Les auteurs de best sellers s’entendent sur un fait : il faut lire pour écrire. Autant pour imiter les bonnes pratiques que fuir les catastrophes.

Bien écrire suppose entre autres de passer beaucoup de temps le nez plongé dans des romans. Il ne faut toutefois pas confondre lire beaucoup et lire trop. En l’espèce, cela se traduirait par l’ingurgitation non discernée de tout ce qui nous tombe sous les yeux. Et, par ricochet, une exploitation loin d’être optimale d’un flux d’informations que notre cerveau ne parviendrait pas à hiérarchiser. Le danger serait de penser que ce que l’on retient de nos lectures est ramené mécaniquement à un pourcentage de la quantité de pages dont on nourrit notre esprit. Or, ce dernier n’absorbera rien de plus que ce que sa capacité d’emmagasinement le lui permet. Et pas forcément le plus bénéfique à notre propre écriture, si notre regard de lecteur n’est pas à l’affût des points forts et des techniques qu’un écrivain étale sous nos yeux…

Ou…

La littérature ou le sport ?

Commençons par réduire une croyance à néant avant d’entrer dans le vif du sujet. Celle qui voudrait qu’une lecture décortiquant les mécanismes d’une histoire relèguerait au second plan les plaisirs que cette dernière nous réserverait. Non seulement c’est faux, mais c’est tout l’inverse. J’ai déjà effectué la comparaison qui va suivre dans un article précédent, mais tant qu’elle restera valable – c’est-à-dire toujours –, je n’en emploierai pas d’autre – c’est-à-dire jamais. La voici : un sport s’observe et s’apprécie d’autant mieux qu’on en connaît les règles, les qualités techniques permettant d’y exceller et les stratégies les mettant en valeur. Et qu’est-ce que la lecture, sinon un sport cérébral ? Voilà, j’ai tout dit. Ou presque.

Paragraphe presque

En regardant un match de tennis, on peut voir dans le contenu de la rencontre bien plus que deux types tapant bêtement dans une balle et courant comme des dératés d’un coin du court à l’autre. Sauf si vous êtes incapable de reconnaître l’effet donné à cette balle selon la manière dont elle est frappée. Vous ne serez alors pas en mesure de comprendre toutes les subtilités présidant à la construction d’un point jusqu’à sa conclusion victorieuse. Même cause et même conséquence si vous ne parvenez pas à déceler les effets qu’un écrivain utilise pour bâtir ses phrases… À ce stade de ma brillante démonstration, vous devriez être convaincu de sa pertinence. Ou pas.

Paragraphe pas

L’argument selon lequel une lecture intégrant des connaissances poussées de l’écriture nuirait à la saveur simple de se laisser porter par l’histoire est parfois avancé. Selon cette « logique », cela parasiterait la lecture d’être un lecteur éclairé. Sous prétexte que l’on serait à même de savourer l’emploi judicieux d’un procédé littéraire, notre plaisir de lecteur serait pollué par notre compréhension des arcanes d’un texte. Nous lirions de manière hachée, décousue, trop au fait de ce qui se passe en coulisses pour apprécier le spectacle, en quelque sorte. Je déclenche tout de suite la redoutable Alerte Comparaison : comme si appréhender tout le raffinement d’un point au tennis empêchait de mesurer la beauté du suivant, et par-là, d’avoir une vision fluide et aboutie du match dans son ensemble. Comme si l’entendement que nous avons de la structure d’une phrase nous interdisait d’en goûter la finesse et de percevoir la qualité globale de l’histoire dont elle constitue l’un des éléments la valorisant. J’en ris encore. Ou à moitié.

Paragraphe à moitié

En résumé, nous serions inaptes au bonheur de lire parce que nous savons de quoi on parle. Je ne doute pas de la sincérité des gens affirmant une telle ineptie. Comme je ne remets pas en cause l’honnêteté intellectuelle de ce « platiste » s’étant écrasé au sol après avoir décollé à bord d’une fusée bricolée par ses soins afin d’étayer l’hypothèse selon laquelle la Terre ne serait pas ronde. À toutes fins utiles, je rappelle qu’il n’est pas convenable de sourire de la fin tragique d’un homme allant au bout de ses certitudes, aussi farfelues soient-elles. D’ailleurs, si la Terre était ronde, nous finirions tous par tomber dans l’espace. La quoi ? La pesanteur ? Je comprends qu’on dise ça avec gravité, car finalement ça peut se révéler utile de savoir comment les choses tournent, les planètes comme les pages…

