Troisième partie – la force d’une idée dans la narration
Nous avons déjà examiné pourquoi – et comment – une idée émergeait et se consolidait dans le ressenti plutôt que dans l’explication. Puis nous avons étudié de quelle façon la voix du narrateur et le conflit la densifiaient en lui donnant souffle et contraste. Il nous reste à observer le rôle qu’actions et symboles jouent pour ancrer cette idée dans le récit. Et voir combien ces leviers narratifs renforcent la perception que le lecteur en a au point de le marquer durablement.
L’action
L’idée ne suffit pas
Un auteur débutant commet parfois une erreur de taille : croire que l’idée qu’il a trouvée se suffit à elle-même. Qu’elle contient, à elle seule, l’impulsion nécessaire pour mettre le récit en mouvement. Figée dans un état latent, une notion demeure une abstraction : elle agitera l’esprit du personnage de remous internes qui ne feront pas avancer l’histoire d’un pas. Pour être clair, tant qu’elle demeure pensée, elle ne change rien.
Elle ne modifie aucun choix, n’altère aucune trajectoire, n’infléchit aucune situation. Pour exister dans le récit, elle doit quitter la sphère mentale du personnage pour se muer en acte.
L’idée rendue visible
C’est dans cette bascule du concept vers la décision que commence réellement l’action. Plus qu’un simple mouvement, c’est la concrétisation dans les faits des préoccupations du personnage. Quand ses cogitations secrètes deviennent un choix visible, l’idée établit un pont entre des désirs informulés et la possibilité de les voir se réaliser. Si au contraire elle ne trouve jamais à s’exprimer, cela doit relever d’un choix délibéré de l’auteur pour en faire le cœur même du récit – comme l’histoire de quelqu’un n’ayant jamais osé franchir le pas.
L’avant et l’après de l’idée
Mais quand l’idée s’exonère des craintes ou des principes qui la corsetaient, elle devient une force changeant la trajectoire du récit. Même ce qui relève de l’infime peut déclencher un bouleversement. Parler quand on nous intime le silence, poser une question débusquant les non-dits d’une conversation, enfreindre des règles pour les tourner à son avantage – empiète sur les frontières du monde fictif. L’idée devenue action oblige d’autres personnages à réagir, expose le protagoniste à une conséquence, ouvre un nouveau champ des possibles. Autrement dit, l’idée crée un avant et un après qui dynamise le récit et en constitue le moteur.
Quand Winston Smith prend la plume
Le journal intime de Winston Smith
Dans 1984, cette dynamique apparaît clairement au moment où le narrateur accomplit l’acte qui va donner une nouvelle orientation à l’histoire. Quand Winston Smith achète un carnet d’écriture vierge, il pressent – et le lecteur avec lui – que son destin est déjà en marche :
« Après un regard furtif à droite et à gauche, il est entré discrètement dans la boutique et il l’a acheté, deux dollars cinquante. Sur le moment, il n’avait pas conscience de le réserver à un usage précis mais il l’a emporté dans sa serviette avec un sentiment de culpabilité. Même sans rien d’écrit sur ses pages, c’est un objet compromettant. »
(George Orwell, 1984, trad. Josée Kamoun, Gallimard, Folio, 2018, p. 17)
La conscience de soi par la mise en action de l’idée
Puis vient le moment où Winston se révèle à lui-même, redéfinissant presque sans s’en rendre compte sa relation au système qui l’asservit. Il ne se comporte pas en héros. Il agit en homme cherchant à toucher du doigt un fugace sentiment de liberté. Pas en révolutionnaire déterminé à renverser le régime totalitaire, mais en être humain effrayé de sa propre audace :
« Pendant que ses pensées vagabondaient, il a dû écrire, comme sous l’effet d’un automatisme. Finies les pattes de mouche maladroites. Sa plume a glissé avec volupté sur le papier lisse, traçant les grandes majuscules lisibles :
À BAS BIG BROTHER
À BAS BIG BROTHER
À BAS BIG BROTHER
Ainsi de suite sur une demi-page. »
(George Orwell, 1984, trad. Josée Kamoun, Gallimard, Folio, 2018, p. 30)
L’action elle-même est plus loin analysée dans des termes qui éclairent froidement les répercussions du passage de son idée d’écrire – devenue besoin – à sa matérialisation. Elle contient ce qui va le guider et amorce un rapport de force déséquilibré passant de l’échelle individuelle incarnée par Winston à l’entité incommensurable que représente Big Brother :
« Il est déjà mort, à bien y réfléchir. Il vient seulement de sauter le pas en se mettant en devoir de formuler ses pensées. Tout acte porte en soi ses conséquences. »
(George Orwell, 1984, trad. Josée Kamoun, Gallimard, Folio, 2018, p. 41)
L’asile des idées
L’ombre de l’idée
Dans Vol au-dessus d’un nid de coucou, l’idée se concrétise elle aussi par l’action, mais de manière radicalement différente. Le Chef Bromden est le narrateur : une ombre silencieuse, balai à la main, traversant l’asile sans décrocher un mot. Dès la deuxième page, on sait que tout le monde le croit sourd et muet. Kesey en fait aussitôt un observateur privilégié que nul ne remarque. Il voit tout, entend tout, ne dit rien. Sa perception parfois déformée par des visions hallucinées révèle pourtant la réalité d’une institution profondément déshumanisée.
