Horreur ! Quoi, que se passe-t-il ? Oh, rien de grave, je mettais juste en exergue le sujet de cet article : l’effroi littéraire, les romans aux pages telles des plaies suturées de fils d’écriture. Quoi d’autre ? Les chapitres qui se referment en un effroyable grincement de couvercle de cercueil aux gonds volontairement mal huilés, l’art de ponctuer la souffrance d’un point d’éventration. Vous en voulez encore ? Des paragraphes qui hurlent de terreur aux oreilles du lecteur, les histoires qui finissent beaucoup plus mal qu’on ne le redoutait… la peur, quoi. Bref, je cherchais un thème estival distrayant, alors aucun doute : on va bien s’amuser…

Des histoires avant d’aller au pieu

Entrez donc, le comte va vous recevoir…

En 1897, avec son Dracula, Bram Stoker plante ses canines acérées dans le « néogothique » dont Mary Shelley avait déjà préparé l’apparition près de quatre-vingt ans auparavant (1818). Fer de lance du gothique, elle avait alors imaginé un rafistolage de morceaux de chairs mortes resté célèbre. L’aristocrate amateur de sang et la créature façon puzzle ne sont certes pas les premiers d’une lignée d’innombrables « monstres » ; mais Vlad l’empaleur et le rejeton mal assemblé du docteur Victor F. demeurent des figures incontournables du fantastique.

Les battements d’ailes de la créativité

S’ils n’en sont pas les précurseurs, Dracula et Frankenstein sont donc des noms qui resteront à jamais inscrits dans les pierres fondatrices de ce genre. L’éternel écho du burin maudit qui les y a gravés hantera leur traversée des siècles littéraires. John Polidori, s’inspirant d’un brouillon de Lord Byron, devança cependant Stoker de plusieurs battement d’ailes de chauve-souris, faisant paraître en 1819 la nouvelle The Vampyre qu’on n’hésitera pas très longtemps à traduire par Le Vampire pour peu qu’on s’imagine être bilingue.

Le passager clandestin

En France, les bourrasques d’idées ténébreuses de Charles Baudelaire – on connaît son admiration pour Poe –, Guy de Maupassant, Charles Nodier, et Villiers de l’Isle-Adam entre autres, ont rejoint en tanguant tout en y embarquant eux-mêmes ce que Marcel Schneider nomme, parlant du fantastique, « le passager clandestin du vaisseau-littérature ». Maupassant y fréquenta la folie dans Le Horla, Villiers de Adams y exposa la cruauté lors de ses contes, quand Nodier, hors de ses propres travaux dans le domaine, nous expliqua la nécessaire existence de ce genre  un peu à part, mais dont l’apport est incontestable à plus d’un titre :

« Si l’esprit humain ne se complaisait encore dans de vives et de brillantes chimères, quand il a touché à nu toutes les repoussantes réalités du monde vrai, cette époque de désabusement serait en proie au plus violent désespoir et la société offrirait la révélation effrayante d’un besoin unanime de dissolution et de suicide. Il ne faut donc pas tant crier contre le romantisme et le fantastique. Ces innovations prétendues sont l’expression inévitable des périodes de la vie des nations et, sans elles, je sais à peine ce qui nous resterait aujourd’hui de l’instinct moral et intellectuel de l’humanité ».

De l’utilité de la peur

Nodier, cité ici par Schneider dans son impeccable ouvrage Histoire de la littérature fantastique en France, avait tenu là les propos visionnaires de ce que le fantastique peut avoir de salutaire. Cueillies dans l’air de son temps, ses paroles volètent hélas encore avec pertinence dans les tourbillons de rage de notre société actuelle. Le fantastique, les récits d’horreur et les contes terrifiants catalysent nos peurs en même temps qu’ils les exorcisent, ou du moins nous permettent d’y faire face en les comprenant mieux.

Ces peurs littéraires qui nous courent après

La boussole du malheur

La terreur a des symboles littéraires bornant un chemin dont on prend la direction ou dans lequel on est déjà engagé. Revenir sur ses pas nous oblige-t-il à cesser définitivement d’aller de l’avant, ou cela permet-il davantage d’évaluer l’épaisseur du mur vers lequel on fonce ? Dans l’idéal, le fantastique et les peurs qu’il brasse devrait constituer un axe de réflexion pour prendre du recul – et dévier d’une trajectoire peu opportune.

