J’ai déjà mené une réflexion sur l’apport des « petites phrases » dans l’écriture, y consacrant même deux parties  – bien différentes l’une de l’autre, il est vrai. Un troisième volet ne s’imposant absolument pas, j’ai donc j’ai décidé d’en écrire un  – contrevents et marées, si je puis dire.  Je vous convie donc à une nouvelle escapade au pays des petites phrases, de l’usage tentaculaire qu’on en a et de leurs mille vies. Celles dont on pense qu’elles ne servent à rien sont capables de tout…

Le fabuliste, le général et l’écrivain

Les mots du ruisseau

Il ne me paraît pas hasardeux d’affirmer que les petites phrases font les grands textes. Je parle de ces quelques mots s’écoulant avec dolence sur le tapis de cailloux de nos pensées, ou s’élançant en un brillant trait vif entre les rives de nos idées. On a toujours de ces courtes formules rédigées à la hâte en marge de nos travaux d’écriture au long cours. Pour approximativement m’inspirer du célèbre alexandrin d’un fabuliste merveilleux : on a souvent  besoin du plus petit des choix.

Lorsque Cambronne a le dernier mot

Une phrase ne fait pas une histoire, me dira-t-on. Certes, mais un seul mot, quand bien même n’aurait-il jamais été prononcé, peut participer de l’édification de l’Histoire. Ainsi, celui de Cambronne, qui probablement n’a jamais franchi la dernière barricade que sont les lèvres du vaincu, a plus fait couler d’encre que le fameux général n’aurait usé de salive à le lancer au visage d’un Anglais – général lui-aussi, mais de grade historique inférieur parce qu’il n’a rien dit de suffisamment notable pour que la postérité s’en empare.

La victoire en un mot, la gloire en une phrase

Dans Les Misérables, Victor Hugo se chargea en revanche que nul n’oublie les cinq lettres de Cambronne : « L’homme qui a gagné la bataille de Waterloo, c’est Cambronne. Foudroyer d’un tel mot le tonnerre qui vous tue, c’est vaincre. », débute-t-il ainsi un paragraphe où tout le souffle hugolien charrie à travers les siècles les effluves romantiques d’un « merde ! » retentissant. Le mot ne fut peut-être jamais dit, mais la phrase fut écrite pour toujours. Si Waterloo reste une cuisante défaite, la mémoire ainsi embellie tient aujourd’hui encore une éclatante victoire. Celle d’une « parole du dédain titanique ».

La tranquillité de l’écrivain

L’écriture permanente

Il arrive qu’on griffonne à la hâte de petites phrases sur un carnet moleskine sans d’autre visée qu’elles resservent les jours de disette imaginative. Elles sont plus précieuses que ne pourrait le laisser supposer cet aspect transitoire. Qu’elles soient rarement réutilisables en l’état importe peu, n’étant pas pensées comme une contribution immédiate au texte. Inabouties, elles s’inscrivent surtout dans la recherche d’une réalité rassurante, soulignant la permanence de notre écriture les fois où celle-ci s’espace en pointillés dans le temps. Lorsqu’il n’est pas porté par un processus créatif régulier, un auteur a besoin d’un rappel de la continuité de son inspiration.

La petite phrase frugale

Ces petites phrases peu gourmandes d’efforts s’y prêtent à merveille. Entretenant le nécessaire bouillonnement de l’esprit, elles en sont les geysers, une manifestation visible dont l’apparition sporadique apaise les inquiétudes d’un auteur. Ce qui facilite leur soudaine émergence est de n’être soumise à quasiment aucune des exigences de l’écriture. Il ne leur revient pas de lier entre elles des considérations autres que celles qui les structurent. Pas plus que de faire entrer en cohérence les éléments d’une intrigue. Voici quelques exemples d’éclats de plume débarrassés de ces contingences :

« Dans le monde des bimbos, ce chirurgien esthétique faisait la pluie et le botox. »

« Il considérait l’alphabet comme le Rubik’s Cube de l’intelligence. »

« Sa blague sur la césarienne avait fait un bide. »

 « Le soleil passant à travers la voilette du deuil cousait déjà sur son visage une dentelle de souvenirs ridés. »

« Pour un mort, il ne faisait pas son âge. »

Les phrases légitimes

J’ignore si elles finiront par s’insérer dans un paragraphe, enrichir un dialogue ou conclure un chapitre. Je n’ai pas d’idée particulière quant à leur éventuelle utilisation pas plus que je ne subis la contrainte d’en trouver une. Elles existent, voilà tout. Leur valeur réside précisément dans cette incertitude n’obligeant pas à les employer. D’autres phrases, conçues expressément pour un récit identifié, peuvent vite devenir « encombrantes » du fait qu’on rechigne à les en déloger. Elles paraissent avoir leur place réservée, et tirent leur légitimité d’avoir été élaborées au sein d’un tout cohérent, un bloc narratif que leur retrait fragiliserait.  

La petite phrase ne sert à rien, jusqu’au moment où on doit en écrire une pour le dire…