Si on n’y prend garde, l’incohérence dans un récit nous surveille.
Embusquée dans l’ombre de la construction, elle attend son heure. Vive et mordante, elle bondira sur le premier paragraphe venu pour ne plus le lâcher. Venimeuse, cette sale bête risquera d’empoisonner des pans entiers de votre narration, jusqu’à ce que votre histoire agonise en d’infernales convulsions enfiévrées. Tremblez, auteur, car l’incohérence guette sans jamais se reposer. Elle assaillira votre texte de toutes parts pour lui livrer un combat dont on sait à l’avance qui sortira vainqueur…
La cohérence déprogrammée
Schnaps et téléviseur
Ces derniers temps, j’ai regardé la série allemande Babylon Berlin. Oui, je mène une vie dangereuse. J’avais lu plusieurs critiques très positives à son sujet, et globalement je les trouve justifiées. Je l’aurais davantage appréciée si, lors de certaines séquences, le comportement aberrant des personnages, l’infaisabilité d’une action ou l’invraisemblance d’une situation ne trahissaient pas un fort penchant des scénaristes pour le schnaps. Si, je vous assure, il faut être bituré du matin au soir pour laisser passer des incohérences comme quelques épisodes en comportaient. En dehors d’une intense paresse intellectuelle, je ne vois pas d’autres explications à de telles négligences narratives. Notez que ça ne m’agace pas du tout. Non. Mais inexplicablement, ça met mon téléviseur en panne. Quand je le jette par la fenêtre.
Ci-gît un récit
Lorsque des professionnels échouent à conduire un récit avec bon sens, c’est comme si la logique vous posait un lapin. Qui n’a pas connu le désagrément de patienter dans l’espoir vain qu’une explication rationnelle se pointe pour enfin crédibiliser les événements d’une histoire ? Qu’il résulte de films ou de romans, le désappointement provoqué par les incohérences se situe autant dans l’attente d’un savoir-faire narratif que dans sa non-venue. Elles ne sont pas que des rendez-vous manqués avec l’intelligence, mais incarnent un vide intellectuel. Le manque de finesse psychologique, l’absence d’une vision d’ensemble, l’incapacité à assurer la continuité du propos creusent la tombe d’un récit.
L’encre et l’image
Quand la page ne fait pas écran
En littérature, on ne peut masquer les carences du récit entre les lignes au contraire d’objets filmiques les escamotant temporairement derrière le matériau cinématographique. Les effets spéciaux générant un déluge d’images spectaculaires prennent souvent le pas sur le temps de la réflexion, celui que peut en revanche s’accorder le lecteur. Dans les salles obscures, on ne revient pas en temps réel sur la scène d’un film comme on relit le passage d’un livre, la différence de supports ne s’y prêtant pas. La durée d’une séance, le septième art bénéficie de ces paravents visuels. Mais les nombreux sites spécialisés dans le décryptage de longs-métrages soulignent parfois avec férocité les aspects bancals d’un scénario tenant sur un post-it, comme on a coutume de le dire.
L’art de la finition
Toutefois, il est rare qu’un spectateur déserte son siège au beau milieu d’une projection afin de fuir l’intrigue foutraque se déroulant sur l’écran ; alors que lassé par l’incohérence de trop, un lecteur peut laisser un bouquin de côté pour ne jamais le rouvrir. L’indulgence toute relative qu’on peut avoir vis-à-vis d’une œuvre tient donc surtout aux conditions de sa découverte. Dans la peinture ou la sculpture, une faute de perspective ou de proportions constitueront des incohérences spécifiques aux techniques propres à ces arts. Face à de telles approximations, les visiteurs d’un musée passeront sans tarder au tableau suivant ou à la statue d’après. Le point commun à ces différentes formes d’expression reste le défaut qui en gâche l’élaboration ou la finition.
Du bazar dans le dressing
Quand l’incohérence fait partie du décor
Qu’elles appartiennent à la cinématographie ou à l’univers littéraire, certaines bourdes altérant la cohésion tiennent plus de l’inattention que de l’incohérence. Un faux raccord vous montrera d’un plan à celui lui succédant un acteur apparaissant dans le décor vêtu différemment d’une seconde à l’autre lors de ce qui est supposé être la même scène. L’explication en est simple : entre deux prises, il peut s’écouler plusieurs heures, voire plusieurs jours, et si le script ne fait pas correctement son job en vérifiant chaque détail, du costume à la coupe de cheveux, il y aura un hic. Rien de fondamental, mais quelqu’un d’attentif relèvera cet oubli.
Un personnage complètement cintré
Idem pour le personnage d’un roman vérifiant les boutons de manchette de la chemise dépassant de sa veste alors qu’en partant de chez lui l’auteur nous l’avait décrit enfilant un pull sur un t-shirt. Bref, l’écrivain s’est mélangé les cintres. L’incidence sur le récit sera probablement insignifiante, mais si on peut l’éviter… La plupart du temps, des relectures consciencieuses permettent de ne pas faire arborer une robe en lamé à votre protagoniste quand dans la temporalité de votre histoire il avait quitté son domicile une minute avant en portant son smoking le plus classe. Enfin, si l’envie lui vient de passer de James Bond à Dalida sitôt refermée la porte de sa maison, ça le regarde. On s’amuse comme on peut.
Une gêne dans la machine
Machinerie et fondations
Si ce genre de détail prête à sourire, plus fâcheux est le moment où l’incohérence frappe au cœur de la machinerie d’une histoire, affaiblissant sa structure jusqu’à l’écroulement. On ne parle plus ici d’un hiatus n’affectant qu’une partie isolée d’un texte, mais d’un passage « endommagé » par une erreur dont les répercussions peuvent faire trembler la narration sur ses fondations. Le lecteur prendra éventuellement la décision de ne plus consentir l’effort de comprendre une histoire dont un rouage ou l’autre heurte son bon sens.
