Un soir pas trop lointain, je relisais Gustave Le Rouge (1), et je me suis demandé pourquoi certaines écritures vieillissaient plutôt mal. Oh, pas la sienne, elle est si savoureuse qu’on la goûtera encore aujourd’hui avec plaisir. Mais je me suis dit que certains auteurs d’un autre temps n’avaient pas cette chance-là. Et parfois même, des écrivains dont l’œuvre est relativement récente. Partant de là, je me suis interrogé sur ce qui pourrait rendre nos écrits durables. Je n’ai aucune réponse tranchée, mais on peut en discuter…
Refusez l’immédiateté
Donnez du recul à votre art
Comment éviter que le temps qui passe donne des rides à notre style ? Pourquoi, du jour au lendemain – ou d’un siècle à l’autre – des phrases élaborées avec la plus poussée des maniaqueries deviennent-elles à ce point désuètes ? Et à l’inverse, comment certains auteurs ont-ils réussi à traverser des décennies sans que leur œuvre n’accuse la moindre froissure intellectuelle ? Comme premier élément de réponse, je dirais que ceux qui sont en mesure de prendre du recul par rapport aux thèmes qui leur sont précieux cultivent leur esprit aussi bien par la passion que par leur art. Ce ne sera pas l’immédiateté et ce qu’elle suppose d’éphémère qui les guidera.
Mordez fort !
Idéalement, un texte ne devrait pas être figé dans son époque, mais la décrire sans lui appartenir. Un écrivain qui parvient à se délester de son quotidien ne verra pas son œuvre se racornir autour de ce qu’il a vécu. Il faut voir plus loin que ce que l’on est pour subsister dans une mémoire. Ceux qui estiment marquer celle des gens au fer rouge en voulant parler de qui ils sont plutôt que ce dont leur siècle est fait disparaîtront dans leur grande majorité de notre esprit de lecteur. J’en suis convaincu. L’abus de soi n’est pas le talent, loin s’en faut. Pas plus que ce n’est pas le chien aboyant le plus qui mordra le mieux. Et mordre bien, mordre fort, c’est ce qu’il faut pour laisser des traces.
Une colère doit profiter à tout le monde
On voit beaucoup d’auteurs revendiquant une colère dont l’égocentrisme n’est hélas pas absent. Oubliant au passage l’expression « Être en dehors de soi » traduisant un courroux. À mon avis, il serait judicieux de la prendre plus souvent au pied de la lettre. Jeter un coup d’œil à l’extérieur de nos certitudes enflammées peut se révéler profitable quand on veut éviter de stagner dans notre vision du monde. Pour ne pas dire s’y enfermer au point que rien de nouveau ne l’enrichisse. Et n’avoir rien couché d’autre sur une page que ce qui nous concernait, à telle enseigne que notre écriture ne puisse nous survivre.
Retirez vos pieds de la boue sociétale
N’ancrez pas votre écriture dans l’instant présent
Incorporer avec excès à notre prose des expressions en vogue ou se rattachant directement au débat de société du moment nous expose à être fortement daté. Pour en reprendre une, ce qui fait florès nous condamnera à l’obsolescence stylistique. Vous pouvez en être aussi sûr que si c’était programmé ! Tenez, ce petit trait d’esprit que je viens de me permettre éveillera-t-il ne serait-ce qu’un vague sourire complice, quand l’intérêt suscité par l’obsolescence programmée n’est depuis belle lurette qu’un lointain souvenir ? Il me semble que plus elle est grande, plus la distance nous séparant de la source d’une plaisanterie en atténue l’efficacité de façon irrémédiable. Pourtant, à une époque pas si éloignée, on nous en a rebattu les oreilles de cette obsolescence semblant presque menacer nos neurones.
Ne soyez pas « média-dépendant »
Vous pensez être dans l’air du temps en reprenant à votre compte une façon de parler ayant vu la société s’esclaffer ? Se révolter ? La masse s’extasier ? Les journaux en parler en continu ? Ce faisant, vous mettrez un clou de plus à votre croix. Contrairement à ce qu’on pourrait peut-être croire, la modernité ne s’inscrit pas dans l’air du temps. La plupart de ces mots qui faisaient qu’on était « dans le coup », qu’il fallait à tout prix fourguer dans un texte, sont amenés à prendre un coup de vieux. Ce sont pour l’essentiel des mots « réservés » aux médias, jusqu’à ce que ces derniers passent à autre chose, expédiant dans un oubli sans retour le fait de société qui tant occupait les conversations et dont le champ lexical l’accompagnant était connu de tous sur le bout des doigts.
