La décision
La décision comme cap narratif
Une scène où une décision cruciale est prise par un personnage est l’aiguille de la boussole d’un texte. La fiabilité de cette boussole narrative, ou son utilité si l’on préfère, sera mise à l’épreuve de la manière dont elle pèse sur les événements. Elle doit fournir un cap au récit sans s’interdire d’en modifier significativement le cours. Une décision sert dès le début d’un ouvrage ou au cours de l’histoire à donner la direction que celle-ci se prépare à prendre sans préciser au lecteur quel chemin l’auteur a choisi de lui faire emprunter. Ni si le personnage qui en est responsable parviendra à bon port.
Subir ou décider
« Je m’en vais », premiers mots du roman éponyme de Jean Echenoz, indique que le personnage prend son existence en main. Lorsque Félix Ferrer apprend ainsi à sa femme qu’il la quitte, cela déclenche en un instant mémorable une succession d’événements qui pour certains ne le seront pas moins. Mémorable, car dans Je m’en vais, l’étonnement est créé par le fait que l’histoire commence par ce qui sonne comme une sentence. Au lieu de subir un quotidien ne le satisfaisant plus, cet homme dont la résolution paraît inébranlable prend les devants.
L’élan de la décision
Ferrer s’en va, et il semblerait que rien n’arrêtera sa marche en avant. On comprend dans les lignes suivantes qu’il n’aurait servi à rien de le supplier de rester ou de noyer son évasion dans les insultes. Il s’en va, Ferrer, et d’un bon pas, encore ! Par ce procédé, Echenoz impose presque à son lecteur de le suivre, comme s’il fallait lire son « Je m’en vais » comme « Allons-y ! ». Quand une décision crée une telle dynamique de lecture, inutile d’en expliquer l’efficacité, elle nous emporte d’elle-même. Le prix Goncourt 1999 a salué à raison cette réussite littéraire pleine d’élan.
L’une n’est pas l’autre, mais l’un n’est rien sans elle
De la décision au personnage
Une décision n’est pas le personnage, mais elle fait partie intégrante des paradoxes qui le constituent. Le personnage est identifiable par le biais d’une caractérisation forte dont les développements lui apportent de la nuance plus qu’ils ne le modifient du tout au tout. Si l’évolution nécessaire d’un personnage au cours d’une histoire entraîne rarement une transformation radicale de sa personnalité qui nuirait à sa cohérence, elle peut l’altérer à la marge. À ce titre, on peut s’interroger sur la façon dont le personnage et la décision qu’il prend se confondent.
Une fusion
De nature à impacter le personnage, la scène au cours de laquelle cette fusion a lieu peut en partie redéfinir sa façon de penser ou d’agir. Un auteur doit avoir à l’esprit que cette façon de redessiner la silhouette de son héros se prépare soigneusement. Même lorsqu’une décision paraît soudaine, voire irréfléchie, elle doit être nourrie par des éléments logiques pour que le lecteur soit en mesure d’en appréhender les tenants et les aboutissants. Et par-là, d’en comprendre la motivation et d’en juger la pertinence. Si une décision semble incompréhensible sur l’instant, l’auteur doit se débrouiller pour qu’on devine qu’elle masque une fêlure qu’un événement particulier a contribué à faire se rouvrir, voire s’agrandir.
Basique ou élaboré
Une construction intellectuelle doit donc participer de la décision prise par un protagoniste. Soit par l’emploi de raisons basiques, tel un choc post-traumatique, soit en ayant recours aux ressorts psychologiques les plus élaborés. Dans les deux cas, en prenant leur source dans des événements anciens, ayant ou non un rapport apparent ou plus ou moins lointain avec la situation présente. Les deux exemples qui suivent font appel à des réminiscences issues d’un contexte extrême mais pourraient aussi être l’écho de souvenirs plus anodins dont l’empreinte demeure pourtant vivace.
L’échiquier de Rambo
La décision torturée
Par « basique », on peut repenser au Rambo (ou First Blood) de David Morrell, roman dans lequel le héros, après s’être fait coffrer en Amérique pour vagabondage, repense aux tortures que l’ennemi lui a infligées alors qu’il était captif durant la guerre du Viêt Nam. La décision de s’enfuir de la prison où le shérif local le détient alors que dans son esprit s’opère la transposition de ce conflit du bout du monde dans la petite ville de Madison entraînera le carnage que l’on sait (l’adaptation cinématographique étant bien moins sanglante que sa version de papier).
La cavalcade raisonnée
Par « élaboré », on peut citer Le Joueur d’échecs, de Stefan Zweig, où M. B… décide, rattrapé par les démons d’un passé n’ayant rien à voir avec le jeu proprement dit, de disputer une dernière partie d’échecs dont il sait que les conséquences pourraient être irréversibles. Alors qu’à l’époque, cela lui avait permis de ne pas sombrer dans la folie suite à un « traitement de faveur » inventée par la Gestapo. À la manière dont les échecs l’exigent, un écrivain se doit de réfléchir au(x) coup(s) d’après. De même qu’on ne déplacera pas son cavalier sans raison sur l’échiquier, on ne fera pas prendre au personnage une décision que rien ne justifie.
