Combien d’avis en ligne visent uniquement le dénigrement ? Il y a de quoi refroidir bien des écrivains lorsqu’ils s’installent à leur table de travail…
Il peut être utile de s’interroger sur l’indignation compulsive dans laquelle notre époque ne cesse de se draper chaque jour de plus en plus, ceci afin de tenter d’en mesurer l’impact sur le travail d’un écrivain. Est-on encore audible en ne sombrant pas dans l’excès, ou bien seule une hystérisation du moindre propos permet-elle d’être entendu ? Pour accéder à cet article, veuillez prendre l’escalier, la censure est en dérangement…
La société de papier mâché
Sans Voltaire ni Hugo
L’Homme ayant toujours eu discorde à son arc, les flèches ne manquent pas et visent toutes les cibles. Les débats religieux comptent plus de hérissements qu’une couronne d’épines, ceux sur la sexualité ont la ficelle du string tendue à se rompre, les tensions liées à la couleur de la peau ne trouve pas de juste milieu entre durs à « cuir » et écorchés vifs : un monde s’oppose sans arrêt – et vainement – au reflet que lui renvoie son miroir. Sous couvert d’éveiller les consciences, la diatribe à l’encontre de son prochain gangrène le moindre texte ou exulte d’une joie malsaine d’un mail à l’autre, mais rarement avec la qualité d’une épigramme voltairienne ou la puissance d’un pamphlet hugolien.
Un cheeseburger dans la boîte aux lettres
Si tout ne se passait qu’entre acerbes exacerbés à l’échelle d’un échange épistolaire complètement timbré, le cachet de la Poste faisant mauvaise foi, ça se limiterait à un duel de coupe-papiers au moment de décacheter l’enveloppe. Mais force est de constater que la taille de la boîte aux lettres a considérablement augmenté à l’ère des réseaux sociaux. Tout le monde y ayant accès, la sacoche du facteur virtuel déborde à chaque tournée de récriminations délirantes et de rancunes ineffaçables. Si ce dont on fait une montagne encourage l’escalade, faire valoir son point de vue ne signifie plus forcément prendre de la hauteur depuis que la punchline est le mètre étalon de l’intelligence – selon les adeptes du fast-food intellectuel, s’entend. Une pensée élaborée éprouve ainsi bien du mal à trouver sa place entre deux clics.
De chaque côté du discours
Coincé entre clash et buzz, l’écrivain doit donc réfléchir à deux fois avant d’aborder une question risquant de froisser le premier offusqué venu, le problème étant que l’on vit de plus en plus dans une société de papier mâché que la moindre phrase met en boule. Pierre Desproges écrivit : « L’ennemi est bête : il croit que c’est nous l’ennemi alors que c’est lui ! ». En remplaçant « ennemi » par « bien-pensant », on ne fait qu’entrevoir la difficulté à se faire entendre par le biais d’échanges courtois ayant de moins en moins cours, chacun étant persuadé de détenir la vérité qu’importe le côté du discours duquel il se place.
L’éloignement des fondations
On ne lit plus les gens pour prendre le temps de les comprendre, mais pour s’empresser de les dénigrer. Pour le coup, on est parfois soi-même tenté d’écrire dans l’unique but de convaincre de la pertinence de nos partis pris, aux dépens de l’aspect littéraire ne primant plus sur une écriture devenue avant tout vindicative. Et d’employer pour ce faire des arguments plus poussés qu’on ne l’aurait voulu, puisque l’époque nous incite à la surenchère. D’où le recours à une rhétorique outrancière, voire agressive, nous éloignant plus de notre propos initial qu’elle n’en assoie les fondations. D’où aussi, à l’inverse, l’hésitation quant à l’emploi de certains mots coincés jusqu’à l’étouffement de leur signification première dans la nasse du politiquement correct. Celui les utilisant malgré tout sans prendre de pincettes s’expose à être accusé d’en avoir fait usage en ayant sciemment voulu blesser qui les lira. Difficile d’écrire l’esprit apaisé en terrain miné…
Jusqu’où peut-on aller trop loin ?
Où placer le curseur ?
Il est compliqué, hors des règles fixées par la loi, de déterminer avec précision où se situe le point de bascule entre l’acceptable et l’intolérable dans un texte. Cela dépend en partie des codes sociaux, moraux et éducatifs du lecteur, sans parler de ses convictions ou des valeurs qu’il se forge au cours de son existence et qui sont amenées à évoluer. Une évolution susceptible de déplacer le curseur sur ce qu’il estime compatible ou non avec ses idées du moment. Il n’est pas rare de finir par épouser des thèses autrefois rejetées, et vice versa, sauf à posséder un cerveau figé dans le marbre de certitudes anciennes. Bien sûr, quelques-unes sont ancrées en nous définitivement jusqu’à constituer le socle de notre pensée.
La mutation du qu’en-dira-t-on
Chacun d’entre nous peut donc porter un regard neuf en bien comme en mal sur des sujets autrefois abordés alors qu’on ne disposait pas du bagage nécessaire à leur mise en lumière. Il est néanmoins indispensable de tenir des idées pour partie acquises, sans quoi notre intellect ne cesserait de gîter, empêchant notre pensée de se fortifier en raison d’une déconstruction permanente. Et encore par acquises faut-il entendre stables, soit inébranlables pour ce qu’elles sont, mais discutables quant à leurs développements. La base de la communication, en somme. Celle ne se souciant pas du quand-condamnera-t-on, la forme mutée du qu’en-dira-t-on.
Le meilleur d’immonde
Dans un monde idéal, il paraîtrait sain d’aller aussi loin dans nos affirmations que le doute de notre interlocuteur nous le permet. Puis lorsqu’il marquerait son opposition sur un point avec la plus grande des affabilités, le débat s’installerait dans une merveilleuse sérénité. Dans le meilleur des mondes, oui – pas celui d’Aldous Huxley, entendons-nous bien ! (1) –, dans le nôtre, non ! Aujourd’hui, critiques haineuses, menaces et insultes servant régulièrement d’arguments, on a parfois le sentiment de glisser vers le meilleur d’immonde sans rien avoir à quoi se raccrocher. On en viendrait vite à se sentir intellectuellement à l’étroit si l’on accordait de l’importance au caquetage de ceux prompts à vouloir calibrer les idées aussi bien que les œufs. De vrais trous du cul.
Le juge et la girouette
Alors, est-on condamné à tenter d’adapter son écriture jusqu’à en gommer les aspérités dans l’espoir bien illusoire de plaire au plus grand nombre ? Il est à souhaiter que non. Sans parler de ce que ce reniement intellectuel aurait de peu glorieux, il pourrait par ailleurs avoir l’effet inverse à celui escompté. Si un lecteur constate qu’un auteur grince comme une girouette au vent de la versatilité de l’opinion, pas sûr qu’il ait envie d’assister à son prochain changement de direction. Un écrivain doit pouvoir estimer que sa parole est libre, donc écoutable par tous sans chercher à tout prix qu’elle soit acceptée, quand dans bien des cas il est préférable qu’elle ne le soit pas selon qui s’arroge le droit de la juger…
Le meilleur des mondes, Aldous Huxley, Éditions Plon.
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