Comment construire une phrase ne se hasarde pas. Non plus qu’on doive s’en tenir à la formule : sujet + verbe + complément.

Si se pencher sur la construction d’une phrase est passionnant, il n’est pas moins intéressant d’en étudier la portée et la nature hors d’un aspect purement technique. C’est en compagnie d’une petite dizaine d’écrivains que l’on va essayer de comprendre pourquoi une phrase est là, quelles émotions elle véhicule, quel est son statut, son évolution, etc. Bienvenue dans ce délicieux microcosme lexical…

 

 

De la première à la dernière

L’invitation

La première phrase d’un livre est telle l’invitation à une fête où l’on ne connaîtrait personne. La façon dont l’auteur y convie son lecteur mettra ce dernier en confiance ou, si elle se révèle maladroitement formulée, l’incitera à décliner la proposition. Hameçonner l’esprit de qui la lit est un art qui, pour avoir été mille fois étudié, n’a jamais dit son dernier mot. Solliciter l’attention par l’habileté littéraire, la maîtrise d’un propos intrigant, l’originalité d’une approche mérite qu’on y consacre du temps. Dans L’angoisse de la première phrase, c’est avec humour que Bernard Quiriny prend le sien sans nous faire perdre le nôtre :

« La première phrase : voilà l’ennemi. »

Aux portes de la Tour

Écrire une phrase en sachant qu’il n’y aura pas un mot après – sauf un hypothétique  « Fin » dont l’emploi est depuis longtemps tombé en désuétude – revêt toujours une saveur particulière. Il ne s’agit pas d’une phrase de plus, d’une passerelle menant au paragraphe suivant ou au chapitre d’après, non : c’est le bout du chemin. Quand bien même elle clôturerait le premier tome d’une saga, ce qu’il y a au-delà est de l’ordre de l’inatteignable. Ou plus exactement, un monde la sépare du moment où l’on écrira autre chose. Stephen King, en conclusion de La Tour sombre, a mis sur charnières une phrase s’ouvrant comme une porte sur un monde clos. À moins qu’il ne s’agisse d’un monde ouvert sur une porte close. Je relirai les 4000 pages de ce monument littéraire pour tirer ça au clair.

La place de la phrase

J’y suis… j’y suis !

Dans l’absolu, chaque phrase, la première comme la dernière, devrait trôner pour ne jamais abdiquer. J’entends par-là qu’aucune autre ne saurait revendiquer l’espace qu’elle occupe. C’est le premier devoir d’une phrase que d’être à sa place et de s’y cramponner comme un monarque à sa couronne. Et sa finalité, d’être impossible à déloger une fois incorporée à un texte. Jamais, au grand jamais, le lecteur ne doit être amené à se dire qu’une autre conviendrait davantage !

Les belles phrases intrigantes

Le travail de l’écrivain réside dans cette recherche du côté irremplaçable d’une phrase, tout autant que dans l’établissement de son caractère incontestable. L’un ne va pas sans l’autre, ce sont l’avers et le revers de l’évidence d’une phrase. On rencontre fréquemment ce sentiment par exemple chez Julien Gracq, une fois atteint Le rivage des Syrtes. Les phrases de Gracq font s’arrêter le regard du lecteur aussi sûrement qu’un bel objet ou un article étrange font s’attarder un promeneur devant une vitrine, qu’importe la vigueur de son pas : on n’est plus pressé une fois qu’on est séduit ou intrigué.

La dague et la flèche

Une phrase mène au baiser aussi bien qu’à un meurtre, touchant chacune le cœur de sa propre invention, par la bouche prononcée ou par la dague tracée, plume de Ravaillac ou flèche de Cupidon. Ainsi que l’on embrasse ou bien que l’on lacère, l’amour comme le crime ont le sang littéraire. Faire de temps à autre rimer – à peu près – sa prose, la poétiser un brin, pourquoi pas ? La phrase est de l’alexandrin la veuve ou l’orphelin. Olivier Bourdeaut ne s’en est en tout cas pas privé, avec talent, dans En attendant Bojangles.

La raréfaction des mots ?

