Martin Luther King – oui, ça part fort – a notamment dit ceci : « Ce qui compte, chez un homme, ce n’est pas la couleur de sa peau ou la texture de sa chevelure, mais la texture et la qualité de son âme ». Ramenez ça le plus humblement possible au narrateur d’un roman ou d’une nouvelle, et sans doute vous rangerez-vous à mon avis quand j’affirme : « Qu’importe le narrateur, s’il a l’âme d’un conteur »…
Il est bizarre, le narrateur
De l’importance du narrateur
Un narrateur est le plus souvent identifié par le point de vue qu’il exprime, qu’il soit omniscient, interne ou externe. Plus rarement, on réfléchit à qui il est en tant que personnage, voire en tant qu’objet. C’est pourtant par le choix de s’écarter d’une narration classique que des auteurs parmi les meilleurs ont écrit des ouvrages dont certains ont fait date. Ainsi, bien que l’humain s’impose classiquement comme le narrateur de référence, des partis pris plus surprenants peuvent s’y substituer, inventifs et déroutants, mais surtout servant au mieux le discours de l’écrivain. En fonction de qui parle, l’écoute n’est pas la même…
Vous prendrez bien un canapé ?
« Une simple tunique de gaze, et presque toute ouverte, fut bientôt le seul habillement de Zeïnis ; elle se jeta sur moi nonchalamment. Dieux ! avec quels transports je la reçue ! Brama, en fixant mon âme dans des sophas lui avait donné la liberté de s’y placer où elle le voudrait ; qu’avec plaisir en cet instant j’en fis usage ! »
Dans Le sopha, de Crébillon, le narrateur n’est autre que celui annoncé par le titre de l’œuvre : un canapé. Accueillant paires de fesses et duo d’amants, confidences essoufflées et coquines attentions, le sopha en question est en fait un jeune homme, Amanzéi, à qui on a jeté un sort. Devenu ce meuble, le voilà tout disposé à recueillir débats moraux et immoraux ébats, les uns et les autres s’enchevêtrant dans la même hypocrisie fougueuse. L’auteur trouve par cette astuce un moyen malicieux pour débarrasser vertu et respectabilité des frous-frous du paraître. Publié en 1742, ce conte jouit d’une écriture délicieuse et de tous les atouts se présentant chaque fois qu’une plume audacieuse trouve un encrier ravi qu’elle s’y trempe.
Acte de naissance
« Aujourd’hui maman m’a appelé monstre. Espèce de monstre elle a dit. J’ai vu la colère dans ses yeux. Je me demande qu’est-ce que c’est un monstre. »
Une courte nouvelle de Richard Matheson, Né de l’homme et de la femme, aborde un tout autre registre. Elle compte à peine cinq pages, ce qui est toutefois bien assez pour que s’exprime toute la puissance de ce texte où le narrateur est, disons… particulier. On pourrait dire que c’est un enfant, mais pas vraiment le genre dont la photo trône sur le buffet du salon et qui fait la fierté de ses parents. Non, pas cet-enfant-là. Mais à travers ce qu’on découvre graduellement de lui, de sa relation avec ses géniteurs et plus globalement de son rapport au monde, s’inscrit une parabole sur la différence d’une efficacité redoutable.
Quand les hommes sont bêtes
La ferme !
Jean de La Fontaine, probablement le fabuliste « animalier » le plus célèbre, a de nombreux héritiers. Sans que soient cantonnés à ce domaine spécifique ceux que je vais citer, du moins leur doit-on ne serait-ce qu’un ouvrage s’inspirant de cette approche allégorique. Mondialement renommé pour 1984, George Orwell l’est peut-être autant pour La ferme des animaux, où cochons, chevaux, chiens, vaches etc., campent différents personnages-rouages d’un système issu d’une révolution et appelé à engendrer des dérives totalitaires.
Le mimétisme au pas cadencé
« Tous les animaux
Sont égaux
Mais certains sont plus égaux
Que d’autres »
Ce roman tend un miroir à une société où, sous couvert d’être libres, les hommes en viennent à être bêtes au point de créer les conditions d’une dictature. Quoi de plus logique de voir à leur tour les bêtes bien éduquées les imiter dans leurs pires aspirations autoritaristes ? Mais au bout du compte, lequel est l’homme, lequel est le porc ? À la fin du livre, difficile de le dire tant le mimétisme s’opère au pas cadencé mêlant le bruit des bottes à celui des sabots. Copains comme cochons, quoi !
