En littérature, le recours aux flash-back – on pourra lui préférer le terme analepse propre à l’écriture – peut très vite s’avérer problématique si l’on n’a pas bien préparé le terrain. C’est-à-dire si on ne possède pas tous les éléments de l’histoire avant de commencer à l’écrire. Une histoire qui revient sur ses pas nécessite une gymnastique intellectuelle différente de celle utilisée pour une narration chronologique. Alors pourquoi s’embêter à faire usage d’analepses ? Eh bien, c’est ce que je me propose de vous expliquer à l’aide notamment d’un exemple ne manquant pas de mordant…
L’analepse, ce regard en arrière pour aller de l’avant
Quand le passé s’invite dans le présent
Quel est l’intérêt pour un personnage ou une intrigue de convoquer des événements s’étant déroulés des mois ou des années auparavant ? Que celui qui vient de murmurer « japonais » suite à mon « auparavant » fasse un pas hors des rangs. Z’êtes saqué, mon vieux. Eh bien, pour apporter une réponse simple à la question que j’ai eu la bonne idée de me poser : ça les enrichit. Pas les Japonais, hein, mais bien le personnage et l’intrigue ! En effet, on peut densifier un caractère ou solidifier les nœuds d’un récit en piochant dans la mémoire de ceux qui en sont les acteurs principaux ou en dévoilant tardivement les causes essentielles d’une histoire. Le tout dans l’unique but que celle-ci aille de l’avant.
Construction d’un personnage par l’antériorité
L’analepse permet ainsi de conférer une résonance à des comportements ou des situations appartenant à l’instant présent par l’emploi de faits qui leur sont antérieurs. Si si, je vous assure que cette phrase signifie bien quelque chose. Cette figure de style met ainsi en lumière des attitudes qu’on ne pourrait comprendre sans les explications qu’elle leur apporte. Par exemple, prenons comme personnage un solide quinquagénaire au visage buriné par le vent du large et l’alcool fort, se trouvant sur une plage quand il aperçoit un aileron de requin fendant tout droit les flots jusqu’à un groupe de baigneurs. Que va-t-il se passer ? Fin de ce suspense insoutenable juste après ma pause-café – tchin !
Nager le crawl dans ses souvenirs
Cet homme aimable va-t-il donc se jeter dans les vagues pour porter secours aux malheureux dont on aperçoit qui un bras qui une jambe remonter à la surface dans un bouillon d’écume rougeâtre ? Et au prix d’un crawl vigoureux retirer à temps des terribles mâchoires du requin ce charmant bambin qui suffoque de panique ? Nous espérons bien que… ah zut, trop tard. Car au lieu de quoi, un sourire ravi naît sur son visage quand le squale se met à perpétrer un carnage parmi les nageurs hurlant en se débattant dans des mouvements désordonnés (on remarquera au passage qu’ils n’y connaissent absolument rien en natation synchronisée). Mais pourquoi tant de haine ? Les apparences sont souvent trompeuses, et nous allons voir que notre homme est en fait un romantique indécrottable. Certes, à sa façon, je l’admets.
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Ouverture et fermeture de l’analepse (veuillez consulter les horaires)
Comment avoir un ticket avec une fille
Il y a donc bel et bien une raison pour que notre si sympathique personnage se fende d’un sourire aussi rayonnant devant ce spectacle somme toute moyennement hilarant. Flash-back : notre homme se revoit dans sa jeunesse lorsque, après en avoir rêvé des mois, il avait invité la plus chouette fille du lycée au cinéma et que cette dernière avait fini par accepter (il lui avait promis de lui payer son ticket. Ce n’était pas une fille facile). Puis, quelques années après cette mémorable projection où elle avait passé l’essentiel de la séance à se réfugier dans ses bras pour ne pas voir les scènes un brin choquantes du long-métrage Les dents de la mer, elle avait fini par l’épouser.
Couper le sifflet au rêve
Repensant à ce souvenir chéri entre tous, les yeux embués d’émotion en revivant cet instant grâce au grand blanc venant de faire subitement diminuer la population touristique de la station balnéaire de façon drastique, on ne peut qu’excuser notre homme de s’être laissé aller à la douceur de la nostalgie engendrée par la magie de l’analepse au lieu d’aller porter assistance à son prochain. Le coup de sifflet d’un maître-nageur fan d’Alerte à Malibu finira hélas par le tirer de sa rêverie – que ce monde est cruel – et permettra en même temps à l’auteur de cette scène magnifiquement écrite de sortir de ce flash-back.
Des courants d’air à l’opéra
Car c’est une des règles d’or de l’analepse : une fois ouverte, elle doit être refermée. À cause des courants d’air narratifs que ça pourrait créer dans le texte. L’entrée étant ici l’aileron qui apparaît et comme je viens de le dire, le moyen de la clore, le moment où le maître-nageur fait s’évaporer le merveilleux souvenir de notre personnage en sifflant la fin de la récréation, si je puis dire. À noter que cette imprévisible bascule mémorielle aurait très bien pu avoir pour cadre un opéra dans lequel se serait joué le Prélude et fugue en ut majeur. Mais dans ce cas précis, on écrira plutôt flash-Bach. Ah mince, l’article sur les jeux de mots, c’était la semaine dernière. Encore loupé.
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Chuchotis et superficialité
La crédibilité de l’analepse
Autre aspect important pour l’emploi de l’analepse : dans une histoire, comme les jeux de mots, point trop n’en faut. On doit s’en servir comme support sur lequel on s’appuie ponctuellement pour s’assurer de la bonne marche du récit. Et non pour contrarier son avancée. Il faut donc qu’elle soit amenée de manière justifiée et vraisemblable. Votre protagoniste ne va pas soudain se dire : « Ah ben tiens, il serait peut-être temps qu’un truc quelconque tiré de mon enfance vienne un peu étoffer le personnage que je suis ou explique ma façon d’agir ! ». Non, ça ne fonctionne pas comme ça. Un effet déclencheur de l’analepse est en ce sens indispensable à sa crédibilité.
Les risques vaporeux
L’analepse ne doit surtout pas se draper dans les atours vaporeux de la superficialité et par là même envahir plus que de raison l’espace textuel. Ce serait un risque évident de voir la narration stagner en accordant plus d’importance aux flash-back qu’à l’histoire principale. Alors que c’est justement l’effet inverse qui est recherché, les premiers devant donner de l’élan à la seconde. Sans compter que cela décontenancerait le lecteur ne sachant plus trop s’il doit davantage se concentrer sur ce qui a conduit les protagonistes là où ils en sont ou focaliser son intérêt sur ce qu’ils vont devenir. L’analepse, c’est littérairement ce que le passé chuchote au texte pour qu’il atteigne son objectif originel…