Notez bien ceci…

Commentaire déplacé

Afin de mettre à profit nos lectures après s’en être régalé, il est souhaitable d’en tirer des notes, fiches, avis, impressions, réflexions diverses, observations portant sur la technique et le style, etc. Il se trouve qu’ayant lu et commenté pour mon usage personnel une quinzaine de romans depuis le début de l’année, j’ai décidé d’en déplacer un dans mon cadre professionnel pour illustrer cet article. Il s’agira ici de partager mon ressenti suite à la découverte du travail d’un auteur bien connu dans le paysage éditorial français, mais également traduit dans une vingtaine de pays, j’ai nommé Maxime Chattam.

En marge du bénitier

Un petit mot sur ma manière de procéder avant de vous livrer le fruit de mes cogitations : je ne note jamais rien dans les marges d’un livre, pas même au crayon de papier. C’est un acte ayant à peu près sur moi l’effet que produirait sur un fervent catholique un homme crachant dans un bénitier. Ou utilisant son eau pour se raser. Ce genre de chose, voyez ? Ma bibliothèque est mon église dans le sens où elle appelle aux recueils. Pour ne pas mâcher mes mille dieux de papier, j’évite donc de leur imposer ma graphie ayant pourtant remporté la médaille florale du Grand Prix des Enlumineurs. Ça m’embêterait que nos qualités respectives se confrontent sur la même page.

Les chiens à spirale

En revanche, j’ai toujours à portée de main des feuilles, carnets à spirale, cahiers, blocs, chiens sur lesquels j’écris des phrases en vrac, ou des numéros de page quand je suis pressé, ce qui me permet de revenir sur un passage pour me remettre à niveau. Ce travail préparatoire à la rédaction de ma note de lecture est très synthétique, le développement ne s’effectuant qu’une fois le livre achevé, et toujours en laissant passer un peu de temps, mais systématiquement dans la semaine qui suit. Le caractère spontané de mon avis est volontairement détaché de sa mise en mots, l’immédiateté  générant un enthousiasme  – ou une déception – que le recul tempère pour que mon jugement soit le moins altéré par une émotion ou l’autre. Au fait, pour les chiens c’était une blague : ils courent trop vite.

 

Structurer ses notes

Combattre le relâchement factuel

La structure de mon retour sur un livre n’est pas organisée comme celle de mes propres textes, car je n’ai pas à réfléchir à une cohérence d’ensemble, pas plus qu’au meilleur moyen de ménager un suspense ni à tout ce qui confère de l’intérêt à une histoire. L’écriture ne réclame pas non plus la même exigence que pour un travail littéraire ; cependant, je veille à ne pas verser dans un certain « confort rédactionnel » qui pourrait s’avérer préjudiciable au moment de m’attaquer à une nouvelle nécessitant plus de rigueur. J’ai pu constater par exemple que mon style pouvait se relâcher, voire s’appauvrir après m’être contenté du strict minimum qu’on associe presque inconsciemment au registre factuel, qui est en partie l’essence d’une note de lecture.

Le point de vue décentré

Vous découvrirez, si jamais vous ne vous êtes jamais livré à cet exercice particulier, combien il peut se révéler formateur. Qu’apprend-on qu’on ne saurait déjà sur l’écriture en jouant au critique en herbe ? À avoir un point de vue n’étant plus uniquement centré sur notre propre prose. C’est une chose que de se corriger en connaissant déjà la plupart des domaines où nous sommes défaillants, c’en est une autre d’analyser le texte d’un auteur dont il nous faut apprendre à décrypter la méthode de travail. C’est une démarche tant ludique que riche d’enseignements…

La superposition des méthodes

Elle est amusante, car on s’aperçoit souvent que l’écrivain dont on examine les efforts à la loupe possède ses petites astuces pour parvenir à l’objectif qu’il s’est fixé. Instructive, car elles nous sont étrangères, pour certaines. De quoi étoffer notre boîte à outils pour l’élaboration de prochaines histoires. Notre propre approche de l’écriture est volontairement ou non en filigrane de notre pensée tandis qu’on décortique celle d’autrui. Des comparaisons s’effectuent alors presque inconsciemment, et de la superposition de nos méthodes respectives naît parfois une grille de résolution que nous n’avions jusque-là pas songé à appliquer à des difficultés dont nous peinions à nous dépêtrer.

