Complices depuis des lunes, l’écrit et la parole s’entendent généralement aisément.
Plaît-il ? Écrire, encore ? Mais pourquoi ? N’est-ce pas vain d’amasser des mots, prétendues richesses dont on sait que peu seront laissées en héritage ? Car après tout, la postérité est à ce point sélective qu’on ne saurait nier un côté dérisoire à l’écriture. Ceux qui seront lus aujourd’hui, combien de leurs formules et de leurs idées resteront dans les mémoires ? Parler, toujours ? Cette bonne vieille tchatche – à bâtons rompus pour mieux en détailler les échardes –, n’est-elle qu’un fatras de lieux communs et de débordements vocaux sans visée ? On pourrait voir les choses de la sorte, oui. Mais si les paroles s’envolent et les écrits battent de l’aile, on peut prendre un peu de hauteur en observant avec curiosité ce qu’ils sont l’un pour l’autre…
Ce qui les sépare
Spontanéité et déperdition
Comparée à l’oralité, la scribalité souligne par sa capacité à se mettre en retrait de la pensée immédiate que parler ne suffit pas toujours à faire preuve du même recul. Il est compliqué de corriger une conversation close. Comment y revenir, n’en modifier que les échanges ne nous ayant pas satisfait ? Un argument dont on voudrait faire valoir la pertinence après coup s’affaiblit de lui-même d’avoir été relégué hors de la spontanéité du discours. Et puisque tenter de l’y intégrer à posteriori lui retirerait sa force, on voit comment la déperdition de la parole s’opère là où ce qui est consigné dans un livre bénéficie d’une maturation.
Modification de la pensée
L’écriture, c’est le langage des filous, la pensée cent fois modifiée et qui pourtant paraît comme neuve au moment d’être soumise au lecteur. Est-ce pour autant un art malhonnête ? Non, ce n’est pas tricher que se donner le temps de la réflexion. Simplement, dans une discussion, nul ne dispose du luxe d’une telle attente. Patienter après qu’on a posé une question est subordonné aux urgences du quotidien, et ce qui n’est pas débattu dans l’instant ne reviendra pas dans une conversation ultérieure avec la même substance intellectuelle.
Les terres sémantiques
La culture de l’instant veut qu’un fait soit saillant par sa seule appartenance à un sujet en vogue. Sans dire que sans recul tout échappe à l’analyse, le temps long de l’écriture permet en tout cas de peser le pour et le contre en marge de l’émotion du moment. Ainsi la littérature pose-t-elle davantage les choses, examine ce qui pousse avec netteté entre les sillons sémantiques quand la parole se perd souvent dans les mauvaises herbes de la contradiction. L’une n’est cependant pas à mettre au-dessus de l’autre dans l’approche que chacune offre de notre relation au monde.
Ce qui les rapproche
La découpe du réel
Bien que dissociables, la parole et l’écrit n’ont pas vocation à s’éviter. Leurs apports à une meilleure compréhension des choses sont différents, mais leurs spécificités se confondent en un outil propice à chantourner le réel pour lui donner du sens. Sculpté par l’un ou l’autre, le matériau de la vie se dessine dans les discussions en dents de scie et la courbure des lettres. On écoute une opinion, on découpe l’existence en chapitres, chaque moyen d’expression est de ces massicots qui tranchent les avis.
Transmutation
Chaque son trouve sa muette correspondance lorsque la parole devient mot. Le discours tend vers la prose et la catilinaire se fait pamphlet. Les paroles perdues du monologue trouvent refuge chez l’écrivain solitaire, une mercuriale se transforme en un silencieux reproche écrit. Tout semble prévu, du charnel à la matière, afin que ce qui chute des lèvres finisse par se répandre sur le papier. De sa verbalisation à sa métamorphose mutique, la pensée qui entre en littérature a toujours une place qui l’attend.
Le langage chapardé
Il n’est pas rare que la littérature effectue des larcins dans les poches du langage : celui qui flâne le long des rues, tombe des camions de livraison ou caracole dans les cours de récréation ; l’argot des quartiers, le jargon des métiers, le charabia des écoliers, tout participe de l’enrichissement de l’écriture par la mise en dictionnaire du vocabulaire qui volent dans l’air du temps. Ces mêmes dictionnaires ne lui étant pas une cage, mais un perchoir d’où les mots peuvent s’égosiller. L’oral qui prend son essor donne sa becquée à l’écrit affamé.
Points de jonction
La Peste soit de Camus !
Dans un constant jeu de masques lexical, les écrivains rédigent les discours des orateurs et les tribuns déclament des alexandrins. Caché sous le suaire du ghost writer ou se dévoilant à la lumière d’un concours d’éloquence, la scribalité traque l’oralité et la parole débusque la phrase où qu’elle soit encrée. Ainsi se poursuivent-elles comme dans le jeu de la peste des dimanches après-midi de l’enfance, où l’on devait attraper ses camarades pour leur transmettre ce terrible mal qui, paraît-il, vous fait le nez Camus.
La réalité en fuite
L’oral s’invite aussi dans l’écrit à l’occasion du dialogue, ce mensonge littéraire brouillant la piste de la réalité en fuite pour rejoindre la fiction. Hors des Brèves de comptoir, jamais on n’entendra rebondir sur le zinc d’un bistrot les mots tels qu’ils sont agencés dans un roman. Entre le parler comme un livre et le parler pour ne rien lire, la parole et l’écriture contraignent le dialogue à délivrer une version abâtardie de la conversation. En piochant ici et là les accents du parler vrai, cette forme hybride soigneusement élaborée sonne comme une corne de brume annonçant que la littérature s’extrait des nappes du réel.
Boileau presque en ces lignes
Le verbe facile et la plume déliée ont cette commune aisance d’énoncer clairement, rien ne se concevant mieux si l’on a ce talent. Si Boileau en ces lignes pouvait glisser un mot, sa citation célèbre servirait mon propos. Je me contenterai d’une tirade de mon cru, célébrant comme je peux un mariage singulier, qui vit au lapin la carpe s’accoupler : la parole de l’ami ou le vers du poète, se tissent en un murmure dans notre cœur en fête.
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