Ces traces qui s’effacent
De même que nous possédons nos habitudes orales lorsque nous discutons, pour ne pas dire nos tics verbaux, des ajouts de circonstance viennent s’y greffer quand une actualité s’inscrivant dans un temps long nous influence plus ou moins consciemment. C’est en effet presque sans nous en rendre compte que nous nous approprions ce langage aussi nouveau que temporaire, mais ce qu’il en reste une fois le sujet épuisé ou l’émotion retombée est probablement très à la marge. Alors si l’on ne conserve quasiment aucune trace de ces termes que nous avons pourtant quotidiennement employés pendant des semaines, imaginez le faible écho qu’ils auront en nous quand un auteur fera le pari de nous les remettre à l’esprit…
Les impératifs lexicaux de l’actualité
Composons avec le jargon
Je ne fais pas ici allusion à un vocabulaire choisi précisément pour ses expressions si marquées qu’elles renvoient sciemment à une période particulière ou à un milieu très codifié. Ni à des livres analysant un phénomène sociétal et qui pour le contextualiser recourraient à la façon dont il s’est frayé un chemin dans nos pensées à grand renfort de jargon événementiel. L’exemple le plus récent est bien sûr la pandémie, qui par sa durée et le rabâchage constant qu’elle a généré a en quelque sorte bénéficié d’une chambre d’écoute dans tous les foyers.
Se débarrasser du nouveau langage
Ainsi est-il devenu naturel pour chacun d’utiliser des termes comme coronavirus, geste barrière, distanciation sociale, gel hydroalcoolique, pénurie, cluster, confinement/déconfinement, masque, rebond, plage dynamique, vacances apprenantes, seconde vague, épidémiologiste, virologue, etc. Une liste dans laquelle j’imagine que peu d’entre nous avaient l’habitude de piocher avant cela. Si j’insiste sur ce sujet, c’est parce que les mots des médias et de la rue finissent un jour par se retrouver dans la littérature. Mais pas toujours à bon escient.
Ne pas tout miser sur l’écriture du moment
Si l’on n’y prend garde, à force de les avoir répétés mécaniquement parce qu’une situation particulière nous y contraignait, ou parce que c’était « tendance », il a pu arriver qu’on cherche plus à se servir de ces mots pour ne pas être exclu d’un savoir général que pour comprendre ce qu’ils disaient de leur époque. Les réemployer dans un roman quand leur popularité l’emporte sur leur capacité à nourrir notre propos, c’est faire fausse route. Un style ne vieillit donc pas qu’en raison du seul côté suranné de certaines tournures, mais aussi par l’emprunt récurrent à un vocabulaire trouvant son unique intérêt au moment où il s’est trouvé le plus répandu.
Là où la pertinence nous sauve
Quel que soit le sujet dont on traite, si on n’a pas su mettre sa pensée au goût du jour autrement que par ces artifices langagiers, les années qui passent affaibliront notre propos. Moins que le vocabulaire dont on use, c’est la pertinence dont on fait montre pour porter nos idées qui rendra notre littérature pérenne. Je ne dis pas ça en disqualifiant des auteurs jugés appartenir à un passé révolu : « C’est une poussière qui irrite l’œil de la pensée. » N’est-ce pas merveilleux ? Et « adaptable » à la moindre de nos réflexions intemporelles ? Ça ne date pourtant pas d’hier : Hamlet, Acte I ; scène I. Je ne pense pas utile de vous citer le nom de l’auteur (2).
Pour tout vous dire…
Le style ne fléchit pas quand il devient une vérité. La vôtre, celle qui existe, ou ce que vos mots la feront devenir. Anthony Burgess a su se rendre indémodable – pour ne pas dire indétrônable – en inventant son propre langage pour traduire une réalité. A-t-il emprunté des formules qui erraient sur toutes les lèvres ? Nullement. Il a créé une parole n’appartenant à personne mais destinée à tout le monde. Bien entendu, rares sont ceux capables d’un tel coup de génie, mais c’est un modèle à étudier pour se rendre compte qu’une possibilité de séduire le lecteur en se dotant d’une écriture intemporelle existe, aussi déroutante soit-elle de prime abord. Je ne dis pas qu’il faille la reproduire ; mais s’en inspirer, très certainement. Si je concède bien volontiers qu’elle ait un peu perdu de sa « modernité », son impact reste intact. Et quand je dis ça, il me semble avoir tout dit…
Livres cités dans cet article
(1) L’Amérique des dollars et du crime, Gustave Le Rouge, Ed. Robert Laffont
(2) Hamlet, Othello, Macbeth, Shakespeare, Ed. Le livre de poche
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