Dis-moi à qui tu parles, je te dirai quoi lui répondre

La nourriture virtuelle

Vous allez constater que je m’adresse parfois à un lecteur virtuel dans la note de lecture qui arrive à présent à grands pas. J’ignore pour quelle part ce procédé nourrit ma réflexion, mais comme je me sens à l’aise en y recourant, je ne vais pas me compliquer la vie en inventant un autre moyen de clarifier ma pensée. Je vous le signale non pas en vous affirmant que cela constitue la méthode idoine pour ce travail spécifique, mais en vous recommandant au contraire de trouver la vôtre.

Les raisons de la séduction

Au final, qu’importe le chemin emprunté, seul compte de savoir où l’on désire qu’il nous mène. C’est bien le genre de phrase à crier du haut de la Grande Muraille de Chine, ça, tiens. Rien de tel pour se sentir rempli de bravitude. Bref. Me concernant, outre le plaisir de mener une réflexion approfondie sur le talent d’un auteur, je cherche à saisir par quels moyens il est parvenu à me plaire. C’est-à-dire en ne m’arrêtant pas au constat basique « ça m’a plu », mais en essayant de formuler les raisons pour lesquelles la séduction a opéré, et pour cela repérer les domaines où il se montre plus habile, doué, efficace que moi. Autant dire que je crois à l’existence d’un Être supérieur.

Le cercle des réponses

Cette acceptation de n’être pas le meilleur en tout est la condition sine qua none pour reproduire des modèles dont on estime qu’ils conviendraient à développer notre écriture. Je les respire et m’en inspire, comme le dit Cyrano dans l’une de ses plus fameuses tirades. Ah non, il ne le dit pas ? À vue de nez, j’ai dû confondre avec Pinocchio, désolé. Vous l’aurez compris, en questionnant l’œuvre lue, vous interrogerez votre propre écriture. Et vous vous chargerez de lui apporter des réponses en vous appuyant sur l’envie de lire qui vous pousse à écrire. Ça marche dans les deux sens, notez-le bien…

Notes finales

La constance du prédateur – Maxime Chattam – 434 pages – Albin Michel.

Commencé le 19/02/2023, terminé le 26/02/2023

4 phrases parmi celles m’ayant le plus marqué ou séduit :

« Le monde recelait-il une part de vices primordiaux ? Les vestiges d’une anormalité primale, ou tout simplement de quelque chose de fondamentalement mauvais dont les effluves continuaient d’imprégner les hommes avec plus ou moins d’influence ? »

« Décortiquer le pire de l’homme, c’est se rassurer sur tout le reste, non ? »

« Trois immenses terrils semblables à des seins carbonisés sourdaient du flanc ouest, tandis qu’à l’est la rivière bordée d’un marécage de roseaux enfermait la mine. »

« Leur chair avait fondu avec le temps, les fluides s’étaient évaporés ou plus probablement avaient été bus par les insectes qui étaient parvenus à s’infiltrer jusqu’ici, mais étrangement, Ludivine pouvait encore distinguer leurs traits : un voile de peau sèche et grise plaqué sur des pommettes, des arcades ou des mentons d’os. »

Dernier en date de Chattam à l’heure où j’en parle, ce roman est aussi le premier que je lis de cet écrivain, alors que comme il l’indique dans ses (très) intéressants « Remerciements et notes de l’auteur », La constance du prédateur fête ses vingt ans de publication. Bigre, j’ai du retard à combler, sachant qu’il a écrit 27 ouvrages durant cette période !

Je ne les lirai probablement pas tous, mais comme j’ai découvert que ses histoires allaient souvent par cycle de trois, quatre voire sept livres, je me ferai un plaisir d’en commencer un, La constance du prédateur m’ayant séduit par bien des aspects.

Je signale au passage qu’il clôt, définitivement ou pas, je l’ignore, Le Cycle GN. Le fait de n’avoir pas lu les 3 bouquins le précédant ne m’a aucunement gêné, car il ne fait que peu mention des « épisodes » d’avant. On comprend néanmoins qu’il y a des personnages réguliers, et peut-être récurrents. À voir.

