C’est un art à maitriser que l’écriture du paragraphe ! Éliminez l’idée qu’il s’agisse d’un groupe de phrases séparé des autres afin de donner une chance de respirer.
Qu’on écrive un roman ou une nouvelle, le paragraphe englobe des spécificités communes aux deux genres dont on constate qu’elles ne sont pas toujours exploitées au mieux. Que ce soit au niveau de son intégration au sein du texte ou de sa structure interne, cette unité stratégique de l’histoire répond à des règles qui, si elles donnent l’impression d’être assimilées naturellement, ne sont pas forcément respectées dans les faits. Bien qu’il ne s’agisse pas de mettre un texte au pas les doigts sur la couture du paragraphe, du moins cela ne peut-il être contreproductif de donner à sa narration un supplément d’organisation…
Ces phrases qui ont quelque chose à dire
L’erreur fréquente commise lorsqu’on débute un paragraphe est d’oublier que sa première phrase conditionne les suivantes jusqu’à son terme. Ou de ne pas en tenir compte parce qu’on imagine que la composition d’un texte est le fruit d’une imbrication magique ne reposant sur aucun savoir-faire particulier. Pourtant, cette phrase initiale, notamment connue sous les charmantes désignations « phrase-sujet », ou « phrase résumante » ou encore, si je peux mettre mon grain de sel pour enrichir ce champ lexical, « phrase qui cause de ce qu’on va causer », cette phrase-là, quel que soit son doux nom, annonce bel et bien ce dont on va parler.
Le hasard sans strapontin
On serait donc bien inspiré de se souvenir de sa fonction directrice en tête du paragraphe. On s’en doute, ce préalable appelle un développement qui ne sera possible qu’en s’appuyant sur une méthode. À tous les coups, vous allez voir que bientôt il faudra bosser pour écrire, quel monde. Une fois admise cette effroyable réalité, il faut prendre conscience que ce que l’on va exposer dans un paragraphe devra l’être en songeant à ce qu’il faudra élaborer par la suite afin de prouver au lecteur la pertinence de ce que nous soumettons à son appréciation. On le voit, rien où le hasard puisse prendre place, pas même un strapontin.
De l’art des vertèbres
Autant dire que balancer une idée en se disant « On verra bien ce que je vais faire de ça » n’est pas le meilleur angle d’attaque. La phrase-sujet est le doigt pointant en direction de la conclusion vers laquelle votre réflexion doit être menée. Sans, à aucun moment, dévier de sa trajectoire. Pour conférer tout le sérieux indispensable à la bonne tenue de cet article, je pense qu’y glisser un terme médicalo-syntaxique pour me faire comprendre ne le desservira pas : méfiez-vous de la scoliose textuelle du paragraphe. Voilà. Si je ne décroche pas le bistouri d’or des arts et des vertèbres avec ça…
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Une idée, et une seule
Les ergots de la conversation
Si l’on considère le paragraphe comme un bloc indépendant dont il convient de délimiter rigoureusement le contenu, on doit veiller à ce qu’il ne s’achève pas avant que soit explicité sa phrase d’introduction. Et s’assurer qu’il n’empiète pas trop sur les platebandes du paragraphe suivant. Dans l’absolu, il peut certes arriver qu’il existe un effet de « contamination » d’un paragraphe à l’autre. Mais ça revient un peu à commencer avec une personne une conversation qu’on finirait avec une autre, soit un risque de sauter du coq à l’âne, ce qu’aucun fermier sain d’esprit ne se risquerait à faire. Alors partons plutôt de la règle tacite selon laquelle on se cantonnera à un paragraphe pour une idée, et les vaches seront bien gardées. Et passons justement au paragraphe suivant avant que cet article se transforme en tract pour le prochain Salon de l’agriculture.
Ne pas lâcher la proie pour l’ombre
Il est important d’avoir cette notion de compartimentation à l’esprit avant de commencer un paragraphe, comme si chacun d’entre eux était un wagon distinct des autres. Cela permet de circonscrire efficacement sa pensée, et pour cela lui conserver son unicité. Si ce cadre textuel strict est conçu pour qu’une idée et une seule y loge, il est courant qu’une idée en entraîne une autre, ça participe même d’un processus logique. Quand cela arrive alors que vous consacrez votre attention au déploiement de votre idée de départ, notez celle étant venue dans son sillage sans l’approfondir. Pourquoi ça alors qu’elle paraissait filer sur de si bon rails ? Changement d’aiguillage jusqu’à la stupéfiante explication ci-après.