On nous avait prévenus

Mais voilà : L’Orange mécanique de Burgess, c’était hier, et nous en mâchons aujourd’hui l’écorce amère. Qu’il me soit donc permis une grimace de pessimisme quant à notre faculté à tenir compte des avertissements lorsque d’avance on condamne leur sérieux en raison de leur appartenance à un genre. La science-fiction et ses prévisions alarmistes ? Billevesées ! Les histoires de zombies et leur sous-texte sociétal ? Calembredaines ! Le fantastique comme rempart contre la médiocrité et l’avilissement comportemental ? Sornettes ! C’est curieux, j’ai pourtant l’impression que la loi de Murphy n’a jamais vraiment cessé d’avoir le vent en poupe…

L’assimilation des codes de la peur

Certains classiques du genre ont perdu leur capacité à effrayer. L’innovation narrative des récits ménageant un suspense alors jamais éprouvé, l’inventivité de leur bestiaire bousculant l’imaginaire, les décors lugubres à souhait sublimés par les visions d’orages dantesques ou de nuits sépulcrales qui mettaient les nerfs du lecteur à vif, l’ensemble associé à une violence trouvant dans des descriptions de plus en plus précises un effet optimale, tout ces codes ont été assimilés au cours des décennies.

La peur et ses mutations

Changements

Bien qu’il existe de nombreux chefs-d’œuvre où le charme opère quasiment avec la même prégnance qu’auparavant, des livres considérés comme d’incontestables réussites pour leurs intrigues angoissantes ont ainsi été injustement dépréciés. Cela dit, ce serait nier de nouvelles façons de lire dont il faut tenir compte que de refuser de remplacer « injustement » par « naturellement » tant l’écriture a pu muer. Le « beau » est moins boursouflé, le rythme plus maîtrisé, le romantisme déserte les manoirs pour éclore dans les impasses ténébreuses.

La qualité périssable de l’écriture

Moins que de la nostalgie, c’est la lucidité qui incite à dire que des styles ont vieilli ou, disons, supportent moins bien le jugement du lecteur issu d’une époque où l’on se hâte. Le Tour d’écrou d’Henry James ou La légende de Sleepy Hollow de Washington Irving, parmi tant d’autres œuvres, illustrent cette dégradation temporelle de la qualité. L’intégration de tout ce qu’ils ont apporté au genre a banalisé l’originalité même de ce matériel littéraire neuf. Ce processus normal dans un monde en constante évolution-adaptation-recréation a bien sûr ses limites.

L’ancrage du pire

Les croquemitaines ne peuvent ainsi réinventer la peur. Si c’est la manière de la mettre en œuvre qui guide les émotions, les leviers sur lesquels elle agit sont eux immuables. La crainte de la douleur, l’inconnue suscitée par l’après-mort, l’inquiétude face à la normalisation de la sauvagerie, le sentiment croissant que ça n’arrive pas qu’aux autres, la gratuité de la barbarie, etc., il n’y a historiquement rien de neuf dans les meilleurs bouquins évoquant ces sujets. À différents degrés d’acceptation, le pire est ancré en chacun d’entre nous, car il a déjà eu lieu et est inéluctablement amené à se répéter. La monstruosité change de forme mais ses proies sont les mêmes.

Les mots de la peur

Le discours de l’horreur

Les dystopies et les récits post-apo mêlent quant à eux le réel et le fantasme, entre ce qui s’est déjà produit et la destinée chaotique dont on nous menace qu’elle adviendra fatalement. Jusque dans le langage familier, où l’on a tendance à de moins en moins relativiser les choses : on parlera d’une « véritable scène de guerre » pour une « simple » fusillade, d’un génocide pour un massacre, d’un conflit planétaire pour d’importantes tensions militaires internationales, de l’impression qu’un quartier a subi « l’équivalent d’un bombardement » suite à la destruction totale ou partielle d’un immeuble vétuste consécutivement à une fuite de gaz. Le discours de l’horreur est souvent une sidération hurlante.

L’outrance dont a besoin la peur

Comme s’ils ne se suffisaient pas à eux-mêmes, les drames et les atrocités engendrent parfois des commentaires outranciers. La peur s’épanouit justement dans l’exagération et dans les mots qui en amplifient artificiellement les causes et les conséquences. En étirant ses ramifications jusqu’à leur permettre de dépasser ce qu’il reste de rassurant dans la réalité, on atteint une zone inconfortable de l’imaginaire. C’est là tout le travail d’un écrivain jouant sur les peurs : en présenter la version la plus laide pour défigurer l’espoir et faire admettre à son lecteur la certitude de l’impensable.

55 millions de raisons de se méfier des Norvégiens

Un type bien ?

En littérature, la peur ne rechigne pas à faire de temps à autre ses emplettes au rayon gore. Je ne veux débiner personne, mais parlons quelques secondes de Jo NesbØ. Ancien footballeur nous apprend-on, ce Norvégien fort aimable est également musicien, auteur et interprète, et a même été économiste avant de devenir un écrivain ayant vendu plus de 55 millions d’exemplaires de ses livres, des romans policiers. Un type bien, sûrement. Et à mon sens, un très bon écrivain.

