Quatrième partie

Mettre en avant un défaut d’un personnage au service de l’intrigue augmente l’attachement ou la répulsion, mais, au final, le résultat est similaire : dites-m’en plus !

Les mots qui font défaut

Contrairement à ce que pourrait laisser entendre le titre de cet article, je ne vais pas évoquer les mots qui, parfois, viennent à nous manquer. Quoique. Il m’arrive d’avoir l’impression que des plumes novices voire dont le calame a trempé dans plus d’une encre hésitent à nommer les défauts des personnages censément « positifs » qu’elles ont fait naître. Qu’elles retiennent le vocabulaire dont elles sont gorgées. Une retenue proche de l’édulcoration tutoyant elle-même l’autocensure. Comme une crainte de fragiliser le fictif en le rapprochant de la réalité. Pourtant, égratigner un héros peut révéler un éclat des plus marquants sous son vernis de perfection…

Les axes

Le rappel de la jungle

Avant d’aller plus loin, petit rappel des axes développés jusqu’à aujourd’hui pour illustrer ma thématique du moment, pour les plus étourdis perdus dans cette jungle de scènes marquantes : la mort d’un personnage de premier plan, la décision prise par le héros ou l’un des protagonistes principaux, une anecdote ou un événement inattendu les concernant de près ou de loin, et pour ce qui va entre autres concerner cet article, l’annonce, l’apparition ou la révélation d’un défaut mémorable chez l’un d’entre eux.

Le distinguo

Mes lecteurs dotés d’une excellente mémoire, c’est-à-dire ceux se souvenant de la dernière phrase du paragraphe précédent, ont sûrement relevé le distinguo que je venais d’opérer entre annonce, apparition et révélation du défaut remarquable d’un personnage. Aussi vais-je consacrer quelques explications dans les lignes qui suivent à la manière dont on peut présenter une information de ce genre dans son approche comme dans son traitement.

L’approche du défaut

L’annonce

L’annonce d’un défaut arrive très rapidement dans le récit. Il est ainsi mis en avant pour impacter tout ce qui va suivre, afin que pris dans le faisceau de cette information, les éléments de l’histoire baignent dans la lueur de cet aveu fait par l’auteur à son lecteur ; que le défaut les colore de façon à nuancer les apparences. Je l’ai cité plus d’une fois car il se prête à merveille pour illustrer diverses facettes littéraires, L’adversaire d’Emmanuel Carrère est on ne peut plus indiqué pour symboliser l’annonce : on y apprend vite que Jean-Claude Romand, dont on sait dès la première page qu’il a assassiné sa femme, ses deux enfants et ses parents, a menti toute sa vie à ses proches sur le poste de chercheur qu’il occupait prétendument à l’Organisation mondiale de la Santé. Son défaut, le mensonge dont il ne put jamais s’extraire, mena à ce drame.

L’apparition

L’apparition d’un défaut se fera graduellement, par touches légères que l’auteur aura pris soin de disséminer dans son texte en misant sur la perspicacité de son lecteur. Comme les signes avant-coureurs d’une maladie plus ou moins grave, le défaut se manifestera pas le biais de petits riens au départ – des symptômes, pour filer la métaphore  – qui prendront de l’ampleur au fil des chapitres. Jusqu’à, non pas la mort du héros, mais celle de son irréprochabilité suite aux manifestations de plus en plus marquantes d’une défectuosité mentale quelconque ou d’un travers fortement prononcé. Cycle de survie, une nouvelle du prodigieux Richard Matheson, pointe de la sorte un défaut proche de celui de Jean-Claude Romand, à la différence notable que le mensonge autour duquel s’articule ce texte d’à peine dix pages est d’une toute autre nature…

La révélation

La révélation d’un défaut s’effectuera de façon plus abrupte, sans étapes transitoires laissant deviner que le ver est dans le fruit. L’effet de surprise permet de décupler l’impact de cette révélation sur le lecteur. Elle interviendra au cours d’un passage où le héros, pris la main dans le sac alors qu’il se livrait à quelque activité nous renseignant sur sa déviance, son mauvais comportement ou autre faille sera confondu. Non, pas avec un autre, confondu dans le sens de  démasqué. Parmi les défauts révélés, la traîtrise occupe une bonne place dans la littérature historique ou non, et l’on peut dire que de Judas à Ganelon, des évangiles à La chanson de Roland, il y aura toujours pour chaque dos offert quelqu’un pour y planter un couteau.

