Parmi les romans qui nous ont marqués, les nouvelles dont la chute donne encore le vertige à notre mémoire ou les poèmes qui tant bousculent nos coeurs, il en est se distinguant par le sourire littéraire ayant éclairé notre lecture. Un rire, même, a parfois jailli dans le prolongement d’un paragraphe, d’un coup de théâtre ou d’une strophe. Ainsi nos lèvres s’étirent-elles secrètement et nos souvenirs s’esclaffent-ils dans le faux silence de notre esprit. On y repense sans raison, inexplicable gaieté héritée de livres parcourus au fil des années et dont je me suis demandé l’importance qu’elle revêtait dans le lien unissant l’écrivain et le lecteur…

L’écoute

Les plumes mordantes

J’aime à peu près tout ce que la littérature compte de genres, les multiples formes qu’elle prend, l’offre variée de ses histoires, les différents discours dont elle est le support. Que l’idée animant un auteur aille contre ma façon de penser ne me dérange pas à condition qu’aucune haine ne l’infuse. Les plumes mordantes perdent de leur justesse dans l’agressivité et de leur lucidité dans la méchanceté. J’accepte que les autres aient raison en n’écrivant pas selon ma vision du monde, car mes opinions ont besoin de tous les éclairages afin de ne pas devenir des croyances irréfléchies. Quel homme tolérant je suis, dites-moi ! Voire…

Le dégel des certitudes

Je serais beaucoup moins réceptif à ce qui ne s’inscrit pas naturellement dans ma manière de considérer les choses si ce qui s’y oppose était dépourvu d’un trait pour moi essentiel à l’intelligence : l’humour. Dans Les Misérables, Victor Hugo a écrit ceci : « Le rire, c’est le soleil : il chasse l’hiver du visage humain. » ; si je puis me permettre de prolonger cette jolie formule du grand homme, j’ajouterai que le rire est aussi le dégel des certitudes. Provoquer une sincère hilarité chez le lecteur tout en n’abondant pas en son sens, c’est déjà faire la moitié du chemin vers lui et l’inviter à ce qu’il effectue l’autre.

Rire avec son lecteur

Consentir à se rencontrer intellectuellement ne signifie pas que l’on cherche un accord ou un compromis, mais au moins d’être prêt à discuter. C’est rarement en hurlant qu’on se fait entendre, alors qu’un sourire glissé dans un  argument auquel on n’est à priori pas sensible le rend plus écoutable. Seulement, il est bon d’avoir à l’esprit cette autre citation attribuée à Einstein comme à Chaplin ; ma foi, les deux étaient brillants : « Ma souffrance est peut être la raison pour laquelle une personne rit mais mon rire ne devrait jamais être la raison pour laquelle une personne souffre. ». Ceci afin de souligner combien il est important pour un auteur de rire avec son lecteur, pas contre lui, aussi grandes leurs divergences de points de vue soient-elles.

Là où l’écrivain va

Le clin d’œil et la grimace

L’objectif d’un écrivain n’est certes pas de s’égarer dans des concessions fleuries de risettes pour plaire à tout prix à son lecteur. Démarche par ailleurs vaine, puisqu’on ignore  sur quoi les idées de l’un et de l’autre seraient censées se rejoindre. La littérature est un clin d’œil énigmatique, un geste de connivence incitant qui nous lit à nous suivre sans lui dire au préalable où on compte l’amener. Et quand au lieu d’une œillade c’est une grimace que l’auteur vous adresse, on le suivra si dans son rictus on devine la possibilité d’un sourire de sa part en cheminant à ses côtés.

La porte entrebâillée

Je l’ai évoqué récemment, j’ai lu il y a peu Un jardin de sable, d’Earl Thompson, où l’espoir est enfoui sous les hardes crasseuses de la misère la plus sombre. Où la dégueulasserie humaine se manifeste sous ses travers les plus rebutants. Où rien ou presque ne laisse entrevoir une perspective heureuse. Au mieux, on fredonne ses rêves dans le vacarme cauchemardesque d’une existence, les rendant inaudibles aux oreilles des propres héros maudits de cette histoire. Et pourtant, arraché à cette bourbe, un sourire brille parfois au cours d’une scène ; un lumignon qui l’espace d’un instant dévoile une porte entrebâillée dans le récit par laquelle un courant d’air non vicié pénètre.

Le prétoire du sourire

Fougue et malice

Si on ne doit donc pas enrober son discours de courbettes hypocrites, de bonheur trafiqué, le rire n’étant pas destiné à masquer la réalité du message d’un écrivain, exposer son propos avec quelques gouttes d’humour dans l’encrier ne le dénature pas. Dans un registre plus léger, la véhémence peut se parer de bons mots sans perdre de sa fougue, au contraire : le trait d’esprit désarçonne par sa vivacité. Et la malice, dans ce qu’elle a d’inattendu, peut emporter l’adhésion de son contradicteur même dans l’enceinte d’un tribunal. Eh oui…

