« Soyez simple avec art. », disait Nicolas Boileau. Alléger son écriture, c’est accepter de renoncer à la tentation d’un mot dont on sait qu’il va déséquilibrer une phrase. Ainsi, les auteurs vigilants n’insufflent-ils jamais à un paragraphe plus d’air dont il a besoin pour respirer. Est-ce aisé d’y parvenir ? Associer le dépouillement du style à de la facilité est souvent la critique de ceux pour qui une idée ne saurait se savourer sans se livrer à une orgie de vocabulaire. Mais on va le voir, il est souvent plus compliqué de s’astreindre à une forme de minimalisme que de passer deux couches là où une seule suffit. Donner du relief, ce n’est pas surcharger, c’est fignoler…

Il faut beaucoup de riens pour faire un peu de tout

L’écriture de brocante

On se rappelle s’être dit qu’au fond, il était facile d’écrire comme Philippe Delerm. Ou tels autres écrivains évoquant le pas grand-chose s’agrippant aux petits riens routiniers ; ça ne demande pas beaucoup d’imagination, pense-t-on. Même le style paraît musarder d’un mot un peu usé à l’autre. C’est une écriture de retour de brocante. L’auteur s’est contenté de chiner ce qu’il y avait de disponible. Pas vraiment les invendus, mais on sent qu’il a fallu en dépoussiérer quelques-uns, rendre l’ensemble présentable.

L’assemblage anecdotique

Et avec ce maigre bric-à-brac textuel ? Assembler des moments anecdotiques patinés de l’usure d’un vieux procédé : amener la réalité au point de rupture où elle devient un rêve éveillé. Susciter des émotions qu’on n’a pas forcément soi-même vécues, mais que nous aurions notées si nous avions pensé que cela avait de l’intérêt. D’ailleurs, cela en a-t-il ? Qu’importe : on aurait fait du Delerm, avec l’aisance d’un monsieur Jourdain prosateur malgré lui, à l’insu de son talent, de gré ou de farce.

La lenteur à la loupe

Revenons à Delerm. Sa simplicité est rarement pressée. Peut-être détaille-t-on mieux dans la lenteur. On l’imaginerait sans peine promener sur ce qui l’entoure une loupe au manche corrodée et à la lentille fêlée, afin d’évoquer un vieil objet extirpé de la rouille du temps ou une scène déclenchant le flou des souvenirs :

« C’est presque toujours à cette heure creuse de la matinée où le temps ne penche plus vers rien. Oubliés les bols et les miettes du petit déjeuner, loin encore les parfums mitonnés du déjeuner, la cuisine est si calme, presque abstraite. Sur la toile cirée, juste un carré de journal, un tas de petits pois dans leur gousse, un saladier. »

Extraire le quotidien de son enveloppe

L’attente écossée

Ces trois phrases sont frappées d’immobilisme, dans l’attente d’une activité suggérée qui va en rompre le caractère figé : l’écossage des petits pois. Au concours de la situation la moins passionnante qui soit, le podium serait on ne peut mieux envisageable. Alors de quelle façon injecter un peu d’intérêt dans ce pensum ? Le bavardage autour du saladier pourrait égayer cette activité ; même pas : deux pages, deux lignes de dialogue. On n’est pas sortis de la gousse.

La curiosité extirpée

Pourtant, Delerm va parvenir à extirper ce je-ne-sais-quoi dont on s’étonne qu’il crée une curiosité en nous. Ça va vraiment ne parler que de petits pois ? Oui et non, et c’est sûrement là l’un des secrets que sa plume nous dévoile : tout est digne d’être raconté à condition de savoir en parler. Ah, ce n’est pas un secret ? Alors les choses les plus connues sont sans doute les moins utilisées, car c’est bien ce qui a participé du succès de son « petit » bouquin virant au phénomène littéraire. Comme quoi, le petit pois ayant empêché une princesse de dormir a également maintenu l’esprit du lecteur éveillé.

