvisé ? Ni vous, ni moi, et si cela avait vraiment eu lieu, surtout pas eux ! L’inattendu naît parfois de situations où la rupture avec la normalité est favorisée par la juxtaposition de faits qui, pris indépendamment, n’auraient jamais engendré un dénouement paroxystique tel que celui-ci. Comme la réaction chimique de produits n’étant pas inflammables tant qu’ils ne sont pas au contact les uns des autres et dont on ne soupçonnait pas qu’ils le seraient si on les mélangeait. Ça tient un peu de ça, l’inattendu, d’une alchimie littéraire…

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Le narrateur va mourir

L’inattendu discutable

Une forme d’inattendu assez peu pratiquée, mais vu qu’elle a le mérite d’avoir été utilisée dans un de mes livres préférés de Joël Houssin, j’en profite pour la caser. Je balance certes sans frémir le nom de l’auteur, mais pas le titre du livre – je vous laisse vous débrouiller avec son œuvre foisonnante. Appelons-le « ? », si vous voulez. Je sais, c’est sympa de ma part. Ce serait bien dommage de dévoiler le pot aux roses étant donné que l’inattendu en question se caractérise par la mort du narrateur. Ah ? Oui, et donc forcément ce n’est pas précisément le genre d’issue qu’il est fastoche de voir venir.

Pas encore mort, mais pas loin

Pour être exact, le décès de ce personnage n’est pas décrit ni officialisé par une phrase du genre « c’est ainsi que mon trépas advint » (on sent toute la modernité de mon style, là), non, rien d’aussi solennel voire pompeux. Il s’agit d’une formule prenant appui sur la scène dépeinte par le narrateur. Rattachée au contexte de l’histoire, elle ne laisse vraiment aucun doute quant au devenir funeste de ce dernier. Je l’affirme avec d’autant plus de certainité (certitude, c’est très surfait) que je viens à l’instant de relire la phrase en question. Maintenant, si vous voulez bien ne pas me vouer aux gémonies pour une brève intrusion de ma vie personnelle dans cet article le temps que je note un truc : « Pense à racheter un exemplaire de ‘‘ ? ’’, le chien a bouffé la quatrième de couverture. Sale bête. »

L’honnêteté estomaquée

J’ai déjà évoqué dans d’autres articles presque aussi éblouissants que celui-ci le côté discutable du narrateur ne survivant pas à l’histoire dont il vient de nous faire le récit. Je comprends qu’on puisse considérer cette façon d’estomaquer son lecteur comme une malhonnêteté intellectuelle qui ne dit pas ses intentions. Je ne vais pas organiser un symposium sur le thème « La fin justifie-t-elle les moyens ? », juste me contenter de vous donner mon avis certes un rien tranché sur ce sujet, mais il faut bien nourrir le débat. Ma réponse tient en deux mots : ça dépend.

De rien, je vous en prie, c’est bien normal.

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À L’assaut !

La folle armée de Murakami

Avec Chroniques de l’oiseau à ressort, dont je ne remercierai jamais Haruki Murakami de l’avoir écrit, on a entre les mains le catalogue de l’inattendu. Éventuellement son mètre étalon. Je suis pourtant assez habitué – et friand – de lectures bien frappadingues (dis-moi ce que tu lis, je te dirai qui tu… euh, non, ça ne se vérifie pas à chaque fois, faut pas croire tout ce qu’on dit !), mais j’ai quand même le sentiment qu’avec ce bouquin les frontières de l’absurde jubilatoire sont repoussées très, très, très loin. Qu’elles dessinent un territoire non pas inexploré, mais n’ayant pas connu d’invasions littéraires significatives avant que Murakami déboule à la tête d’une armée d’idées plus folles les unes que les autres. Cruelles, aussi.

Revue d’effectifs

Cela ne disqualifie nullement des ouvrages aussi singuliers que Fata Morgana, de William Kotzwinkle ou quelque chose de génialement déboussolant comme l’est le recueil de nouvelles La fille aux cheveux étranges par le regretté David Foster Wallace : ces deux-là, entre autres, mériteraient sans discussion de chevaucher au grand galop dans les contrées de l’inattendu. Une recrue supplémentaire pour cette cavalcade extravagante ? Oh oui, Le pays du fou rire que l’on doit à Jonathan Carroll, pourquoi pas ? Il regorge de situations surprenantes se déroulant dans un univers à la fois jouissif et inquiétant de bizarrerie. Je laisse, pour mener cette horde sauvage, la parole au capitaine Stark du 22e de cavalerie, le fou furieux fonçant sans relâche sur l’ennemi dans l’hilarante bande-dessinée Les tuniques bleues : « Chargeeez ! »

Le camouflage de l’inattendu

Il arrive que l’inattendu se situe à un tel niveau d’éloignement de ce qui nous a été raconté tout au long d’un livre qu’il modifie pour partie la perception de ce qu’on tenait pour acquis. C’est le cas dans Lumière pâle sur les collines, de Kazuo Ishiguro. Les toutes dernières pages de ce roman d’une sensibilité troublante nous questionnent sur la part de faux-semblant imprégnant le moindre événement relaté au cours des chapitres précédents. Entre tentative de déstabilisation du lecteur et invitation à ce qu’il s’aventure au-delà de la lisière des phrases, la fin de ce roman peut aussi s’apparenter à une autorisation d’Ishiguro de remettre sa vérité d’auteur en cause. Peut-être parce qu’il n’assène pas les faits en tant qu’inamovibles repères, mais offre dans sa dernière ligne droite un espace de réflexion grâce auquel une remise en perspective de ses affirmations n’est pas exclue, voire au contraire encouragée. Nous avons assurément trouvé là notre spécialiste du camouflage !

L’arrivée des renforts

L’impensable évidence

Pour renforcer les bataillons, cette dinguerie science-fictionnelle qu’est L’homme qui mit fin à l’Histoire s’impose. Ce livre de Ken Liu est doté d’une ingéniosité folle mise au service d’un propos d’une originalité déroutante pour un genre dans le genre, à savoir le voyage dans le temps. Rien que pour ça, il camperait à merveille un porte-étendard de tout ce qu’on est à cent parsecs d’imaginer dans un récit de ce type d’ordinaire très codifié et ne s’embarrassant que rarement d’audaces sur le fond. Pourtant, une fois qu’on a été saisi de surprise, la seule véritable question est de se demander pourquoi personne n’y avait jamais pensé avant. La force de l’inattendu ne résiderait-elle pas au final dans notre besoin évident d’être pris au dépourvu par ce que nous aurions pu imaginer ?

Stupéfier la routine

Autre recrue, autre vertige narratif : La contrevie de Philip Roth place le lecteur au centre d’un carrefour où les destinées des deux personnages principaux se rejoignent après avoir pris des chemins différents, vécu chacun deux versions de leur vie, le tout orchestré avec la maestria digne d’un fin stratège. Ce pourquoi je bombarde illico Roth chef d’État-Major de l’armée de Murakami, ni plus ni moins. À plusieurs reprises lors de ma lecture, je suis resté comme deux ronds de flan au contact de son sens de l’inattendu purement « rothien ». Une stupéfaction admirative qu’un auteur devrait avoir à cœur de susciter aussi souvent que ça lui est possible, c’est-à-dire jamais de façon gratuite, mais toujours avec d’infinies précautions. Car l’inattendu fait partie de la routine qu’il casse…

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