On parle communément d’élément déclencheur d’une histoire afin de la faire progresser. Ou d’événement perturbateur pour l’orienter vers une direction différente de celle qu’elle semblait prendre initialement. Utilisé avec diabolicisme, c’est un procédé étudié pour mettre de plus en plus le personnage principal dans la panade. Et par-là, faire en sorte qu’il suscite l’empathie du lecteur. On joue ainsi sur les registres du suspense et de l’émotion dans le but de créer une tension augmentant d’un chapitre à l’autre. Une mécanique efficace dont il n’est pas inutile de rappeler comment user de notre burette narrative pour en huiler chaque rouage…
Jusque-ici, tout va bien
Le trouble
Il faut qu’une situation problématique survienne pour enclencher des conséquences risquant d’amener une histoire à salement dérailler. Rien qui soit au départ forcément irréparable, mais au moins l’événement doit-il troubler ce qui est d’abord présenté comme un environnement agréable – une famille idéalisée, pour prendre un exemple simple. Mettons que l’un de ses membres soit coupable d’une vilenie. Non pas susceptible d’engendrer une catastrophe, mais une chose tout de même assez préoccupante pour que son sommeil en souffre.
Le bénitier
Dans cette famille presque parfaite où seules d’innocentes chamailleries perturbent la bonne entente habituelle régnant entre les parents et leurs enfants – Maria une jeune fille espiègle et Thimotée un garçon facétieux –, un de ces adorables rejetons dissimule donc un acte pesant sur sa conscience. Rien de bien grave on l’a dit, mais quand même : sans qu’il se l’explique lui-même, le fiston a un jour pénétré dans l’église du village déserte à cette heure-là et, poussé par on ne sait quel démon, a déféqué dans le bénitier.
Le confessionnal
Voilà un comportement ne lui ressemblant guère, et autant dire que si le curé de la paroisse apprenait qu’il est l’auteur de ce forfait, Timothée ne serait plus en odeur de sainteté à l’office du dimanche. Ne pouvant garder pour lui le secret de cette souillure dont il se demande si elle ne va pas lui valoir d’être enfermé à vie dans un confessionnal, il confie à sa sœur compréhensive l’étendue de sa faute. Faudrait-il qu’il s’en ouvre à ses parents ? Certainement pas lui rétorque-t-elle, la honte des étrons bénits rejaillirait sur toute la famille ! Se taire, voilà la solution. Sauf qu’il s’agit de la goutte huilant le premier rouage d’une machine infernale. Eh oui, le remède va s’avérer pire que le mal.
Le mensonge, un levier dévastateur
La brûlure
Dans un engrenage narratif, un mensonge par omission entraîne toujours un nouveau travestissement de la vérité autrement dévastateur. L’affaire du bénitier version Canard WC ® fait peu à peu scandale autant qu’elle provoque des rires sous cape dans la petite bourgade où s’est déroulée cette farce scatologique. L’homme de Dieu cesse alors de dépoussiérer ses vitraux pour aller faire part au maire de sa volonté de démasquer le coupable et d’exhiber son visage impie à la lumière divine afin qu’il en ressente la cuisante brûlure et que le rouge lui vienne aux joues chaque fois qu’il y repensera ! Il ne le dit pas dans ces termes, mais on sent qu’il l’a mauvaise : le pardon, oui, la clémence, non ! Et l’engrenage de continuer à cliqueter…
La cruauté
Nous en sommes à ce stade du récit où rien d’irréversible ne s’est mis en place. Les choses s’enveniment certes quelque peu, mais on peut imaginer que le responsable du méfait, tout amidonné de contrition et le chapelet brillant des larmes du remords, va se prosterner devant le curé jusqu’à baiser l’ourlet de sa soutane tout en balbutiant ses regrets les plus sincères. Tout finirait donc par rentrer dans l’ordre, et qui sait, dans les ordres. Certes, mais nous ne nous trouvons pas dans l’éventualité où tout finit par s’arranger. En tant qu’auteur d’une cruauté sans nom, nous voulons que ça dégénère dans d’atroces proportions. Ah oui, on est comme ça, nous autres.
Le rouage
Timothée fait donc part à Maria de son intention d’aller trouver le prêtre, mais sa sœurette l’en dissuade, lui rappelant le tombereau d’opprobres qui va se déverser sur les siens jusqu’à la dixième génération et qu’on ne lavera pas cette honte en tirant la chasse d’eau, si je puis de la sorte en revenir au péché originel. Bref, empressons-nous, lui dit-elle, plutôt que de s’exposer à la vindicte populaire, de s’arranger pour que quelqu’un de peu d’importance à leurs yeux – et sans défense – en soit la cible. Sans le moindre grippement, un autre rouage vient de s’engrener.