Une idée seule en gare
Une idée évidente à mettre en œuvre prendra aisément ses quartiers dans votre esprit et supportera d’attendre son tour sans rien perdre de sa vigueur et de sa puissance. Si tel n’est pas le cas, c’est fort probablement parce qu’elle ne valait pas la peine que vous vous y attardiez au détriment de votre idée motrice. Comme on le verra plus loin, la dernière phrase d’un paragraphe peut servir à lancer une passerelle jusqu’à celui qui lui succède. Mais si l’on souhaite cadenasser son contenu, il faut garder à l’esprit que c’est la locomotive qui doit impérativement entrer en premier en gare, même seule. Tant pis si le wagon de queue raccroché au dernier moment reste à quai. Après tout, il ne transportait peut-être rien qui puisse nourrir un paragraphe.
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A priori ou a fortiori ?
A priori
Dans son livre Savoir écrire dans l’entreprise, Louis Timbal-Duclaux fournit une feuille de route pour la bonne conduite d’un paragraphe. Nous aurions bien tort de nous priver de ses lumières quand il dresse une liste des « quatre manières de construire un paragraphe », ces manières correspondant à « quatre formes de raisonnement ». Étudions dès à présent la première d’entre elles, « A priori, l’idée-clé en tête » que Timbal-Duclaux estime représenter « en moyenne près de 50 à 70% des cas » des paragraphes rencontrés. Voici comment L. T-D. définit son raisonnement : « Dans la structure a priori, l’auteur annonce son idée maîtresse en tête et la développe et la justifie dans le reste du paragraphe. Il peut enfin revenir sur elle pour assurer la liaison avec le paragraphe suivant ». Je vous ai évidemment dégoté parmi mes bouquins un exemple aux p’tits oignons pour illustrer le procédé qu’il préconise :
Le chien qui se mord la queue
« Good Yates était dans un triste état. Il titubait au bord de la route, les épaules voûtées, la bouche en sang, la tête cotonneuse et les tempes battantes. Il souffrait et délirait. Il ignorait où il se trouvait, ce qu’il faisait, et savait à peine qui il était. Par contre, il savait que si la douleur qui lui embrasait le crâne, pareille à une bête crachant le feu, ne diminuait pas bientôt, il allait se jeter sous les roues de la première voiture qui passerait pour en finir une bonne fois avec cette vacherie. »
Lâchons les chiens (nouvelle figurant dans le recueil éponyme) – Brady Udall – Éditions 10/18.
L’idée et son développement : Good Yeats a sévèrement morflé, et Udall entend bien qu’on n’ignore rien des souffrances que son personnage endure. La douleur est essentiellement concentrée au niveau de sa tête, alors tout ou presque y passe en une liste cabossée : bouche, tête, tempes et crâne sont mis à rude épreuve en trois lignes. En plus de mesurer l’étendue des dégâts, le lecteur s’interroge sur ce qui les a provoqués, Yeats étant trop déboussolé pour fournir le moindre indice à ce sujet. Puisqu’il s’agit du tout début de la nouvelle, en plus du développement de son idée, Brady Udall instaure d’entrée.
Retour sur la première phrase grâce à celle qui clôt le paragraphe et servira de transition : la souffrance est telle que le personnage semble capable d’y mettre un terme en envisageant un suicide routier. Va-t-il le faire ou pas ? En tout cas, cette possibilité qui naît dans son esprit est la conséquence directe de l’introduction nous le montrant bien mal en point, sorte de chien qui se mord la queue littéraire. Pour connaître la décision du malheureux Good Yeats, il faudra que le lecteur se rende au paragraphe suivant qui tend les bras à celui s’achevant ainsi.
Coup de tabac
Allez, je vous offre un second extrait trouvé sur un coin d’étagère, je suis en veine, c’est ma tournée (on est toujours plus généreux avec le travail des autres, c’est pas la moitié d’une vérité comme on dit) :
« Et puis juste après la tombée de la nuit, Mary s’est trouvée à court de cigarettes. Je la regardais du coin de l’œil fouiller dans les tiroirs comme une folle, regarder sous les coussins. Finalement, elle s’est levée et est partie dans le couloir en maugréant toute seule. Quand elle est revenue, elle nous a tendu un billet de vingt tout froissé et nous a demandé d’aller lui acheter une cartouche. Sandy a arraché le billet des mains et s’est levé, courant vers sa chambre. »
La vie dans le val (nouvelle figurant dans le recueil Knockemstiff) – Donald Ray Pollock – Éditions Libretto.