Plaidoirie pour un horoscope

Maurice Garçon (1889-1967), célèbre avocat, eut par exemple ces mots pour défendre un « devin », accusé d’escroquerie en appel par le Parquet. L’aigrefin ayant, pour dire plaisamment les faits, consenti des rabais sur ses douteuses prestations divinatoires, voici comment Garçon présenta ces largesses de son côté afin de le défendre avec un rude culot, qui fit certainement naître des mimiques amusées chez ceux-là mêmes en devoir de juger le filou, astrologue à la petite semaine :

« À ce prix, la somme demandée ne correspondait plus qu’à une indemnité à peine suffisante pour couvrir les frais de papeterie et de correspondance. Lorsque le client, enfin alléché, avait répondu, il recevait un bel horoscope qui n’avait pas moins de huit pages. […] Dira-t-on que les renseignements étaient vagues et impersonnels ? Du moins ne pourra-t-on nier qu’on y trouvait du réconfort et des conseils excellents à suivre. […] Si l’horoscope ainsi établi paraissait formulé en termes trop généraux pour répondre à une préoccupation précise, on pouvait pour 15 nouveaux francs obtenir des précisions plus personnelles. […] Ainsi s’établissait parfois une correspondance au cours de laquelle Sirma (le « devin » ndlr) prodiguait d’excellents conseils sur les sujets les plus imprévus. »

En marge de Nostradamus- Le procès de l’astrologue – Extrait du plaidoyer du 16 mai 1939 de Maurice Garçon, p. 158 et 160, rapporté dans son livre Sur des Faits divers – Éditions Librairie Arthème Fayard.

L’aplomb et l’éloquence

Habile, l’expression voit dans chaque tournure l’aplomb le disputer à l’éloquence. L’ensemble est empaqueté avec maîtrise, chaque phrase renforçant le caractère indiscutable de celle la précédant. Maurice Garçon nous gratifie d’une démonstration qui, sous des dehors d’un sérieux imperturbable, laisse la facétie s’infiltrer entre les lignes sans déborder un instant les contours solennels de l’exercice. Tout en n’excusant pas la tromperie commise par l’oracle de pacotille, on peut admirer la maestria de celui chargé de le disculper.

La lueur des bons mots

La nonchalance étudiée du style

Je l’ai dit plus avant, il est préférable qu’une plume incisive crisse sans aigreur sur la feuille. Une saillie conservera le bénéfice de l’humour si on ne sent pas une crispation mentale derrière les mots. Une nonchalance étudiée dans la répartie est plus percutante qu’une rancœur non maîtrisée. Le sourire dans votre écriture est ce qui illumine votre propos, aussi vachard puisse-t-il être. Mettre sa verve en lumière plutôt que l’assombrir servira votre discours en soignant votre style. Jean Amadou, dans Je m’en souviendrai, de ce siècle !, fournit de très bons exemples de ce que l’esprit d’un auteur réserve de fulgurances éclairées :

« Georges Feydeau a une altercation avec un jeune auteur qui lui a envoyé sa pièce et auquel il n’a pas répondu. Le ton monte et le jeune auteur lance à Feydeau : ‘‘Et moi, tout célèbre que vous êtes, je vous emmerde.’’ Réponse de Feydeau : ‘‘Ah non, plus maintenant… j’ai fini de lire votre pièce.’’ C’est de l’esprit. Quand on annonce à Alfred Capus qu’un de ses amis est mort, il interroge : ‘‘Il est mort de quoi ? – On ne sait pas. – C’est normal, on ne sait déjà pas de quoi il vivait !’’  […] De l’esprit, Sacha Guitry en eut, ô combien, lui qui dit, à propos d’un écrivain accusé d’intelligence avec l’ennemi à la Libération : ‘‘Pourquoi diable en aurait-il eu soudainement avec l’ennemi ?’’ »

Quand l’humour débarque

Enfin, si au lieu d’être académiques les Palmes étaient zygomatiques, sans doute est-ce à cet anonyme dont Amadou nous confie le bon mot – peut-être son dernier – qu’on pourrait les décerner :

« Mais le mot d’humour le plus étonnant que je connaisse est anglo-saxon et anonyme. Il a été raconté par un GI qui participa au débarquement du 6 juin 1944 à Omaha Beach. Alors que la barge approchait de la plage, giflée par les balles de mitrailleuse et les éclats d’obus, il raconte : ‘‘Le garçon qui était à côté de moi, que je n’ai jamais revu par la suite, qui peut-être est mort quelques minutes plus tard, s’est penché à mon oreille et m’a dit’’ : ‘‘Ça doit être une plage privée, j’ai l’impression qu’on dérange.’’ »

Je m’en souviendrai de ce siècle !, chapitre Parlez-moi d’humour, p. 204, 205 et 206 – Jean Amadou – Éditions J’ai lu.

Les sourires parcheminés

Nous avons tous eu des joies littéraires, des phrases ayant un jour dissipé la grisaille de nos pensées soucieuses. Cette éclaircie resurgit parfois, et l’on se rappelle son éphémère éclat jeté sur des mots écrits par un auteur pour qui on a alors éprouvé une proximité émotionnelle. Les sourires de papier se froissent, se parcheminent, mais conservent en nos cœurs le charme nostalgique des pages qu’on a tournées…