Première partie
La poésie, flambeau éternellement vacillant des belles-lettres, fait figure de déshéritée du marché du livre. Même associée à la littérature des théâtreux, sa sœur d’infortune, elle plafonne à environ 1% du chiffre d’affaires des librairies françaises. Mais lorsqu’elle se défait de son corset d’alexandrins, romans et nouvelles l’accueillent volontiers sous des formes moins contraintes, notamment par le truchement des métaphores. Ce flirt littéraire s’imposant de lui-même, voilà notre belle infiltrée libre de fricoter à l’abri de paragraphes tout heureux d’être emplis de sa musicalité…
Quand la poésie a bonne image
Frederick Confucius
Vous connaissez probablement la phrase « Une image vaut mille mots » : elle a traversé les âges depuis le lointain Orient, où un philosophe chinois l’a un jour prononcée, immortalisant d’un coup d’un seul la finesse d’esprit asiatique. Merveilleux, vraiment. Sauf qu’on la doit en fait à ce petit malin de Frederick R. Barnard, un publicitaire américain qui, au début du XXe siècle, a flairé le potentiel d’une pensée « exotique » empreinte d’une sagesse millénaire. Peut-être pour vendre un pick-up ou un réfrigérateur, allez savoir. Confucius ne s’en est probablement jamais remis. J’en apprends des trucs en écrivant mes articles, dites-moi !
Métaphore sur ordonnance
Une autre formule, qui n’est pas apocryphe celle-ci, affirme ceci : « Une métaphore vaut mille mots » ; elle colle pile avec une partie du sujet nous occupant aujourd’hui. Henry Guérin Surville, un médecin français, en est l’auteur. Gloire lui soit rendue, car il m’a donné l’envie de fureter dans mes étagères afin d’y dénicher quelques extraits illustrant son propos. Je pense avoir butiné un beau butin. En opérant cette petite sélection, j’ai tenu compte du fait que les passages choisis auraient pour tout ou partie pu sans rougir intégrer un poème « classique ». Voici d’abord comment Julien Gracq évoque tour à tour la mer, la nuit et une île :
« Au milieu de ces eaux toutes vernissées de lune, et hérissée de ses joncs, elle s’allongeait devant moi comme un long liseré de fourrure sombre. »
« On eût dit qu’elle ne devait pas finir : toutes choses reposaient dans l’intimité noire d’une cloche de ténèbres ; les feux endormis naviguaient dans le brouillard avec un calme et une fixité d’étoile. »
« […] une sorte de donjon ébréché et ébouleux, d’un gris sale, qui portait ses corniches sourcilleuses au-dessus des vagues à une énorme hauteur. Des nuées compactes d’oiseaux de mer, jaillissant en flèche, puis se rabattant en volutes molles sur la roche, lui faisaient comme la respiration empanachée d’un geyser »
P. 41 et 282 de Le rivage des Syrtes – Julien Gracq – Éditions Corti.
Calliope et Gracq
On sent le souffle de Calliope dans les mots de Gracq. La Grecque pour Gracq ? Logique ! Quoi qu’il en soit, sûrement la muse aurait-elle approuvé des tournures telles que « ces eaux toutes vernissées de lune », « l’intimité noire d’une cloche de ténèbres » ou « la respiration empanachée d’un geyser » pour ne citer que celles-ci. Si l’on désire trouver à son tour de l’inspiration afin de parfaire son écriture poétique, avoir Le rivage des Syrtes à portée de main est l’assurance de ne jamais manquer d’exemples à étudier pour dire les choses comme elles doivent être rêvées.
En armure avec Calvino
« Raimbaut eût aimé se joindre à cette foule qui peu à peu s’ordonnait, se formait en escadrons et compagnies, mais tout ce bruit de métal entrechoqué retentissait aux oreilles du jeune homme comme un vrombissement d’élytres d’insectes, un crépitement de carapaces sèches. »
P. 27 de Le chevalier inexistant – Italo Calvino – Éditions du Seuil.
Tiens, Raimbaut ? Pas le même. Mais dans sa perception de l’armée de chevaliers se mettant en branle s’exerce l’esprit d’un troubadour, une écriture non poétisée se serait contentée de l’informatif « un bruit d’insectes ». C’est en le hissant au rang de « vrombissement d’élytres d’insectes, un crépitement de carapaces sèches. » que Calvino non seulement enjolive son style, mais offre une vision décalée qui parle à l’imagination du lecteur. La poésie est ici contenue dans ce décalage, porte dérobée menant de la réalité à une vision fantasmée.
La transformation des mots
Le manteau usé
Un auteur souhaitant enrichir son écriture aura de temps à autre tout intérêt à transformer les mots ordinaires en une évocation puisant dans un registre langagier plus inattendu. Tout le monde connaît ce cliché relatif à la neige du « manteau blanc recouvrant les champs ». Dans son Dictionnaire des clichés littéraires, Hervé Laroche nous dit ceci : « Le cliché résulte de l’imitation répétée d’une expression ou image originale, jusqu’à aboutir à une forme d’abstraction, avant de sombrer (cliché) dans le ridicule. ». Retenez bien le dernier mot de cette phrase. Ça vous évitera d’y sombrer.
Un talent monstre
Bien plus inventif, et valant quasiment signature de l’écrivain, le Léviathan devint le temps d’un célèbre chapitre la créature de Victor Hugo. Quel talent avait son imagination pour que les égouts de Paris soient ainsi arrachés aux entrailles du monstre mythique ! La poésie ne se cantonnant pas aux fleurs et aux petits oiseaux, et la neige au blanc manteau, la métaphore trouve en prose ses plus belles pages cauchemardesques :
« Cette colossale éponge souterraine aux alvéoles de pierre se laisserait-elle pénétrer et percer ? Y rencontrerait-on quelque nœud inattendu d’obscurité ? [… Il l’ignorait. Il se demandait tout cela et ne pouvait se répondre. L’intestin de Paris est un précipice. Comme le prophète, il était dans le ventre du monstre. »
Extrait du chapitre « L’intestin du Léviathan », dans Les Misérables – Victor Hugo – Éditions Folio.
Une rime supplémentaire
« Une colossale éponge souterraine aux alvéoles de pierre », voilà qui ne dépareillerait pas l’une des strophes d’un poème épique où un destin se joue dans de grandioses envolées héroïques. Les connections entre les genres participent de la vitalité de la littérature, chacun régénérant l’autre, l’écriture poétique étant une rime de plus à l’expressivité, alors ne vous en privez pas.
Pour conclure cette première partie, laissons la parole à Antoine Albalat :
« La métaphore est une image résultant d’une comparaison sous-entendue. Mais une image n’est pas toujours une métaphore. L’image est une manière forte d’écrire, une façon de rendre un objet plus sensible. »
La fois prochaine, nous verrons donc, notamment, comment employer la manière forte. D’ici là, merci de rester sages. Comme des images…