Le conflit est un des socles de la narratologie. On le présente habituellement sous ses deux aspects les plus classiques : le premier est interne au personnage quand le second, pour simplifier, consiste à l’affrontement que ledit personnage livre à ce qui lui est extérieur. Bien sûr, ils sont conçus pour se nourrir mutuellement. L’évolution respective de ce duo conflictuel affecte l’ensemble des ressorts de l’intrigue, des décisions prises aux rebondissements qu’ils génèrent. Mais avant de songer à gérer les conflits de ses protagonistes, un auteur en a d’autres à régler : ceux qu’il rencontre dans son questionnement littéraire…
Les prémices du conflit
Tout a été dit, mais…
Il y a ceci de merveilleux à quoi on peut penser le jour où on se décide à écrire : tout a été dit, mais pas forcément de la façon dont nous l’aurions formulé. Cette particularité me paraît de nature à lever le dernier doute pour le cas où on hésiterait à faire franchir à nos idées le seuil les séparant de la littérature. Plus jeune, les propos de tel écrivain ou tel autre ont recueilli mon entière approbation par rapport au sujet dont ils s’étaient emparés. Ce qui ne m’a pas empêché de me dire, en dépit de mon style encore bien malhabile, que mes propres phrases auraient pu apporter une nuance à leur discours. Pas l’améliorer : me laisser la place d’y blottir quelques mots.
Ne pas faire le travail à moitié
La possibilité de donner une coloration personnelle à l’expression d’une pensée que l’on partage a dû pousser nombre de personnes à prendre la plume. Mais ce qui attire dans l’écriture ne se réduit pas au prolongement d’une considération qui nous séduit. Ceci est certes un travail mobilisant des qualités réelles. Il n’en demeure pas moins incomplet si on estime qu’il prive l’auteur de cette précieuse ressource qu’est de construire son écriture dans l’adversité. J’entends par-là se frotter à des arguments a priori incompatibles avec ceux dont on pense qu’ils vont de soi.
L’adhésion et la lutte
S’essayer à ces deux méthodes – l’adhésion et la lutte –, les malaxer dans notre esprit, nécessite le recours à des gymnastiques mentales qui bien que contraires peuvent s’enrichir. Écrire en réaction à une réflexion interrogeant nos convictions jusqu’à les mettre à mal s’avère un puissant moteur créatif. Qu’une personne rejette notre vision du monde en nous en opposant une autre nous offre un défi littéraire intéressant. Celui de mettre en mots un débat cérébral interne d’où doit ressortir notre capacité à étudier une opinion entrant en collision avec la nôtre.
De l’usage du conflit pour améliorer son écriture
Identifier ce qui est perfectible
Inversement à ce qui s’opère lorsqu’on se penche sur un thème dont le traitement épouse nos points de vue, on est alors confronté à un inconfort intellectuel. Un conflit. Ce déconfort est un facteur de progression tant au niveau de notre écriture que dans notre approche du discours de l’autre. Tenter de déconstruire les critiques qu’autrui émet vis-à-vis de nos certitudes, c’est également effectuer un état des lieux de ces dernières afin d’en détecter les éventuelles failles. On n’améliore que ce qu’on identifie comme étant perfectible.
Les entrechoquements de l’intrigue
Être contesté dans ses idées constitue l’amorce d’un conflit, et un conflit, c’est la base d’une bonne histoire. Il s’agit même d’un passage obligé vers une intrigue de qualité, forgée dans l’entrechoquement des caractères et le heurt des idées. En tout cas, je n’ai jamais ouïe dire qu’un lecteur un tant soit peu exigeant s’enthousiasmerait pour un roman où la totalité des personnages passerait l’essentiel de leur temps à tomber d’accord sur absolument tout. Sauf à se passionner pour un traité à la gloire de l’ennui né du consensus.
Évolutions
L’évolution du personnage par l’entremise du conflit
L’auteur soucieux de la cohabitation des petites musiques discordantes émises par ses protagonistes devra en chef d’orchestre éclairé obtenir une forme d’harmonie dans le froissement des partitions. Avec la justesse dramatique requise, les premières notes du conflit pourront alors résonner. On souligne à raison l’importance de ce dernier dans un récit. En apprenant à jouer avec ses propres valeurs comme indiqué précédemment, l’auteur dirige à sa guise le conflit que le personnage a en lui-même. On parle ici d’une évolution, sans oublier que rien n’oblige à l’employer dans son acception positive.
L’évolution du conflit par l’entremise du personnage
Évoluer, c’est subir une transformation appelée dans le cadre du conflit littéraire à déclencher des soubresauts narratifs. L’intérêt d’une histoire soumise à des dysfonctionnements naît des choix qui les ont provoqués. La remise en cause qu’effectue un personnage, qu’elle concerne ses croyances, ses désirs, ses partis pris, etc., peut autant participer de son développement vers une amélioration que d’une forme de destruction de tout ou partie de qui il est ou a été. Par ricochet, le conflit extérieur au personnage subit des modifications.
Circuit fermé et porte ouverte
Par ses répercussions sur le récit, l’évolution interne du personnage évacue dans une certaine mesure la part d’égoïsme d’une pensée majoritairement centrée sur soi. Ce qui le concerne au premier chef et autour de quoi son esprit tourne en permanence est donc à la fois un circuit fermé et une porte ouverte. Le poing crispé de ses contradictions est aussi la paume ouverte tendue vers le monde extérieur. Reste à savoir s’il l’empoignera pour le gifler ou pour le caresser.
Les mouvements du conflit
Le conflit de l’œuf
Des deux conflits, lequel crée l’autre ? Je ne vais que brièvement me réfugier derrière le paradoxe de l’œuf et la poule pour répondre à cette question. Le temps d’un sourire en fait, celui provoqué par l’écrivain britannique Samuel Butler qui avança l’explication suivante : « La poule est seulement un moyen pour l’œuf de faire un autre œuf ». Ce à quoi j’ajouterai que si l’humour nonsensique était un œuf, le poussin qui en percerait la coquille piaillerait probablement avec l’accent anglais.
La mise en mouvement interne et externe du récit
Plus sérieusement, ces deux conflits sont suffisamment dissociables pour que le débat de la préexistence se réoriente logiquement vers leur coexistence. Dans la construction narrative, vécus de l’intérieur ou en provenance de l’extérieur, ils servent le même objectif : combattre la stagnation d’une histoire par un renouvellement régulier de la tension, des enjeux, des quêtes, des relations, etc. La mise en mouvement d’un récit ne peut se passer de l’alimentation du conflit interne par le conflit externe, et vice-versa.
Le flamboiement de l’histoire
Le conflit est le questionnement qu’un auteur doit sans cesse avoir à l’esprit dès lors qu’il s’agit de se servir d’éléments qui, en se heurtant, produisent de l’énergie au lieu d’en gaspiller. Les silex de la pensée. Une énergie autrement nommée inspiration, compréhension du positif à retirer des avis divergents ou encore exploitation des fêlures du personnage pour enrichir l’intrigue. Dans le conflit, accepter la différence n’est pas renoncer à ce en quoi on croit, c’est fournir son feu intérieur à l’histoire qu’on veut exposer dans son plus beau flamboiement…
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