Le bonnet de la comtesse
Destiné à un public beaucoup plus jeune – mais les adultes pourront encore se régaler de ce récit de la comtesse de Ségur – Mémoires d’un âne n’a certes pas l’ambition de la métaphore dystopique d’Orwell. Il faudra avant tout chercher dans les souvenirs de Cadichon prétexte à tenir un propos à la fois moral et distrayant. Au-delà de ce seul aspect, la vision que les hommes ont de l’âne, animal stupide et têtu au point qu’y soit rattaché le plus fameux symbole de la cancrerie, leur est renvoyée en un savoureux braiement : « J’ai attrapé plus d’une fois mes pauvres maîtres, qui n’étaient que des hommes, et qui, par conséquent, ne pouvaient pas avoir l’intelligence d’un âne ». L’homme, dans l’œil de l’âne, tricote son propre bonnet auquel l’équidé n’a pas un poil à ajouter…
Poils et peluche
L’histoire sortie du chapeau
Si jamais vous avez un jour le bonheur de lire Watership Down, vous ne considérerez plus comme déplaisant qu’on vous pose un lapin. Grâce à ce délicieux roman dont plus de 50 millions d’exemplaires ont été vendus, la vie des lagomorphes n’aura plus de secret pour vous, du moins leur existence telle que Richard Adams l’a imaginée. C’est-à-dire ? Bien qu’il s’agisse d’un récit foisonnant de trouvailles, il se lit facilement à la faveur de chapitres aussi brefs et répétés que des bonds de lapin et n’a rien à envier aux pérégrinations humaines…
Le terrier littéraire
Watership Down, c’est parmi bien d’autres choses une épopée à taper de la patte, en franchissant une rivière ou en se mettant à couvert d’un champ de fèves – pour échapper à un chien ou se cacher d’une corneille. Le tout en racontant la légende des anciens la nuit au cœur des bois, et qu’importe la durée de l’aventure, on saura en mesurer le moindre instant : « Les créatures qui n’ont ni heure ni minute sont aussi sensibles aux secrets du temps qui passe qu’à ceux du temps qu’il fait ». Richard Adams nous fait don d’une histoire d’un genre si unique qu’il en devient universel. Plus qu’une littérature de niche, c’en est une de terrier.
Un nounours dans les barbelés
« J’ai compris que j’étais vieux le jour où je me suis retrouvé dans la vitrine d’un antiquaire. J’ai été fabriqué en Allemagne. Mes tout premiers souvenirs sont assez douloureux. J’étais dans un atelier et l’on me cousait les bras et les jambes pour m’assembler. Quand mes yeux furent cousus à leur tour, j’eus mon premier aperçu d’un être humain. »
Ainsi débute Otto, autobiographie d’un ours en peluche, un petit bijou de Tomi Ungerer à qui l’on doit aussi le livre culte (si si, j’insiste) de la littérature jeunesse qu’est Les trois brigands. Pour qu’un enfant accède à d’effroyables réalités d’adulte, ce livre brandit donc une peluche derrière laquelle se réfugier. Le fait qu’Otto soit le narrateur installe une distance permettant d’approcher les barbelés historiques – Ungerer parle implicitement de la Shoah – sans s’y blesser. Otto amortira ainsi les coups les plus rudes, jusqu’aux balles qui sifflent parfois. Mais la cible de l’auteur, l’éveil de la conscience du jeune lecteur à un monde dont la dureté apparaît en filigrane, sera elle atteinte.
Les griffes de la satire
« Un miroir est un alambic à vanité et en même temps un stérilisateur d’orgueil. Aucun objet n’excite plus un imbécile qui se tient devant lui avec la tête pleine de suffisance. »
Dans Je suis un chat, de Sōseki Natsume, le félin du titre distribue à la société japonaise en pleine modernisation des coups de griffes tels que l’extrait ci-dessus l’illustre parfaitement. Rarement rétractées, elles font couler le sang corrosif de la satire née de l’observation de son maître et des amis de celui-ci. Ses réflexions sont également enrubannées d’un suave parfum d’autodérision, la voix de l’auteur trouvant chez ce chat qui n’a pas de nom un porte-voix idéal. Drôle et féroce comme les félidés peuvent l’être, la prose de Natsume ronronne et crache entre deux miaulements.
Le sopha – Claude-Prosper Jolyot de Crébillon – Éditions Flammarion.
Né de l’homme et de la femme (dans le recueil Derrière l’écran) – Richard Matheson – Éditions Flammarion.
La ferme des animaux – George Orwell – Éditions Folio.
Mémoires d’un âne – Comtesse de Ségur – Éditions Casterman.
Watership Down – Richard Adams – Éditions Monsieur Toussaint Louverture.
Otto, autobiographie d’un ours en peluche – Tomi Ungerer – Éditions École des loisirs.
Les trois brigands – Tomi Ungerer – Éditions École des loisirs.
Je suis un chat – Sōseki Natsume – Éditions Gallimard.
h
Ces articles pourraient vous intéresser :