En mal d’inspiration ou pas, un auteur possède avec le fait divers une manne inépuisable apte à nourrir son imaginaire. Qu’il s’en empare avec pour objectif d’en effectuer le récit complet, ou s’en serve pour grappiller quelques idées afin de débuter une histoire, cette lecture du réel s’intègre à toutes les structures narratives. Glissé sous forme d’anecdote dans un dialogue, point de départ d’une intrigue, ou prétexte d’une réflexion en marge d’une œuvre, le fait divers est une herbe littéraire sauvage arrachée au fossé de la routine…
L’approche du fait divers
Une matière accessible
De sang-froid, Le chant du bourreau, l’Adversaire, Les mille et une vies de Billy Milligan, les exemples de faits divers devenus des livres à succès ne manquent pas. Certes, n’est pas Truman Capote, Norman Mailer, Emmanuel Carrère ou Daniel Keyes qui veut, mais il est justement rassurant de constater que les tout meilleurs se soient inspirés de ce qui est accessible à tous pour bâtir une œuvre d’exception. Ou quand la matière première de l’écriture attend que le talent la cueille. En prenant soin de préserver ses racines.
Le champ du fait divers
De même que ce n’est pas en survolant un pays qu’on en connaît les habitants, se cantonner à l’apparence ne suffit pas à capter l’essence d’une histoire. C’est ainsi que ces auteurs se sont approchés d’un fait divers à la manière dont on se dirigerait vers lui en parachute, voyant d’abord la courbe de son horizon, puis se dessiner la mosaïque des parcelles le composant, avant que ce qui de loin ressemblait à un petit rectangle jaune se révèle, une fois qu’on a atterri au beau milieu, un immense champ de colza. Ou de mines. Mais conservons plutôt l’image du champ de colza au risque de nous éparpiller.
Vision globale et nuances
Cette métaphore hardie du parachute dit l’importance d’avoir une vue d’ensemble puis de parvenir au plus près de ce qui se passe pour en percevoir les nuances. Rester à la surface des choses viderait de son sens la démarche consistant à se saisir d’un fait divers. La pensée a besoin d’autres perspectives que celle fournie par un angle journalistique, bien qu’on puisse s’en inspirer ou pour le moins s’y référer. Aux faits, à l’examen des interprétations, à l’analyse des causes et des conséquences, etc., la littérature doit être une valeur ajoutée ne dénaturant pas la véritable histoire. Le tout participe du nécessaire travail permettant d’exploiter au mieux le potentiel d’un fait divers.
Le fait divers, un incontournable investissement
Quand un fait divers ne manque pas de personnalité(s)
Dans Les mille et une vies de Billy Milligan, sans rien divulgâcher, tout part d’un fait divers parmi les plus abjects puisqu’il s’agit de l’arrestation d’un homme auquel plusieurs viols sont imputés. Ici, ce n’est pas l’acte mêlant écœurement et fatalisme qui retiendra l’attention de Keyes, mais la personnalité de celui suspecté de l’avoir commis. En effet, sous le crâne de Milligan, 24 identités se bousculent, colocation mentale des plus fascinantes dont l’auteur s’attachera à dresser un état des lieux.
Prendre le temps du fait divers
À la fois étourdissante et rigoureuse, cette étude d’un esprit dont la complexité obéit à une étonnante hiérarchisation a exigé un considérable investissement de Keyes pour la mettre en récit : « La totalité de ce que je raconte dans ce livre m’a été fournie par Milligan lui-même quand il avait fusionné, par certaines de ses personnalités et par soixante-deux autres personnes qui l’ont connu et croisé à diverses époques de sa vie. », explique-t-il dans la préface ; en tout, il y aura consacré deux ans de son existence.