Un livre dans le bocal

Les phrases longues sont-elles condamnées à disparaître ? Il faudrait certes s’entendre sur ce qu’on entend par « phrase longue », mais une donnée permettant de la mettre en perspective est connue, celle de notre capacité d’attention. Elle était en moyenne de 12 secondes en l’an 2000, contre un peu moins de 8 secondes aujourd’hui. Par comparaison, celle tant moquée du poisson rouge est de 9 secondes…  Pas de quoi mettre les livres dans un bocal, mais c’est sûrement à prendre en compte au moment de soumettre un texte à un lecteur.

La phrase des siècles

Une autre étude indique que dans les romans anglais, on comptait au 18e siècle un nombre moyen d’une quarantaine de mots par phrase et seulement une quinzaine au 20e siècle ! Une tendance claire à l’allègement lexical qui là encore doit nous interroger sur notre stratégie d’écrivain. On n’oubliera cependant pas que Proust et Hugo, entre autres, fascinent toujours autant. À titre indicatif, les deux plus longues phrases relevées chez ces écrivains excèdent les 800 mots ! En voici d’un « format » plus actuel :

« Si mes parents m’avaient permis, quand je lisais un livre, d’aller visiter la région qu’il décrivait, j’aurais cru faire un pas inestimable dans la conquête de la vérité. »

À la recherche du temps perdu – Marcel Proust.

« C’est que l’amour est comme un arbre, il pousse de lui-même, jette profondément ses racines dans tout notre être, et continue souvent de verdoyer sur un cœur en ruine. »

Notre-Dame de Paris – Victor Hugo.

Le bavard qui se tait

Pour autant, le souffle littéraire de la phrase doit être préservé. Si l’heure est moins à l’emphase, le lyrisme n’est pas mort, qui s’exprime aussi bien dans l’ampleur de la pensée que dans la fulgurance du style. Mais comme l’a conseillé Jean-Paul Sartre, on peut aussi apprendre à « se taire avec les mots ». Un bavard avec du style n’écrit jamais le mot de trop ; même – ou surtout – quand son livre s’appelle Les mots :

« À la vérité, il forçait un peu sur le sublime : c’était un homme du XIXe siècle qui se prenait, comme tant d’autres, comme Victor Hugo lui-même, pour Victor Hugo. Je tiens ce bel homme à barbe de fleuve, toujours entre deux coups de théâtre, comme l’alcoolique entre deux vins, pour la victime de deux techniques récemment découvertes : l’art du photographe et l’art d’être grand-père. »

Joie et chagrin de la phrase

La confidence du sourire

Quand le rire investit une phrase, l’ébranlant jusqu’à ses fondations syntaxiques, elle vibre d’une énergie chaleureuse. L’hilarité, courant d’air de gaieté qui soudain nous traverse, claque la porte au nez de la morosité. Les traits d’esprit d’un auteur tel qu’Oscar Wilde sont même de nature à la fermer à double tour, avec ici la vision féroce que Lord Henry a, dans Le portrait de Dorian Gray, de la fidélité :

« La fidélité est dans la vie sentimentale ce qu’est la fixité des idées dans la vie intellectuelle : un pur aveu de faillite. La fidélité ! Il faudra que je l’analyse un jour. L’amour de la propriété y entre pour une part. Que de choses nous mettrions au rebut, si nous ne craignions pas de les voir ramassées par autrui. »

Si l’on ne s’esclaffe pas, du moins un large sourire nous vient-il. Et, selon la formule du poète Henri de Régnier : « le sourire confie au rire la joie dont il ne veut plus ».

Des oiseaux pleins de larmes

Les émotions, curieux oiseaux, nidifient dans les phrases. La joie y pépie, la peine y hulule.  Peu de temps avant de s’éteindre, Henri Calet a trouvé ces phrases où son âme tout entière paraît s’engloutir : « Ne me secouez pas. Je suis plein de larmes ». Avec lui, la tristesse devient si fragile qu’on n’ose la consoler. Son dernier livre, Peau d’ours, un recueil de notes, est inachevé comme un sanglot qui, incomplètement formé, n’aura pas la délivrance de couler sur une joue. N’y sèchera jamais. Une phrase, parfois, est un chagrin inaccompli…