Apprendre à un personnage à se battre ne s’invente pas facilement. Pour qu’on y croit, il faut oser taper.

 

Du bourre-pif très énervé à la gifle froide en passant par le coup de genou bien placé qui fait tinter la vaisselle dans le buffet, la littérature a souvent été comptée dix lors de bastons minables, de luttes homériques, de colères sorties de leur sommeil ou de règlements de comptes hargneux. Des héros ont alors vacillé, d’autres se sont découverts des flaques de haine qui stagnaient dans leur cœur. Des protagonistes ont perdu de leur panache quand certains voyaient leur couardise se couturer des cicatrices d’un courage insoupçonné. Quand l’écriture perd en raison ce qu’elle gagne en férocité, aucun doute ne subsiste : votre personnage doit être prêt à se battre…

 

« Je ne veux pas mettre mon adversaire K.O.

Je veux le frapper, reculer d’un pas et le voir souffrir.

Je veux son cœur. »

Joe Frazier

Ancien champion du monde poids lourd

(in De la Boxe)

 

La baston comme élément de narration

L’esprit entre les cordes

Le très regretté acteur Robin Williams avait eu ce mot délicieux : « Ne cherchez jamais la bagarre avec une personne laide. Elle n’a rien à perdre. » Si cette formule contient une indéniable forme de vérité comique, elle n’explique pas le fait d’en vouloir à quelqu’un au point paroxystique de souhaiter vivement porter atteinte à son intégrité physique. Oui, c’est une façon élégante de dire qu’on rêve de lui casser la gueule. Se battre, c’est fabriquer un ring à notre esprit. Le mettre entre les cordes de la fureur dans l’attente angoissée que la cloche sonne.

L’effondrement des rapports civilisés

Pour faire ressentir ce sentiment-là à son lecteur, un auteur doit parfaitement connaître son personnage. Sinon, sur quoi se baserait-il pour déterminer quelle serait sa réaction lors d’un conflit où les rapports civilisés s’effondrent ? Frapper une personne, c’est franchir une frontière tant mentale que sociale pouvant entraîner un chamboulement narratif : soudain, l’auteur peut être amené à raconter une autre histoire que celle qu’il a débutée. Simplement car son personnage a éprouvé un changement en lui qui pourrait modifier sa perception du monde et la place qu’il y occupe.

La tête de Turc et le caïd

On le sait, un bon personnage se doit d’évoluer au cours d’un récit. Une bagarre – victorieuse ou non – constitue un élément narratif. Jusqu’à devenir un procédé littéraire auquel un écrivain peut recourir afin de s’en servir comme d’un levier de progression. Une situation classique illustre très bien cela : pour une raison ou une autre, la tête de turc de ses « camarades » de classe se révolte un jour et prend le dessus physiquement sur le caïd de la bande. Il y aura une vengeance ou pas, mais il sera moins, ou plus du tout figé dans ce « statut de victime ». Voire, il deviendra un meneur, un personnage populaire, etc., toutes les options dépendant du choix de l’auteur.

Brutal

Comment faire mal à quelqu’un

« Un soir d’août au Torch Drive-in quand j’avais sept ans mon père m’a montré comment faire mal à quelqu’un. Il n’était bon qu’à ça. […] Tournant autour du type, il lui enfonçait les côtes à coups de groles, écrasant la main droite jusqu’à ce que l’alliance en or lui rentre dans l’os de l’annulaire. À genoux à présent, il a attrapé les lunettes du bonhomme et les a cassées en deux, lui a tapé dessus jusqu’à ce qu’une dent lui tombe du coin de la joue. »

La vie en vrai, nouvelle du recueil Knockemstiff – Donald Ray Pollock – Éditions Libretto.

L’agenda mental du lecteur

Les deux premières phrases de cet extrait débutent également cette nouvelle. Tout aussi important que de retranscrire la violence de cette rixe, la façon dont le narrateur l’annonce participe de l’intensité avec laquelle elle va s’exprimer. Le lecteur est préparé, conditionné à ce qu’un passage d’une incroyable dureté soit au centre du récit. Une histoire compte ainsi des éléments ne perdant rien de leur impact en étant inscrit dans l’esprit du lecteur comme on cocherait une date dans son agenda mental. Au contraire, vous lui fixez un rendez-vous auquel la hâte d’être augmente à mesure qu’il se précise.