La persévérance comme respect du fait divers
On le voit, pour creuser son sillon en profondeur, Keyes ne s’est pas limité à tirer des conclusions de deux ou trois articles. Il s’est au contraire astreint à restituer minutieusement tous les éléments de l’enquête qu’il a pu avoir à sa disposition et à récolter le plus de témoignages possible. Ceux ne souffrant d’aucune contestation tout autant que d’autres ayant suscité des questionnements quant à l’éventualité selon laquelle Milligan aurait pu simuler sa personnalité multiple. Plus de 600 pages brillamment structurées en un livre atypique où l’observation d’un phénomène mental sidérant tient le lecteur en haleine grâce à la persévérance et l’intelligence de Keyes. La marque de celui respectant son sujet.
L’investigation artistique
La place de l’écrivain dans le fait divers
Il me semble important de mentionner le positionnement de Keyes dans ce livre : si l’on excepte la préface et l’épilogue où il explique sa démarche, il n’est pour ainsi dire jamais mis en avant. Dans le bouquin, il n’apparaît qu’à la fin du premier tiers, quand le docteur Caul, celui assurant principalement le suivi psychiatrique de Milligan, décide de faire appel à lui pour écrire l’histoire de son patient. Keyes ne se met que très rarement en scène comme personnage du récit, et se désigne toujours sous le terme « l’auteur ».
Être plus ou moins présent
À l’inverse, dans L’adversaire, Emmanuel Carrère parle de lui-même à la première personne, et « intervient » plus souvent dans l’histoire, sa relation avec Jean-Claude Romand prenant davantage de relief que celle de Keyes avec Milligan. Je ne mentionne pas cette différence d’approche avec pour objectif d’en juger une plus pertinente ou plus « efficace » que l’autre. À mon sens, les deux fonctionnent à merveille et réclament au bout du compte la même somme d’efforts proportionnellement au nombre de personnes concernées.
Le Nouveau journalisme
J’attire simplement l’attention sur le fait qu’il n’existe pas une manière unique de procéder dans la relation d’un fait divers. Je ne saurais affirmer avec certitude que ces deux méthodes tiennent de ce que Tom Wolfe a appelé le Nouveau journalisme, qu’il résuma notamment par la formule L’investigation artistique – « L’enquête est un art, soyons juste des artistes », a-t-il dit. Le cheminement intellectuel de ces écrivains semble en tout cas les inscrire dans cette veine, de même qu’on a volontiers apparenté Truman Capote et Norman Mailer à ce genre pour respectivement De sang-froid et Le chant du bourreau.
Qui que vous soyez, écrivez
La course de la plume hors du tiroir fermé
Il n’est sans doute pas à la portée de n’importe qui d’écrire, à partir d’un fait divers, une œuvre qui fasse date. Mais ce domaine bien spécifique offre à des auteurs autour desquels on ne bâtirait pas forcément une bibliothèque une opportunité de s’exprimer. Des gens comme vous et moi, ne prétendant pas maintenir captif un génie littéraire dans quelque tiroir secret de leur bureau et qui exaucerait leurs vœux d’excellence dès qu’on l’ouvrirait. Des personnes cependant capables de faire agréablement courir une plume sur le papier afin de servir au mieux leurs qualités de conteur. Quelqu’un comme Pierre Bellemare, par exemple.
Du papier au micro
Si Pierre Bellemare écrivait lui-même, il a aussi su s’entourer de différents auteurs apportant chacun leur pierre à l’édifice de faits divers qui, parmi de nombreuses autres activités, lui valut une solide notoriété dans ce genre. Sa voix si reconnaissable, son débit particulier et ses pauses dramatiques soigneusement étudiées ne firent que conforter, en effectuant des allers-retours entre papier et micro, son statut de collecteur d’événements.
Ces miettes délicieuses
De ses Dossiers extraordinaires à ses Dossiers incroyables en passant par les C’est arrivé un jour, il imposa un style : celui du gars qui tire une chaise sous la véranda et, sur le ton de la confidence passionnée, commence à vous révéler une histoire hors du commun, mais vraie, comme s’il en avait été témoin ou s’y était trouvé impliqué. C’est là tout un art que, par l’écrit ou la parole, on invite le lecteur à se sustenter des miettes tant surprenantes que délicieuses d’un festin, ce que les faits divers sont à l’actualité…
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