Crâne-de-vent
L’idiot
Il y a toujours un idiot du village dans un patelin qui compte suffisamment de crétins pour en désigner un. Aussi est-ce sur lui que tout ce merdier – je reste dans mon thème – va retomber en coulures épaisses dessinant sur son visage effaré, puis effrayé, l’abominable masque de la suspicion. Les habitants trouvent souvent à un pauvre bougre un surnom peu flatteur mais pas trop méchant afin que chacun puisse se gausser de lui sous des dehors faussement compatissants. On l’appellera par exemple « Crâne-de-vent », cet orphelin auquel sous couvert de charité chrétienne exonérée d’impôts on lui donnera quelques petits boulots effectués au noir. C’est un brave gars, généralement traité comme tel, mais que la mauvaise blague d’un autre va transformer en une autre roue dentée de l’engrenage. Celle enclenchant le mouvement vers le drame.
Les ragots
Maria est elle une élève très populaire qui, en usant habilement de sous-entendus, n’a aucun mal à mettre dans l’esprit de ses ami(e)s qu’il ne serait pas étonnant d’imaginer Crâne-de-vent avoir commis le blasphème odoriférant. Oh, sans penser à mal bien sûr, ce pauvre simplet n’a pas vraiment toute sa tête, n’est-ce pas ? Qui sait quelle idée peut bien lui traverser l’esprit ? C’est évoqué au détour d’une conversation, puis cela revient de plus en plus fréquemment lors des récréations propices à ce genre de ragots. Qui songerait au délicieux Timothée dans le rôle du coupable, de toute façon ?
La traînée de poudre
Naturellement, cette rumeur fait son chemin et se répand hors des murs de l’établissement scolaire, colportée par les admirateurs de Maria auprès de leurs parents, ces derniers commençant à en parler entre eux à l’occasion d’une réunion quelconque ou dans la file d’attente à la boulangerie. Ce Crâne-de-vent, sans doute faudrait-il lui rappeler les règles de vie en société, non ? Puis les esprits s’échauffent comme des allumettes enflammées suivant la même traînée de poudre.
La corde
La conséquence ? Un brouhaha malsain embrase les réflexions déjà embrouillées de Crâne-de-vent. En proie à des moqueries se muant en une hostilité dont il ne saisit pas la cause, son existence jusqu’alors pas bien compliquée va désormais d’un ricanement à une insulte. Jusqu’à ne trouver qu’au bout d’une corde le moyen de se soustraire à une incompréhensible cruauté. Certains y voient un aveu. D’autres une accusation. Lui s’en balance pour l’éternité.
Autour de l’engrenage
La psychologie
Ce point de basculement du récit nécessite à ce moment-là de traiter plus en profondeur le caractère et la motivation des personnages principaux. Bien sûr, l’auteur aura pris soin de préparer le terrain psychologique auparavant, pointant chez chacun des protagonistes concernés les interrogations voire les doutes consécutifs à leurs agissements respectifs. Ce qu’ils projetaient partait le plus souvent d’une bonne volonté : c’est à mettre en avant tout en effectuant le parallèle avec une terrible évidence : le problème qu’ils pensaient résoudre chacun à leur niveau et pour des raisons différentes a pris des proportions incontrôlables.
Les causes
Timothée a commis une bêtise affligeante, comme des millions de jeunes avant lui. Sa résolution de l’assumer a fléchi face aux arguments de Maria ne désirant de son point de vue que préserver du qu’en dira-t-on la cellule familiale jusqu’alors irréprochable. Le curé a souhaité que le Sacré ne soit pas bafoué impunément. En en informant l’édile, il a donné un caractère officiel à ce dérapage potache. Les élèves ont cancané comme cela s’est fait de tout temps. Quoi de mieux pour tromper l’ennui entre deux cours ? Les adultes ont plaisanté de la situation avant d’afficher une réprobation de circonstance s’orientant vers Crâne-de-vent. En bref, l’épisode du bénitier profané a cristallisé toutes ces actions, relativement inoffensives considérées individuellement, mais dont l’impact collectif a provoqué la mort d’un innocent.
Les mécanismes
L’engrenage narratif repose toujours sur les mêmes mécanismes. En croyant se débarrasser facilement d’une épine dans le pied, on finit par devoir amputer une jambe. C’est d’autant plus embêtant lorsque les tentatives de modifier les conséquences de mauvais choix constituent à chaque fois un pas supplémentaire dans la mauvaise direction – un chemin où l’on s’égare jusqu’à devenir fou ou un cul-de-sac dans lequel notre vie s’achève. Si l’écrivain a correctement accompli son job, le lecteur se demandera si lui-même aurait évité de commettre ces erreurs d’aiguillage l’empêchant de reprendre le contrôle de sa vie.
Au fait, ces derniers temps, avez-vous vraiment pris la bonne décision ?…

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