La coloration du défaut

Si

Il est tentant de créer un personnage non pas s’approchant de la perfection morale, mais dénué de cette crasse de l’âme qui souvent souille l’esprit des mauvais garçons, des pervers narcissiques, des types abjects, des salopards, des enfoirés de première, si c’est un homme ; des sales garces, des manipulatrices du cœur, des castratrices à l’émasculation précoce, des langues vipérines, des distributrices d’arsenic, si c’est une femme. À se demander ce qu’en penserait Rudyard Kipling, non ? Si.

La tentation blême

Notez qu’il est aisé d’intervertir ces deux listes « genrées » par un hermaphrodisme dans lequel chacun(e) reconnaîtra l’autre. Oui, je suis consensuel, mais moins que je n’en ai l’air pour la première syllabe de ce mot alors que les deux suivantes me définissent à ravir. Hum. Tentant, disais-je, mais au risque de donner dans la caractérisation pâlichonne. De celle présentant à peu près autant d’aspérités qu’un galet cent mille fois poli par les vagues mais dépourvu de cette écume dont causait Boris Vian. Ça va finir par se voir que je m’approprie sans vergogne des références connues d’auteurs ne l’étant pas moins afin de boucler mes paragraphes.

Couture caractérielle

Il ne faut certes pas coudre une flétrissure à une vilenie pour tricoter une personnalité à nos personnages censés incarner des valeurs auxquelles le lecteur aimerait adhérer. Mais il ne me semble pas mieux de tendre vers l’immaculation du caractère jusqu’à le rendre transparent. Les héros produisant autant d’effet que l’assemblage d’un radiateur en panne à un réfrigérateur foutu – ni chaud ni froid –, non merci.  Pour autant, il ne s’agit pas de façonner un personnage dans un bloc de ténèbres en s’armant d’un marteau et d’un burin sortis des forges de l’enfer. En revanche, quelques touches de soufre en guise de maquillage rehausseront les portraits trop fades esquissés par des plumes timorées.

La logique du défaut

La justification du défaut

J’insiste sur un point : le but n’est pas de diaboliser la personnalité d’un protagoniste sans prendre en compte la logique intellectuelle qui l’anime d’ordinaire. Sauf s’il se met à tourner la tête à 360° comme le premier envoûté venu, auquel cas on tiendra compte de cette légère altération comportementale. Mais dans un contexte plus rationnel, il est évident qu’un défaut important du personnage principal devra être relié à des éléments en justifiant l’existence.

Le choix du lecteur

Au lecteur de rejeter ou pas cette « tare » en bloc, d’essayer ou non de la comprendre via les explications de l’auteur, d’accepter qu’elle fasse partie intégrante du protagoniste sans l’excuser, ou peiner à admettre qu’elle soit une des constituantes de sa personnalité, de réfléchir à l’évolution de la perception qu’il a du héros, en bref, d’y réagir comme on le fait dans la réalité quand on apprend le travers susceptible de gâcher l’amitié qu’on éprouve pour une personne.

L’éclairage du défaut

Quand le moment vient où le défaut du personnage apparaît avec netteté, c’est-à-dire comme si on l’éclairait de l’intérieur (ne me demandez pas par où on passerait cette lampe imaginaire. Non mais), cela ne doit pas s’exprimer gratuitement. De manière générale, une motivation doit précéder l’acte de vos êtres de papier, et plus encore lorsque les prolongements de leurs actions influent sur le cours du récit. Remarquez au passage que si tel n’est pas le cas, que les choses qu’ils entreprennent n’entraînent aucune conséquence, posez-vous la question de l’utilité d’en avoir fait part à votre lecteur…

Le défaut fascinant

Ah !

Avant d’attribuer à votre personnage un défaut pouvant être jugé rédhibitoire par le lecteur pour l’estimer digne d’occuper le premier rôle « positif » d’une histoire, on pourrait dresser une courte liste des défauts faisant que le héros ne puisse pas en être un. Pas vraiment, en tout cas. Admettons par exemple que ce soit, sous des dehors affables, un expert en médecine légale qui est en réalité un psychopathe choisissant de canaliser ses pulsions meurtrières en tuant des personnes criminelles et non des innocents. Si, c’est possible. De « expert » à « innocent », je viens de recopier l’introduction de la page Wikipédia dédiée à la série télévisée Dexter. Ah !

Le levier d’un questionnement

J’avoue n’avoir jamais regardé le moindre épisode de cette série, mais il faut admettre que le pitch est particulièrement savoureux. Qui plus est, il me sert de levier pour basculer vers un questionnement intéressant : à partir du moment où votre personnage commet, pour simplifier, le mal pour faire le bien, de manière un rien extrême dans ce cas précis je le concède bien volontiers, peut-on s’y attacher ? Il faut croire que oui, car cette adaptation libre du roman de Jeff Lindsay Ce cher Dexter a été diffusée avec succès lors de 8 saisons, soit 96 épisodes.