Faire redouter le pire

« Faire mal », chacun comprend ce que ça signifie, mais cela génère une crainte incertaine, entretenue par le flou avec lequel cette intention va se manifester. Quand, en plus, c’est quelqu’un « qui n’était bon qu’à ça » qui va s’en charger, on ne peut que redouter le pire. Et l’attendre, donc. Ça tombe bien, l’un des devoirs d’un écrivain étant justement de créer une tension dont l’acmé ne devra pas décevoir. Mission brutalement remplie par Pollock, car on n’a pas été trompé sur la marchandise. Pour les frais de dentiste et d’oculiste, merci de régler ça avec l’auteur !

Machine à écrire

Retour de chariot

« Hummm, je crois qu’on va te faire la machine à écrire. Tu sais ce que c’est, Geronimo ? » […] Il empoigna mes deux oreilles qu’il tordit en émettant une espèce de bruit mécanique. « Tu vois ? dit-il. Je mets le papier. T’as pigé le coup de la machine à écrire ? »

Il entreprit alors de frapper sur ma poitrine du bout de ses doigts courtauds en faisant claquer sa langue, tic-tic-tac-tac-tic-tic-tac-tac, ce qui constituait une assez bonne imitation de quelqu’un en train de taper à la machine. De temps en temps, il criait cling ! – le bruit du chariot arrivant en bout de course – puis me gratifiait d’une bonne claque comme pour faire revenir le chariot.

Le destin miraculeux d’Edgar Mint – Brady Udall – Éditions Albin Michel.

Une analogie pleine de sens

Brady Udall adopte lors de ce passage – à tabac, car la « plaisanterie » ne s’arrête pas là – un ton plutôt humoristique en dépit du supplice que le bourreau inflige à sa victime, l’un et l’autre navigant encore dans les eaux de l’adolescence. ­L’analogie avec la machine à écrire a d’autant plus de sel que le héros se faisant ainsi molester, un Apache métis ne s’appelant bien sûr pas Geronimo mais qui est bel et bien le Edgar Mint du titre, s’est vu offrir une Hermès Jubilé sur laquelle il écrira un nombre incalculable de « pages d’inconséquences ». À plus d’un titre, cette raclée fait partie de son histoire.

Le stacatto de Brady Udall

Au-delà de l’acharnement du mauvais garçon, il y a dans cette scène de bagarre une approche d’une grande originalité. Très visuelle, elle dégage un côté cartoonesque à la Tex Avery, la tête du pauvre Mint allant de gauche à droite à grand renfort de mandales furieuses, mouvement chaque fois ponctué du cling ! hurlé par la brute qui le corrige. Sans parler du staccato des doigts de son agresseur sur sa poitrine reconvertie en clavier imaginaire pour l’occasion. Du pur délire, quand on y pense. Ou du Udall dont l’imaginaire serait entortillé dans un ruban encreur, si l’on préfère !

Le poing du parrain

Un kangourou sur un ring

« On me donne des gants et je commence à balancer des jabs. Ce que je ne savais pas, c’est que les kangourous ont une mâchoire mobile, et quand vous les frappez, ça ne remonte pas au cerveau donc pas de K.-O. […] voyant que ça ne mène nulle part, je balance un crochet du droit, fracassant. Le kangourou s’écroule, et au même moment, je sens un grand coup à l’arrière du crâne, comme quand mon père me collait une taloche. […] Encore une chose que je ne savais pas : le kangourou se défend avec sa queue. Il a une queue de deux mètres cinquante qui vous frappe par derrière si vous l’envoyez au tapis. »

The Irishman – Charles Brandt – Éditions 10/18.

Une foire pour l’assassin

Tueur à gages œuvrant pour un puissant parrain de la mafia, étroitement lié à la mort de Jimmy Hoffa, Frank Sheeran était destiné à ce que la littérature s’empare de lui un jour ou l’autre. Ce fut chose faite sous la plume de Charles Brandt, son avocat, biographe et ami, autant qu’un homme de loi puisse l’être avec un assassin, du moins. En tout cas, Brandt fut l’un de ceux à porter son cercueil quand le moment vint où le vieil homme presque impotent qu’était devenu Sheeran mourut. Cet épisode du combat de boxe avec un kangourou lors d’une fête foraine est peut-être romancé, je n’en sais rien. Si tel est le cas, il ne doit pas l’être dans une mesure où la réalité serait tordue jusqu’à épouser la forme du mensonge…

Un bagarreur habile

Sheeran était une force de la nature doublé d’un bagarreur habile, élevé à la dure, de ces types futés que rien ou presque ne fait reculer. On avait pu lire à son sujet dans un article du Philadelphia Bulletin qu’il était « un homme connu pour se servir si bien de ses poings qu’il n’a pas besoin d’être armé… un homme si imposant que la police n’a pas réussi à lui menotter les mains dans le dos ». Bref, si je l’avais vu mettre les gants face à un marsupial aussi retors soit-il, j’aurais misé un billet sur la victoire de l’Irlandais. Car un cogneur impitoyable, loyal mais sans états d’âme, perd rarement. Et tout le monde le craint. Un véritable personnage romanesque. Mais aussi un véritable tueur.