Le venin d’Homère, l’odyssée d’une vipère
La décision d’un outragé
La décision en tant que ressort littéraire cristallisant l’attention du lecteur peut naître de bien des causes, comme dans L’Illiade et l’Odyssée d’Homère. Par exemple, la vengeance d’un personnage suite à un fait particulier : celle de Ménélas, roi de Sparte, levant en compagnie de son frère Agamemnon une armée pour entrer en guerre contre Troie après que Pâris l’a eu cocufié avec son épouse Hélène, ce qui n’est pas très gentil mais est-ce que ça valait vraiment le coup de foutre un tel bordel ? Les historiens mythologiques trancheront, quand Ménélas rêvait que Pâris soit émasculé. Ne comptez pas sur moi pour dire que Pâris s’en est pris plein la poire pour avoir enlevé la belle Hélène à son mari, pas plus qu’il a misé sur le mauvais cheval. Je ne pratique pas ce genre d’humour douteux.
Les racines de la décision
Autre exemple d’une décision influant à la fois sur le personnage et l’histoire qu’il raconte, la fameuse scène d’introduction de Vipère au poing. Hervé Bazin dote d’emblée son jeune héros d’une volonté inflexible annonciatrice de son esprit rebelle qui résonnera jusque dans la dernière phrase du livre. La lutte intense qu’il décide de livrer à la vipère dit déjà ce que sera son affrontement face à Folcoche : une fois le combat engagé, leurs relations s’enveniment et les crochets s’enfoncent chaque fois qu’il est possible d’empoisonner l’esprit de l’autre. Sans prendre Racine dans ce paragraphe, on peut toutefois se demander pour qui sont ses serpents qui sifflent sur leurs têtes.
Lippincott
La curiosité affranchie
Parfois, une décision naît d’un excès de curiosité encouragé par le métier qu’on exerce, comme l’emploi de facteur qu’occupe Albert Lippincott, personnage central du roman Mailman, de J. Robert Lennon. Décision consistant à photocopier pour le lire tranquillement le courrier des personnes dont il a la charge de remplir la boîte aux lettres. Une forme de petit pouvoir inavouable puisque ne pouvant se savourer autrement que dans le secret le plus absolu. Cela a forcément le don d’opérer sur le lecteur la fascination amusée de qui n’aura jamais l’opportunité de décacheter les lettres d’amour (entre autres) d’autrui – sauf hasard amené à ne jamais se répéter. Contrairement à notre facteur faisant collection des billets doux et des problèmes existentiels bien timbrés.
La quiétude incendiée
Que peut-on tirer d’un tel travers une fois découverts quelques adultères de banlieue, des désaccords familiaux ou de banals échanges amicaux ? C’est le type de sujet dont le lecteur est en droit de se dire qu’il finira par tourner en rond. Tiens, j’ai comme l’impression que la boussole qui inaugurait cet article pointe droit vers une direction tant inattendue qu’envisagée. Il y aura donc bien une dune – on n’en est plus au grain de sable à ce stade-là – dans l’engrenage de l’existence de voyeur épistolaire de Lippincott. Et quand les rouages plus ou moins bien huilés de sa routine se grippent, les étincelles qui en résultent ne tardent pas à tourner à l’embrasement de sa quiétude.
La dangerosité d’une décision
Forcément, l’incident qui va survenir nous vaudra une scène marquante, car elle inclut dramatiquement l’un des destinataires d’une des lettres soumises à la vorace envie de Lippincott de s’inviter chez les autres sans jamais franchir le seuil de leur maison autrement qu’en entrant par effraction dans leurs pensées. Dès lors, pour celui ayant un jour choisi de s’arroger ce droit, tout va basculer en une brutale remise en cause de ce qu’il s’était convaincu n’être qu’une sorte de délicieuse manie alors que, peut-être, sa décision de s’accaparer l’intimité intellectuelle de ses clients a touché ses plus dangereuses limites.
Potentiel romanesque de la prise de décision
De la crainte à la transfiguration
Le petit vice de Lippincott est la démonstration parfaite d’une décision en provoquant une autre nous mettant au pied du mur. Prise en réaction face à l’urgence, ou sous la contrainte de remédier à des conséquences non prévues, cette décision-là sous-entend une diminution du libre arbitre, du champ des possibilités, de la réflexion. Ce qui était auparavant motivée par l’envie l’est désormais par la crainte et dessert presque toujours les intérêts du décideur, comme cela peut toutefois le transcender, voire le transfigurer dans l’épreuve. Dans la construction d’un personnage et de l’intrigue à laquelle il est rattaché, cela permet à l’auteur de le faire évoluer à partir de son rôle originel. Et par répercussion de développer son potentiel romanesque.
Le miroir des hésitations
Ah, si Lippincott avait eu conscience de ça quand il s’est mis en tête de décacheter la vie privée d’une partie de la population… Ce fameux « Et si… » permet de souligner l’aspect déterminant d’une décision au regard de ses conséquences, qu’elles soient négatives ou positives pour le héros. Il est donc intéressant que le personnage s’interroge sur ce qu’auraient été les choses s’il ne l’avait pas prise. C’est une technique assez courante, du moins l’ai-je souvent remarquée dans bon nombre de romans lus cette année. C’est, aux yeux du lecteur comme à ceux du personnage, le renforcement d’une réalité par rapport à ce qu’elle aurait pu être et qu’il n’est plus possible qu’elle soit. Pour un auteur, le « Et si… » est le miroir des hésitations d’un personnage qu’il lui tend pour que s’y reflètent ses réussites et ses échecs…
- Je m’en vais – Jean Echenoz – Les Éditions de Minuit.
- Rambo (First Blood) – David Morrell – Éditions Gallmeister.
- Le Joueur d’échecs – Stefan Zweig – Éditions Le Livre de Poche.
- L’Iliade et L’Odyssée – Homère – Éditions Robert Laffont.
- Vipère au poing – Hervé Bazin – Éditions Le Livre de Poche.
- Mailman – J. Robert Lennon – Éditions Monsieur Toussaint Louverture.