Le quotidien d’un tueur

Bien que la qualité de la série se soit paraît-il délitée au fil des saisons, l’intérêt qu’elle a suscité mérite d’être souligné. Sans s’identifier à son anti-héros, du moins je l’espère, les téléspectateurs ont en tout cas adhérer à l’idée de départ voulant que lumière et noirceur cohabitant dans l’âme du même homme ne présentait pas un frein majeur à ce que l’on ait envie de le voir évoluer au quotidien, jusqu’à éprouver à son endroit une sorte de sympathie où la fascination le dispute à la répulsion.

Les défauts monstrueux

Le goût de la répulsion

De la vingtaine d’avis et autres critiques sur Dexter lus pour les besoins de cet article, il ressort que ce « défaut pathologique », bien que glaçant, n’ait donc en rien constitué un obstacle à ce qu’une forme d’empathie s’installe vis-à-vis de ce « héros » quelque peu atypique. On va dire ça comme ça. Pourtant, cette détérioration intellectuelle gêne le téléspectateur, le plonge dans un profond malaise, l’horrifie, mais aussi l’interroge sur le cerveau empoisonné de ces monstres que sont les tueurs en série, sur le fonctionnement de leurs pensées malades, leur vision du monde, etc. Pour le téléspectateur, goûter sa propre répulsion le passionne. Il en est de même pour un lecteur.

L’air vicié de la mémoire

On imagine par ailleurs que dans le registre des scènes marquantes, un tel personnage est une vraie mine dont les émanations toxiques sont de nature à imprégner des pans entiers d’un texte. Si je n’ai pas lu Ce cher Dexter, je me souviens en revanche parfaitement de passages dont les serres littéraires se sont refermées sur mon esprit à la lecture de Le silence des agneaux et Hannibal. Merci, Thomas Harris, d’avoir avec talent lacéré mes pensées d’images si intenses qu’elles flottent encore tel un courant d’air vicié dans les lambeaux de ma mémoire.

Le mécanisme de la perversion

Ai-je ressenti un élan compassionnel à l’égard d’Hannibal Lecter en raison du traumatisme vécu au cours de son enfance et auquel Harris attribue, outre sa dérive sociopathe, le stimulus originel de son penchant pour le cannibalisme ? Non. Même si ce à quoi il a assisté est d’une horreur sans nom, les abominations dont il s’est rendu coupable par la suite ne sauraient trouver là un motif excusant une telle perversion meurtrière. Ce n’est pas parce qu’on connaît le mécanisme du déclencheur d’une bombe qu’on pardonne à celle-ci les victimes qu’elle fait quand elle explose.

Le défaut d’intelligence

Des neurones plein la seringue

Autre héros mais se situant ailleurs sur la cartographie morale dont le tracé ne cesse d’être redessiné, l’un des plus célèbres détectives de la littérature, Sherlock Holmes lui-même. Son côté parfois hautain et sarcastique ne le placerait pas d’emblée parmi les personnages dont on rechercherait expressément la compagnie, seulement son intelligence exceptionnelle – à l’égal de celle de Lecter, tiens tiens… – et le fait qu’il s’en serve pour lutter contre le crime font qu’il est en bien des points admirable. Par ailleurs, il sait à l’occasion faire montre d’empathie et se révéler secourable pour son prochain. Alors, où est le problème ? Holmes est un opiomane, sorti des conjectures il lui faut sa piqûre.

Le diagnostic de Watson

Voici notamment ce que, sous la plume de Sir Arthur Conan Doyle, le docteur Watson nous révèle à ce sujet, dans Un scandale en Bohême : « Holmes s’était isolé dans notre meublé de Baker Street ; son goût pour la bohème s’accommodait mal de toute forme de société ; enseveli sous de vieux livres, il alternait la cocaïne et l’ambition : il ne sortait de la torpeur de la drogue que pour se livrer à la fougueuse énergie de son tempérament. »

Une ruche dans la fumée

En quoi ce « défaut », du moins estimé comme tel par certains, oublieux qu’il s’agit avant tout d’une addiction, en quoi cette faiblesse génère-t-elle des scènes marquantes ? Tout simplement parce qu’elle nous montre un Holmes abandonné par lui-même, trahi par sa recherche de l’excellence. Lui dont l’emprise intellectuelle sur la plupart de ses contemporains est redoutable quand tous ses sens sont en éveil devient, une fois le piston de la seringue poussé, soumis à une dérive mélancolique de ses facultés extraordinaires. Rien de plus frappant que de voir la ruche effervescente qu’est le cerveau de Holmes soudainement engourdie par la fumée de l’âme. Quel merveilleux entrelacs littéraire que de doter son personnage d’un défaut soulignant ses qualités…