Du côté des spécialistes

Recul fatal

« Boubou m’entend aussi bien que Reggie entend le coin adverse, non ? Il m’entend dire qu’il est infichu de se battre dès qu’il recule et ça lui fout la pagaille dans la tête. Maintenant il se demande comment ça se fait que personne lui a jamais appris ça. Maintenant il en veut à son entraîneur d’avoir la tronche amochée. Maintenant il est moins concentré sur Reggie et le ‘‘croulant’’ lui donne sa mère. […] Il a jamais été dans un tel merdier, Boubou. Reggie continue à avancer, à bombarder et puis hop, il est plus là, et il revient, et il corrige Boubou comme si c’était son fiston. »

Un juif noir, nouvelle du recueil La brûlure des cordes (Million Dollar Baby) – F.X. Toole. Éditions Albin Michel.

L’homme de coin

Ça cogne sec dans ce bouquin, tant verbalement que physiquement. Mais ça ne parle pas à tort et à travers du noble art, et les coups ne sont pas simulés. Si un personnage reçoit un jab ou un uppercut, c’est qu’il était dans la logique pugilistique qu’il se le prenne. Avec Toole, la technique littéraire se lace aussi soigneusement que des gants de boxe. Quoi de plus normal pour un gars ayant été entraîneur et soigneur. Un homme de coin qui a été au plus près des claquements de la chair malmenée par des frappes lourdes. Tout proche du souffle court du champion qui sait que son adversaire va le sécher mais continue à se mettre en garde.

Au son du gong

James Ellroy, passionné de boxe, ne s’y trompe pas quand dans la préface de Coup pour coup, l’unique roman de Toole, il écrit : « Il voulait seulement parler de Combats. C’étaient eux qui contenaient tout son dialogue avec l’univers. […] Ils constituaient l’expression de tout ce qu’il voyait et ressentait, le pivot et la base de sa conception globale du drame humain. Quand j’ai lu La brûlure des cordes, j’ai découvert que cette fixation était aussi une mine d’or. Le livre regorge de détails que seul un homme de métier peut connaître. » C’est bien vrai. Toole a écrit au son du gong. Voilà peut-être pourquoi son style résonne avec encore autant de force.

La boxeuse d’encre

Le langage de la boxe

« Si un combat de boxe est une histoire, c’est toujours une histoire capricieuse, dans laquelle n’importe quoi peut arriver. Et ce, en quelques secondes. […] Dans aucun autre sport autant de choses peuvent se produire en un temps aussi bref, et de manière aussi irrévocable. Parce qu’une rencontre de boxe est une histoire sans paroles, cela ne veut pas dire qu’elle n’a ni texte ni langage, qu’elle est, au bout du compte, ‘‘brute’’, ‘‘primitive’’, ‘‘inarticulée’’, mais seulement que le texte s’improvise dans l’action et que le langage est un dialogue des plus sophistiqué entre les boxeurs… »

De la Boxe – Joyce Carol Oates – Éditions Tristram.

L’analyse fine de la violence

Qu’une femme ait un jour entrepris d’écrire sur la boxe a dû se faire décrocher plus de mâchoires qu’un sévère K.-O. Et, en découvrant avec quel brio elle l’a fait, s’effacer plus d’un sourire narquois masculin aussi sûrement qu’un crochet dévastateur. C’est en virilisant à l’excès sur le fait de se battre qu’on en vient à oublier que c’est un acte violent qui peut s’analyser finement. Et à omettre la puissance littéraire nécessaire à en traduire la psychologie. Joyce Carol Oates n’a bien sûr pas seulement écrit sur ce sport de combat, mais De la Boxe demeure à raison une des références du genre.

Les frappes de la hantise

C’est au cours de son adolescence que son père lui a fait découvrir pour la première fois l’étrange spectacle de deux hommes dont l’existence se résumait le temps de quelques rounds à l’échange de coups dans l’espace, restreint jusqu’à la suffocation, d’un ring. Elle n’a pas tiré de cette expérience – qui l’a fascinée – et de tous les combats auxquels elle a assisté par la suite une histoire proprement dite. Plutôt un tour d’horizon nous permettant de mieux comprendre celui que les boxeurs ne cessent de scruter dès que le bruit des poires qu’on frappe dans la salle d’entraînement hante leurs nuits…