L’horloge du style

Entre heures incertaines et moment suspendu, deux aiguilles du style employées à chaque tour d’horloge de la littérature, Delerm vient glisser sa délicieuse trotteuse : «  […] cette heure creuse de la matinée où le temps ne penche plus vers rien. »  En situant d’emblée son lecteur face à un sablier tintant d’un vide étrange, l’auteur l’installe dans une temporalité sans boussole. C’est l’art de donner de la substance à ce que rien ne saurait matérialiser. Du vide, contenant en lui ce qui va suivre, un acte tangible, charnel, brièvement disséqué grain par grain.

La tranquillité inattendue

Aider à écosser des petits pois, c’est un échange ritualisé dont Delerm s’empare afin d’en restituer ce qu’il comporte de satisfactions : les silences qu’on ne rompt que par des sujets dénués de complications, la sensualité de fragiles rondeurs sorties de terre, la conscience de la félicité des instants éphémères ; la tranquillité qu’on n’attendait pas. Et tout cela, on serait passé à côté en se contentant d’un « ils s’installèrent de chaque côté du saladier rempli de petits pois et entreprirent de les écosser sans trop parler. ». Correct, mais sans charme.

Aider à écosser des petits pois, de Philippe Delerm, extrait d’une nouvelle contenue dans le recueil La première gorgée de bière et autres plaisirs minuscules, p. 13 – Éditions Gallimard, collection L’Arpenteur, 1997.

Intermède musical

La simplicité lumineuse de Francis Cabrel

Composer une chanson exige, pour un brillant résultat, une recherche d’efficacité. Et l’évidente nécessité qu’une rime scelle harmonieusement un couplet, qu’une syllabe n’entrave pas l’élan d’un refrain. On connaît des artistes pour l’immense richesse de leurs textes, que leur palette lexicale soit complexe ou pas. Pour cet article, on se passera de la musique en dépit de son rôle primordial afin de pleinement apprécier une œuvre. En revanche, bien qu’on ne puisse pas davantage l’entendre, on saura avec quel charmant accent les vers suivants résonnent : 

« On ira tout en haut des collines

Regarder tout ce qu’octobre illumine

Mes mains  sur tes cheveux

Des écharpes pour deux

Devant le monde qui s’incline »

 L’imagination élargie

Musique et poésie, images se faufilant entre les accords d’une guitare, voix dont l’accent s’embrume du spectacle qu’elle décrit… Nombre de chansons de Cabrel dégagent la puissante simplicité du vocabulaire de glaise dans lequel le monde est pétri. « Regarder tout ce qu’octobre illumine » élargit par exemple l’imagination grâce à la finesse d’un style n’ayant nul besoin d’épater le linguiste pour affirmer sa qualité d’évocation. Des mots communs, des gestes tendres, et des bouts de laine dans lesquels on s’emmitoufle pour, du sommet d’une colline, voir dans la mélancolie d’un instant fragile le monde courber l’échine.

Extrait de la chanson Octobre, dans l’album Un samedi soir sur la terre – Label Columbia, 1994.

La complexité de l’homme banal

Parfois, l’ordinaire est original

Dans Parfois l’homme, Sébastien Bailly ne laisse aucun répit à l’ordinaire et débusque le moindre terrier où l’homme amasse ses habitudes. Lui-même s’y réfugie pour y entreposer ses débris d’âme glanés de découvertes en expériences. Ainsi s’organise une glissade littéraire originale le long de l’existence d’un héros aux multiples incarnations. Au gré de brefs chapitres, résignation d’un jour comme triomphe d’un soir sont passés au tamis d’une introspection ironique et d’observations acérées.