Gravier et menhir
Un personnage dont l’attitude change du tout au tout sans que rien ne le justifie ni que le moindre élément n’explique son revirement pose un problème. Vous voyez la différence entre un gravier et un menhir ? Le gravier symbolise l’erreur vestimentaire évoquée plus haut, le menhir ce basculement comportemental incompréhensible. Le premier entre à peine dans le champ de vision du lecteur quand le second l’encombre. Et lorsqu’une chose obstrue votre regard, vous ne voyez plus qu’elle. C’est embêtant pour poursuivre sa lecture. Ça provoque une gêne.
Gêne et désarticulation
Le côté néfaste d’une incohérence se situe dans cette gêne. Dès son apparition, elle modifie la perception que vous aviez jusqu’alors de l’histoire telle que l’auteur l’avait articulée au départ. Et de cette gêne naîtra à plus ou moins grande échelle une désarticulation du récit. Ce qui allait de soi ne va plus du tout. Ce qui était vrai s’avère faux. Pas de cette fausseté attachée au mensonge initié par l’auteur de façon réfléchie. Celle à cause de laquelle, subitement, l’auteur n’est plus un repère fiable. Le risque, bien réel, étant qu’on n’achète plus jamais un de ses ouvrages.
Dans l’impasse
Sortir du canyon
Vous suivriez un guide de haute montagne réputé pour se perdre à chacune de ses sorties, vous ? Et ainsi vous retrouver au beau milieu de nulle part alors que la nuit guette, que les loups hurlent et les grizzlys grizzlytent ? Brrr… Eh bien, c’est ce qui arriverait avec un auteur ayant perdu la boussole psychologique de ses personnages au cours du récit. Vous vous sentiriez paumé et l’envie de vous extraire au plus vite de ce canyon narratif aux allures d’impasse se ferait à chaque page plus insistante.
L’invraisemblance dynamitée
Si écrire n’était qu’une question d’imagination, ça se saurait. Sans plan, l’auteur risque de se perdre et de se piéger – et son lecteur avec lui –, dans ce canyon aux issues peu à peu bouchées par les éboulis d’invraisemblances entraînés par l’incohérence originelle. Dans ce cas précis, il ne faut pas lésiner sur les moyens pour se frayer un passage dans ce couloir d’étranglement scénaristique. On ne s’attaque pas aux gros travaux à l’aide d’un mini marteau destiné aux passionnés de modélisme. Il faut procéder à un dynamitage en règle de ce qui empêche l’histoire d’avancer, le lecteur à sa suite.
La suppression totale
L’hydre textuelle
Quand la réécriture devient aussi difficile qu’affronter une hydre de Lerne textuelle, deux incohérences renaissant à peine vient-on d’en abattre une, la perte de temps et d’énergie est énorme. Sans garantie de résultat, qui plus est, n’est pas Hercule qui veut. Dans la majorité des cas, on doit donc accepter de supprimer purement et simplement les passages problématiques, quitte à sacrifier une dizaine ou une quinzaine de pages, voire le double, sur l’autel d’une narration inattaquable. Parvenu à une telle extrémité – et il n’est pas aisé de s’y résoudre – la tentation est grande de conserver de cette importante suppression les paragraphes d’une grande qualité, les dialogues d’une efficacité redoutable, les descriptions admirables, etc. Oui, mais…
La pensée conservée
…Mais bien souvent, ce dont on espérait se resservir dans d’autres chapitres ne s’y intègre pas. Ça sent le rajout, le bijou dérobé dans une vitrine et porté de traviole, la cravate de marque qui jure avec le costume bon marché, le nez de Cyrano sur le visage mal fardé du clown amateur : ces phrases si belles n’étaient tout bonnement pas prévues pour exister à l’endroit de l’histoire où l’on essaie sans succès de les recycler. On se consolera en songeant qu’en perdant mille mots, on conserve une pensée. Cette dernière, adaptée à un espace étudié pour l’optimiser, attirera à elle un nouveau vocabulaire et des ramifications sensées qui la serviront au mieux sans cette fois mettre la cohérence en péril.
Un vécu
Les germes
Pour se convaincre de la nécessité de la destruction massive d’écrits qui hors contexte ont de l’allure, il suffit d’appréhender un fait : ils portent en eux les germes de nouvelles incohérences. Les réemployer avec l’idée d’en préserver uniquement les qualités comme si elles suffisaient à les débarrasser de leurs défauts ayant plombé la logique n’est qu’un leurre séduisant. Ces mots et ces idées qui ont roulé dans notre esprit en produisant la petite musique faussement rassurante de la possibilité de s’écarter sans danger de la trajectoire de l’histoire ont un vécu.
Les fastes mortifères
Ce vécu est fait de l’illusion de s’affranchir sans dommages de la rigueur tenant les illogismes à distance. Un vécu ne demandant qu’à se réinventer sous une autre forme menant exactement aux mêmes conséquences désastreuses. C’est le chant des sirènes de l’écriture navigant au fil de la plume avec dans son sillage les miroitements des phrases brillantes, des coups de théâtre époustouflants, de ces traits de génie n’étant en rien structurés. Du plaisir ne menant à rien d’autre dans sa course immobile qu’à l’autosatisfaction sans souci de continuité. Ce vécu, enfin, ce sont les fastes dont on embellit pour la rendre acceptable la mort programmée d’une intrigue métastasée d’incohérences…
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