Le blog d'Esprit Livre

" Vous trouverez sur ce blog des informations sur les métiers de l'écriture, des chroniques littéraires , des textes de nos auteurs en formation, des guides et des conseils pour vous former, écrire et publier. " Jocelyne Barbas, écrivain, formatrice, fondatrice de L'esprit livre.

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Comment raconter une histoire ?

raconter une histoire à partir d'un achat de salade

Sommaire

(première partie)

Raconter une histoire ou raconter votre histoire ? La frontière est ténue, qui sépare ces deux approches. On met toujours un peu de nous dans un roman ou dans une nouvelle, même si ce qu’on narre paraît très éloigné de qui on est ou de ce que l’on vit. Dans les deux cas, il nous revient d’être un conteur habile afin de captiver notre lecteur. Essayons de faire la part des choses pour mieux étudier les mécanismes d’un récit…

 

Là d’où part l’histoire

Des mots

Consciemment ou pas, notre sensibilité fera qu’on choisira un mot plutôt qu’un autre. Ce choix sera guidé par notre personnalité de façon plus ou moins infime – tiens, c’est curieux, ça rime avec intime ; et à une lettre près, c’est le même mot. Je signale cette petite curiosité, si jamais c’en est une, afin d’en profiter pour dire qu’avant de raconter une histoire, il faut avoir conscience de la valeur de chaque mot. Je suppose qu’il s’agit d’une évidence pour la majorité d’entre vous, cependant, ce petit rappel me paraît utile pour aiguiser cet aspect qui pourrait sembler ne concerner la narration que de très loin. Et pourtant…

Là où l’histoire a son mot à dire

Car d’où part une histoire ? D’un mot. Et pour accentuer ce truisme : de plusieurs mots. Chacun d’entre eux devra être sélectionné selon le ton que l’on souhaite imprimer à son récit, mais aussi pour le valoriser en usant d’un vocabulaire nuancé en fonction des scènes décrites, de qui s’exprime, de l’émotion qu’on désire faire naître chez notre lecteur. Si une histoire n’était qu’un assemblage de mots comme ils nous viennent, ça se saurait. Non, il nous incombe de les classifier de telle sorte qu’ils produisent la plus forte résonance dans l’esprit de celui qui nous lit parce qu’ils auront été placés à tel endroit et pas à un autre, et martelés dans la forge de nos convictions.

Les mots rescapés d’une guerre

C’est toute une organisation, l’écriture d’une histoire, ne vous y aventurez pas la fleur au fusil, ou l’opinion de l’éditeur sera vite tranchée. Ils repèrent en un coup d’œil si une intrigue est construite, quand les personnages sont bien campés, lorsque les situations sont cohérentes, etc. Bref, on ne le leur fait pas à l’esbroufe. Au fait, si vous n’avez pas saisi ce sublime jeu de mots (ah oui, ils servent aussi à ça) avec « fleur au fusil » et « tranchée », c’est qu’à la différence de moi, vous n’avez pas fait la guerre de 14-18. La moutarde ne me montera pas au nez pour si peu, aussi ai-je encore du gaz pour la suite de cet article…

 

Comment bien raconter

Tout est dans la manière

Imaginez que vous reveniez d’un quelconque rendez-vous ou du supermarché, l’endroit importe peu, c’est ce qui s’y est passé en votre présence et qui vaut la peine d’être relaté qui compte. Donc, vous voilà de retour chez vous, et dans l’hypothèse où vous ayez une épouse, un conjoint ou un Rottweiler, vous vous exclamiez : « Tu ne devineras jamais ce qu’il est arrivé ! » L’épouse, le conjoint et le Rottweiler étant d’ordinaire peu enclins aux devinettes, le mot magique mettant fin à tout suspense sera vite dégainé : « Quoi ? » Je sais, ça pourrit vos effets alors que vous vouliez faire monter la sauce, mais pas de panique, il y a une session de rattrapage : la manière dont vous décrirez la scène de laquelle vous avez été témoin.

De la feuille de salade à la rock star

Si vous vous contentez de dire – dans l’hypothèse du supermarché – qu’un type a dérapé sur une feuille de salade tombée du bac à légumes, ça tournera court et ne vous vaudra pas le moindre aboiement (attribuez-le à qui vous voulez, je ne veux me fâcher ni avec les épouses, ni avec les conjoints, et encore moins avec les Rottweilers : des trois, ce sont en théorie ces derniers qui mordent le plus fort). Reprenons : un petit événement a eu lieu sous vos yeux et vous mourez d’envie d’en faire part à qui vous savez. Vous comprendrez que dépeint comme je l’ai fait plus haut, c’est d’une fadeur sans nom. Raconter une histoire n’est pas rapporter des faits : c’est les mettre en lumière. Braquer dessus autant de projecteurs que s’il s’agissait d’une rock star. C’est donner une autre dimension à la banalité. Alors, sans en faire trop, il ne faut pas lésiner sur les moyens.