La constance du prédateur est une traque au monstre, du genre dont on ne souhaite à personne de croiser son chemin. On comprend assez vite que le tueur en série sur les traces duquel se lancent les forces de police échappe aux archétypes du genre, et une fois l’entière vérité connue, on mesure l’ampleur de son œuvre macabre, mais pas seulement.

Le processus l’ayant amené à commettre ses atrocités relève d’un cheminement qui, littérairement parlant, me semble inédit. Il va sans dire que je ne dévoilerai rien concernant cette partie-là de l’intrigue. Simplement, je recommande vivement à qui découvrira de quoi il retourne de bien s’imprégner de la manière dont l’horreur se renforce paradoxalement grâce et/ou en dépit de sa dilution dans un temps très long. C’est un procédé exploité à merveille dans ce bouquin.

Si je vous laisse le soin de sonder les ténèbres de l’âme du tueur, je puis au moins dire que l’on prend conscience du côté démesuré de l’entreprise en pénétrant dans une mine dont la noirceur annonce la couleur, celle de l’horreur sèche et moisie de la souffrance enfouie.

Le cadre de la mine, à l’intérieur comme à l’extérieur, est dépeint par Chattam avec l’habileté de quelqu’un trouvant la juste lourdeur des mots, ceux qui s’ancrent dans votre esprit en prenant leur temps pour s’y loger en profondeur et y trouver définitivement leur place. Chaque incursion au cœur de ces entrailles hostiles est l’occasion pour l’auteur de donner du poids à une menace persistante. Chattam tire le meilleur parti des galeries dans lesquelles il a choisi de mener son lecteur d’une découverte macabre à l’autre.

Ça m’a beaucoup plu de constater avec quelle pertinence le décor est utilisé par Chattam pour structurer son intrigue. La géographie des lieux se confond, par la progression à tâtons des enquêteurs qui les parcourent, avec les poches d’ombre narratives voulues par l’auteur. La rétine émotionnelle du lecteur est ternie d’une terreur rétroactive au fur et à mesure que sous l’imposant chevalement, l’endroit révèle le début d’une affaire effarante de cruauté absolue et de perversité pérennisée.

Heureusement, les réflexions et échanges entre Ludivine Vancker, le personnage principal, et sa cheffe Lucie Torrens alimentent le récit en moments plus posés quand il est nécessaire de l’humaniser. Chattam a trouvé l’équilibre parfait pour que ces instants-là s’immiscent au sein d’une intrigue trépidante à souhait afin que l’ensemble demeure respirable. Pour autant, le rythme ne faiblit jamais.

Autour des deux femmes gravitent bon nombre de personnages dont la mise en place, loin de s’effectuer artificiellement, est étudiée de façon à faire progresser naturellement l’enquête. Leur intégration à l’histoire se justifie à tous coups, l’apport de chacun étant idéalement dosé pour baliser les fausses pistes comme les vraies avancées avec la même efficacité. J’ai été bluffé de voir comment Chattam faisait interagir tout ce petit monde sous sa plume-baguette de chef d’orchestre sans le moindre couac.

Les enjeux internes et les modes opératoires des différents services de police et de gendarmerie ne sont jamais un frein à la compréhension de l’histoire. Les parties techniques, les procédures, la répartition des interventions de chaque équipe selon leur domaine de compétences, tout est hiérarchisé au propre comme au figuré avec clarté.

L’un des points forts de Chattam est que là où un auteur moins rigoureux, moins informé de toutes ces pratiques, aurait rebuté le lecteur par une vue d’ensemble approximative et donc confuse des moyens mis en œuvre, lui les rend intéressants. Il sait de quoi il parle, et son écriture précise et documentée défriche le terrain pour qu’on perçoive avec netteté ce qui est essentiel. Cette lisibilité constante, malgré les nombreux aspects dont je n’étais pas familier, m’a permis d’apprendre des choses facilement mémorisables, car intégrées à l’action.

L’occasion de se souvenir qu’il n’y a rien de plus catastrophique qu’un apport didactique dissocié des événements donnant son intérêt à la lecture. Rien de tel pour casser l’élan du lecteur qui n’en demandait pas tant qu’un motif de distraction l’encourageant plus à fermer son bouquin qu’à en suivre les péripéties. À relever également l’aspect psychologique des personnages suffisamment fouillé pour rendre leurs agissements crédibles, ce qui achève de peaufiner le grain de réalité de ce roman.