L’idée et son développement : la classique panne de clopes, un insoutenable coup de tabac sous un crâne au point que Mary, l’héroïne en état de manque, se livre à des recherches tant désordonnées qu’infructueuses, échec annoncé de la quête de son graal de nicotine. Pourtant, hors de question pour elle de crapoter le calice jusqu’au filtre comme le prouve son comportement frénétique (« fouiller dans les tiroirs comme une folle, regarder sous les coussins »).
Retour sur la première phrase grâce à celle qui clôt le paragraphe et servira de transition : on se dirige donc vers la phrase où le bifton de Mary ne va pas tarder à partir en fumée pour qu’elle s’en remplisse les poumons au plus vite. Pollock a conservé une cartouche en réserve pour atteindre sa prochaine cible, le paragraphe d’après.
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Les chemins de la logique
La pensée commune
On constate que la méthode a priori correspond à une pensée s’articulant logiquement et par-là nous est la plupart du temps commune ; d’où sans doute sa prépondérance sur les autres formes de construction du paragraphe. Notre réflexion progresse en effet généralement en fonction d’un événement qui s’est produit et dont on examine ensuite les répercussions. Cela semble la voie la plus confortable à emprunter. Néanmoins, comme les dernières parties de cet article vont tenter de le démontrer à la tranquille allure d’un empereur, tous les chemins mènent à Rome…
A fortiori
Je ne voudrais pas que le raisonnement A priori soit orphelin de son proche parent, bien que par nature éloigné de ce qui en fait la substance, j’ai nommé, ou plutôt Louis Timbal-Duclaux s’en est-il chargé : « A posteriori : l’idée-clé en queue ». Si comme, je n’en doute pas, vous avez saisi le mécanisme du premier, le fonctionnement de son pendant n’aura plus aucun secret pour vous dès que vous aurez compris le sens de rotation de ses rouages : « C’est la tactique inverse : l’auteur énonce d’abord ses arguments de bas niveau d’abstraction pour terminer sur l’idée-clé de plus haut niveau d’abstraction. Ici, c’est la dernière phrase qui est donc la plus importante. »
De Londres à Cayenne
La bibliothèque de mon bureau m’étant décidément d’une aide précieuse, j’y ai cette fois pioché L’homme qui s’évada, d’Albert Londres, qui va faciliter la compréhension de cette façon de composer un paragraphe à contre-courant. Je précise que le très court passage qui suit débute l’ouvrage, aussi je ne vous divulgâche rien de plus que ce que vous auriez découvert en ouvrant ce livre.
« Au début de l’année qui va finir, tout homme qui achète un journal put lire une dépêche provenant de Cayenne. Elle annonçait que le forçat Dieudonné, ‘‘ancien membre de la bande à Bonnot’’, avait trouvé la mort en voulant s’évader. »
L’idée et son développement : la simplicité de l’accroche recèle de quoi hameçonner la curiosité du lecteur, car il serait fort étonnant que soit mentionné l’article d’un journal s’il ne revêtait pas un aspect étonnant dans la révélation que logiquement on va nous en faire. S’il ne s’agit effectivement pas de la phrase essentielle du paragraphe, puisque se fondant sur l’acte banal de l’achat d’un journal et de l’une de ses dépêches, elle se révèle indispensable au renforcement de ce qui va être porté à notre connaissance immédiatement après.
Retour sur la première phrase grâce à celle qui clôt le paragraphe et servira de transition : en nous annonçant la mort de Dieudonné, l’élément du paragraphe destiné à frapper l’esprit, le retour au début s’effectue par une association d’idées : l’homme qui est décédé en essayant de s’échapper était un forçat. Puisque la précision que cela s’était déroulé à Cayenne avait été faite auparavant, le lien avec le bagne se fait de lui-même. Cette liaison repose avec ingéniosité sur l’impact dans l’imaginaire du grand public de ces terres de punition incarnées par Cayenne, Alcatraz, Sing-Sing, etc.