La préparation

Dans un texte, une scène marquante se prépare. On ne va pas la pondre suite à des paragraphes, voire un chapitre, qui ne l’annonçaient pas. Ça ne signifie pas dévoiler les choses avant qu’elles ne surviennent, mais au minimum correctement baliser le terrain. Vous voulez que votre lecteur aille dans une direction, votre souhait le plus cher étant qu’elle le mène là où vous lui avez ménagé une petite (ou une grosse) surprise. Commencez par l’intriguer. Tenez : « Il s’est passé un drôle de truc aux bacs à légumes ». Après cette amorce, il vous faut franchir l’obstacle du « Quoi ? » immédiat. Celui que vous générerez dans l’esprit de votre lecteur après l’avoir appâté. C’est le moment de dériver vers autre chose pour éloigner le plus possible la chute de votre histoire. Pour créer une attente.

 

Pourquoi les personnages se parlent

Un exemple dialogué

Bien. Vous disposez d’éléments narratifs simples : un type s’est cassé la figure en faisant du skateboard sur une feuille de salade. Ça prend à peu près quinze secondes pour le dire. Mais là, nous allons l’écrire. Nous allons le raconter.

« Il s’est passé un drôle de truc aux bacs à légumes », dit-il en sortant une botte de poireaux et un filet de carottes de son panier afin de les ranger dans le placard destiné à cet usage. Il vit des sortes de moucherons s’en échapper quand il l’ouvrit, repéra une pomme de terre en train de pourrir au fond du meuble, la sortit pour la mettre à la poubelle sans parvenir à réprimer une grimace de dégoût.

— Quoi ?

— J’ai dit qu’il s’était passé un drôle de truc près des bacs à légumes. 

— Oui, ça j’avais compris. Mais qu’est-ce qu’il y a eu ?

— Eh bien, j’étais dans le rayon juste à côté, en train de chercher cette épice dont j’ai eu un mal de chien (au hasard : un Rottweiler) à déchiffrer le nom sur la liste de courses tant ton écriture…

— Bon sang, épargne-moi les détails ! Je te demande juste quel incident s’est produit aux bacs à légumes, ça ne me semble pas être de l’ordre du compliqué, si ? »

Il la dévisagea, conscient d’avoir provoqué chez elle un début de colère alors qu’il n’en avait nullement l’intention. Mais qu’elle se foute en rogne pour si peu lui échauffa l’esprit à son tour.

« Eh bien, bordel de merde, attend donc le journal de vingt heures, ils en parleront sûrement tellement c’est important, comme ça tu seras renseignée sans avoir à me crier dessus !

— Je te crie dessus ? Je te crie dessus ? Pour une histoire de bacs à légumes dont je me fous complètement ?

Elle hurlait, à présent.

Il essaya de calmer le jeu, de revenir au début de la conversation comme on rembobinait autrefois les cassettes à bande magnétique.

« Une feuille de salade est tombée d’une de ces cagettes surmontée de ce machin qui asperge certains légumes…

— Un brumisateur, dit-elle d’une voix soudain devenue lasse.

— Ouais, ce truc-là. Eh bien, un vieux type a glissé sur ce bout de laitue tout mouillé, et sa tête a tapé dur contre le sol. D’où j’étais, j’ai entendu ce bruit horrible de son crâne percutant le carrelage…

— Bon sang, ne me dis pas qu’il est…

Il fit un geste de dénégation pour la rassurer. Et lui adressa un embryon de sourire, comme à chaque fois qu’une de leurs disputes prenait le large.

— Non, il n’a pas claboté. Une ambulance est arrivée comme je menais le chariot jusqu’au coffre de la bagnole. J’ai vu les brancardiers le sécuriser à l’arrière de leur véhicule. Il saignait mais était conscient. Je suppose qu’il doit être paisiblement allongé dans un lit d’hôpital, maintenant. Une putain de feuille de salade, tu te rends compte ?

Il l’amenait dans un moment complice où l’absurdité des choses prêtait à rire. Ce qu’ils firent ensemble, depuis bien longtemps.

Nos mensonges d’auteur construisent une vérité

Voilà, fin de la scène. Qu’ai-je voulu démontrer avec ce petit bout de fiction ?

Qu’on peut retarder un dénouement, qui propose son propre intérêt, tout en en disant long sur de vives tensions au sein d’un couple. Dans mon exemple, si le bon mot n’est pas dit au bon moment, l’édifice textuel s’écroule. L’emportement du mari, la hargne de la femme, sont les rouages de cet affrontement issu au départ d’une simple question. C’est une engueulade tout ce qu’il y a des plus communes. La prochaine fois où vous raconterez une histoire, s’il n’y a rien de vous en elle, il manquera quelque chose : la sincérité. Elle doit surnager dans les flots de mensonges que délivre un écrivain. Bien écrire, c’est bien mentir en y incorporant notre part de vérité…

 

> Lire la 2e partie de cet article

> Lire la 3e partie de cet article

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