Les peurs grotesques

Bailly déloge l’humour niché dans chaque repli des appréhensions humaines, usant de son style aiguisé pour racler les sourires accrochés aux angoisses. En atteste la façon dont il envisage l’apparition de cet obstétricien en chef qu’on solliciterait en urgence pour gérer un accouchement difficultueux :

« Il arriverait en short, une partie de tennis interrompue, en smoking, exfiltré d’un cocktail, en porte-jarretelles, mais ce serait plus rare et difficile à expliquer. » (p. 9).

 Naissance de la joie dans ses langes de marbre

Sans se moquer de ce ponte appelé à la rescousse, il dédramatise par la vision drolatique d’un mandarin en petite tenue un instant de tension. C’est cocasse là où cela aurait pu être tragique ; où ça l’a été tant de fois. Il n’élude pas le malheur et la tristesse pour autant, mais les convoque avec cet air de ne pas y toucher rendant nos peurs enfouies paradoxalement plus palpables :

« L’homme suit son premier cercueil. Et le gravier crisse entre les tombes abandonnées, et une plus récente, plus fleurie que les autres, toujours ; celle du mort d’avant, souvent. Mais petit à petit, on y vient moins changer les fleurs. Cela va aller vite. Comment peut-on  abandonner ainsi ses morts ? se demande-t-il en jetant sur le cercueil une rose blanche […] » (p. 83).

Les abandons fleuris

Il est facile au lecteur de s’imaginer à la suite de l’auteur dans ce cortège endeuillé. Et partager avec lui cette réflexion sur ce que disent les fleurs mourant après les hommes, et qu’on ne remplace pas. La simplicité, ici, est dans la justesse de la remarque et dans la conclusion aux allures de certitude qui la prolonge tandis que l’homme sacrifie à son tour à l’offrande florale. La peine juste éclose exhale la puissance du chagrin, puis se fane et en conserve les fragrances doucereuses, pot-pourri d’images entêtantes du passé. Même l’œil embué, Sébastien Bailly englobe avec lucidité la mort dans ses détails les plus révélateurs. La sobriété de son écriture capte en un regard l’inéluctable abandon des jardins funèbres.

L’homme et son double

L’évasion d’un cancre, le survol de l’instruit

Le chapitrage de Parfois l’homme, roman déployé en 109 courtes et délicieuses étapes existentielles, met l’homme du titre dans un état d’évolution permanente, jusqu’à être décliné en deux versions de lui-même au sein d’un chapitre le voyant confronté à une situation identique, notamment lors de la remise de devoirs scolaires notés. Il y a d’un côté la réaction du rêveur. Cette version de l’homme encore enfant ou déjà en phase estudiantine a scié les barreaux de sa scolarité :

« La note est pour le faible. Il ne saurait pas dire les siennes, il n’écoute pas quand on rend les copies. Il regarde par la fenêtre, détaille la nuque de sa camarade, juste devant lui, dévoilée par une queue de cheval idéale. Il est ailleurs. »

S’y oppose la version de celui se délectant de la connaissance sans cesse évaluée, même cadenassée par les murs d’un quelconque établissement d’enseignement :

« L’homme survole une matière, ou deux ou trois. Il a des facilités. Il est doué. […] Il enchaîne les idées, développe ses raisonnements, comprend les attentes, anticipe les questions. À l’aise à l’écrit, détendu à l’oral, il est habitué aux meilleures places. » (p. 37).

Extraits du roman L’homme Parfois, (p. 9, 37 et 83), de Sébastien Bailly – Éditions Le Tripode, 2024.

Apprendre la simplicité

Les arabesques de la plume de Bailly dessinent les poudroiements oniriques de la réalité ou crachent une encre caustique sur nos travers, mais toujours l’humour et l’émotion rôdent en ses pages. Parfois une référence rimbaldienne, un clin d’œil au chanteur Renaud ou une allusion à Gérard de Nerval seront saisis par le lecteur attentif, révélations furtives et sans prétention de la diversité de son bagage culturel. Comme l’a un jour affirmé la poète Olga Sedakova : « Pour être simple, il faut beaucoup apprendre »…