Une subtilité effroyable

Je pense néanmoins que certains d’entre vous retireront le mot « aimable » de la brève présentation que je viens de faire de lui après avoir lu ne serait-ce que les premières pages de Le léopard. Je ne savais même pas que ce que l’un de ses personnages fait subir à l’une de ses victimes était possible. Ah, pour être original, ça l’est. Mais c’est aussi d’une subtilité où le révulsant le dispute à l’effroyable tant sur le plan physique que psychologique. Le passage culminant de cette introduction compte une quinzaine de lignes. Mais vous vous en souviendrez toute votre vie.

Au contact de la peur

Se contenter de proposer les attributs de la peur ne suffit pas à un auteur pour la provoquer chez son lecteur. Si ce dernier parvient à trop commodément s’en détacher faute d’être impliqué dans un passage supposé le faire déglutir d’angoisse, le sentiment d’imprégnation ne se produira pas. Deux moyens logiques existent pour y parvenir, dans le cadre classique de la mise en présence du bourreau et de sa  victime comme celui que je viens d’évoquer.

Les deux faces de la peur

L’apparition du pire

D’une, le tueur en puissance doit être glaçant. Qu’il soit humain ou présente des caractéristiques surnaturelles. Que son comportement et son discours paraissent des plus mesurés – bien que caustiques – (souvenez-vous du Hannibal Lecter de Thomas Harris) ou à l’opposé qu’il se répande en réparties tant moqueuses que macabres ( le clown-tueur du Ça de Stephen King est plutôt bon dans ce registre), le méchant de l’histoire doit en imposer. Et, une fois sa véritable personnalité dévoilée, faire craindre le pire à chacune de ses apparitions.

Vous n’en sortirez pas vivant

Même sous des dehors ridicules, un physique quelconque ou derrière un charme irrésistible, la froideur de son cœur et de son âme, l’absence absolue de limites et sa jouissance à faire le mal sont ce qui doit frapper l’attention : d’une dangerosité extrême et permanente, la pitié n’est pour lui qu’un mot de cinq lettres. Rien d’autre. Il revient à l’auteur de faire prendre conscience au lecteur qu’une fois tombé entre les mains d’un tel être, on est foutu.

L’indispensable chagrin littéraire

De deux, la victime potentielle doit susciter l’empathie. Sans quoi le phénomène d’identification à son égard tiendra de l’informatif quand c’est l’émotionnel qu’on souhaite faire advenir. Son sort immédiat doit nous importer, et si le danger qu’elle encourt n’est que diffus, on doit le conserver dans un coin de notre esprit car on tient à ce personnage. Sa disparition de l’histoire, si tel est le choix de l’auteur, sera bien sûr ressentie avec d’autant plus de chagrin littéraire par le lecteur qu’on aura appris à la connaître.

Les liens de la peur

Pas de cadeaux

La peur est étroitement liée à l’attachement. Aussi redoutera-t-on ce qui de funeste guette un personnage proche, promiscuité dont dépendra notamment sa durée de présence dans un récit. Dans Le léopard de Jo NesbØ, on n’a nullement le temps de s’attacher à la première victime puisque son sort est scellé dès les pages du début. En dépit de ça, l’écrivain norvégien prend tout de même soin qu’un lien, aussi ténu soit-il, nous relie à elle le temps d’un paragraphe où elle pense au réveillon de Noël prévu une semaine plus tard et dans lequel elle se projette un bref instant.

Les constitutifs de l’horreur

Dans la foulée, des regrets de n’avoir pas vécu avec un surcroît d’intensité tous les bons moments de son existence la gagnent. Le partage de cette nostalgie de ce qui ne sera pas et de ce qui n’a pas été accompli l’humanise même superficiellement et suffit à éveiller chez le lecteur la part de sensibilité universelle se nichant en chacun d’entre nous. Les instants heureux aspirés hors de notre regard s’en détournant pour se gorger de futilités génèrent souvent une tristesse teintée d’amertume. L’accablement moral adjoint à une atteinte insoutenable à l’intégrité physique est un puissant élément constitutif de l’horreur.

Sur la lame

Il est rare de parvenir à nettoyer le sang couvrant la lame d’une guillotine tout en s’épargnant dans le même temps des pensées nauséabondes, des images provoquant l’effroi, Alors comme il est dit dans un fameux film, Gangs of New York pour ne pas le citer, l’écrivain désirant provoquer la peur chez son lecteur aura intérêt à suivre le conseil d’un père adressé à son fils au sujet d’un rasoir souillé d’hémoglobine : « le sang doit rester sur la lame. »…