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Les ratés
La géométrie trouble
À force de tourner en rond dans mon bureau carré à l’affut d’un livre qui illustrerait le troisième raisonnement de L. T-D., je ne pouvais que tomber nez à neurones avec la géométrie intellectuelle si particulière du pessimiste génial qu’était Cioran. Sans oublier ses amitiés troubles émaillant son existence et, à l’instar d’un Céline, ses prises de position politiques plus que douteuses, il m’a paru intéressant de le faire se confronter à « A contrario : l’idée-clé au centre » s’exprimant comme suit :
« La troisième manière de construire un paragraphe consiste à opposer son idée à celle des autres. L’auteur commence par exposer l’idée adverse, puis il critique en montrant sa faiblesse, ce qui lui permet d’avancer ensuite la sienne. Ici, le basculement d’une idée sur l’autre se fait vers le milieu du paragraphe. Et la phrase-clé est celle qui exprime cette opposition. »
Aucune trace de réflexion
« En d’autres temps, le philosophe qui n’écrivait pas mais réfléchissait n’encourait pas le mépris ; depuis que l’on se prosterne devant l’efficace, l’œuvre est devenue l’absolu du vulgaire ; ceux qui n’en produisent pas sont considérés comme ‘‘ratés’’. Mais ces ‘‘ratés’’ eussent été les sages d’un autre temps ; ils rachèteront le nôtre pour n’y avoir pas laissé de trace. »
Syllogismes de l’amertume – Emil Cioran – Éditions Gallimard.
L’idée et son développement : les philosophes n’existant pas à travers une œuvre, soit la matérialisation de leur pensée, ne pourraient être les témoins de leur époque car ne laissant de la vision qu’ils en ont eue rien qui soit transmissible de la main à la main – je ne sais s’il faut y voir de la part de Cioran une condamnation de la perte de l’oralité souvent symbolisée en ce domaine par la raréfaction des griots et autres conteurs. Quoi qu’il en soit, l’absence d’un support écrit pour mettre en lumière une réflexion condamnerait celui qui la mène au statut de raté.
Le basculement et l’idée opposée : le point de bascule s’effectue lorsqu’il est souligné que lesdits ratés auraient été « les sages d’un autre temps », soit une inversion des valeurs telles que celles imposant l’œuvre comme une fin en soi. Puisque la réflexion n’est plus légitimée qu’à travers sa représentation matérielle, Cioran l’oppose à celle ne désirant pas s’inscrire ainsi pour, à sa façon discrète voire inexistante, racheter notre temps, sorte de représentation et de valorisation par l’abstraction.
Comme j’aime que tout soit bien rangé, je vais conclure de façon cohérente par le quatrième raisonnement de L. T-L. intitulé « En parallèle : en composant deux idées », qui se forme ainsi : « C’est la tactique inverse du a contrario : non plus opposer mais unir, en mettant en relief les ressemblances. Cela, par une analogie plus ou moins étroite entre la thèse à démontrer et une autre idée, qui peut sembler assez éloignée, mais dont l’auteur montre la parenté. »
Du vacarme dans le tunnel
« Un tunnel souterrain reliait l’infirmerie à l’annexe, assez large pour laisser passer un brancard à roulettes escorté de chaque côté par une infirmière. Il arrivait parfois aux mauvais sujets de jouer aux boules dans le tunnel, et le vacarme parvenait jusqu’à Jenny et Garp enfermés dans leur aile lointaine – comme si les cobayes, les rats et les lapins prisonniers dans le laboratoire du sous-sol avaient depuis la veille pris des proportions énormes et refoulé de leurs puissants museaux les poubelles tout au fond du tunnel. »
L’idée et son développement : Ici, il s’agit de démontrer l’existence d’un jeu interdit troublant la tranquillité des lieux par son côté extrêmement bruyant, cela en utilisant une image poussée jusqu’à l’exagération. Le fracas des boules dans le tunnel renvoie à la vision absurde d’animaux disproportionnés poussant des poubelles en produisant un vacarme identique. Une comparaison toute bête, en somme…
J’ai failli renoncer à trouver un exemple fonctionnant à peu près pour rendre justice au quatrième raisonnement de Louis Timbal-Duclaux. Mais comme cet article lui doit beaucoup, j’ai feuilleté nombre d’ouvrages avant de dénicher ce passage qui s’il ne répond pas complètement à mes attentes a au moins le mérite d’exister, n’est-il pas ? Il est. Bref, ne trouvant pas de parallèle, je me suis presque résigné à prendre la tangente…
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