Marionnettes et dysfonctionnements
À sa manière, le Chef joue le rôle que tient le journal intime pour Winston Smith : il consigne les dysfonctionnements du système et la place qu’il y occupe, au sein d’un univers psychiatrique placé sous le règne de miss Ratched. Réduits à obéir, les patients sont les marionnettes dont l’infirmière-major tire habilement les fils. Tout bascule lorsque McMurphy fait irruption dans l’établissement et s’y impose comme le plus tonitruant des pensionnaires.
Transmission de pensées
Sous la plume de Kesey, Bromden et McMurphy portent ensemble la même idée – celle d’un asile qui broie l’humain – mais chacun à sa manière : Bromden perçoit, McMurphy accomplit. Les pensées obscures et bouillonnantes du narrateur prennent soudain corps dans l’énergie flamboyante de celui présenté comme « le scieur de long, le flambeur qui porte beau, l’Irlandais impétueux, le cow-boy de la télé, tout seul au beau milieu de la rue, à l’heure de la bagarre. » Rarement un élément perturbateur aura autant mérité son nom, dans le récit comme au sein de l’asile.
(Ken Kesey, Vol au-dessus d’un nid de coucou, trad. Michel Deutsch et révision Virginie Buhl, Éditions Stock, p. 235).
Le symbole
Un levier structurant
On aurait tort de cantonner le symbole à un élément décoratif du roman ou de la nouvelle. Ce n’est ni un colifichet destiné à ornementer le style, ni un gadget narratif : c’est un levier capable de transformer une idée abstraite en vision d’ensemble concrète pour le lecteur. Beaucoup d’auteurs, débutants ou confirmés, sous-estiment pourtant sa capacité à faire résonner l’idée tout au long de l’histoire. Véritable fil conducteur, il relie scènes, personnages et émotions autour d’un même thème, structurant subtilement le récit.
L’omniprésence, puissance du symbole
Dans 1984, George Orwell utilise le symbole avec maestria. Il suffit d’ailleurs de constater dans quelle proportion la figure de Big Brother a imprégné la pop culture pour s’en convaincre. Dans le roman, rattachée à la déshumanisation de masse et au contrôle totalitaire, son image marque le lecteur par son omniprésence, et ce dès les premières pages. Cette présence constante matérialisant l’idée centrale du roman, Winston Smith y est confronté à chaque fois qu’il regagne son appartement :
« Sur le mur du fond, on a punaisé une affiche en couleur trop grande pour l’intérieur. Elle ne représente qu’un énorme visage de plus d’un mètre de large, celui d’un bel homme de quarante-cinq ans environ, à l’épaisse moustache noire et aux traits virils […] À chaque palier, en face de la cage d’ascenseur, la face énorme sur l’affiche l’observe car c’est un de ces portrait conçus pour suivre le spectateur des yeux. BIG BROTHER TE REGARDE, dit la légende inscrite au-dessous. »
(George Orwell, 1984, trad. Amélie Audiberti, Éditions Gallimard, 2008, pp. 1‑2)
Aucun répit
L’idée d’être traqué en permanence par le Parti, doté d’un visage scrutateur placardé partout, trouve un écho plus intime dans un autre symbole : le télécran. Cet appareil installé dans chaque logement est le rappel implacable de l’intense surveillance à laquelle tout individu est soumis. Qu’on se trouve à l’extérieur ou chez soi, on n’a aucun répit :
« L’appareil est tout à la fois émetteur et récepteur, et le moindre son émis par Winston – à l’exception du chuchotement le plus étouffé – est enregistré ; en outre, tant qu’il reste dans le champ de la plaque de métal, il est visible en même temps qu’audible. Il n’y a bien entendu pas moyen de savoir si l’on est observé à tel ou tel moment. »
(George Orwell, 1984, trad. Amélie Audiberti, Éditions Gallimard, 2008, p. 13)
Et dire que certains sont nostalgiques des années 80 ! Certes, pas celles d’Orwell.
Quand le symbole fait son nid dans le brouillard
La machine à brouillard
À l’opposé des symboles de 1984, visibles à chaque coin de rue et présents dans le moindre logis, la machine à brouillard n’existe que dans l’esprit du Chef Bromden. Pourtant, Kesey s’en sert lui aussi pour dénoncer les menaces pointées par Orwell : la manipulation psychologique et l’oppression institutionnelle. Reflet de la désorientation du narrateur, cette machine imaginaire symbolise l’état dans lequel l’asile maintient le Chef, entre confusion mentale et perte de repères. Un brouillard à couper au couteau, que McMurphy s’apprête à fendre dans son style si tranchant :
« Dans le pavillon, tout le monde – les malades et le personnel –, tout le monde est médusé, tout le monde reste muet devant cet homme et ce rire. Personne n’essaie de le faire taire ou de dire quelque chose. Enfin, lorsqu’il a ri tout son saoul, il entre dans la salle de jour. Son rire s’est éteint, et pourtant il palpite encore autour de lui comme le frémissement d’une cloche qui vient de s’arrêter de carillonner – il subsiste dans ses yeux, dans son sourire, dans la façon qu’il a de marcher en bombant le torse, dans sa manière de parler.
— Je m’appelle McMurphy, les gars, R.P. McMurphy, le roi de la flambe ! »
(Ken Kesey, Vol au-dessus d’un nid de coucou, trad. Michel Deutsch et révision Virginie Buhl, Éditions Stock, p. 23).
Face au mur de diktats
Dans un contexte oppressant, McMurphy s’impose d’emblée comme l’incarnation de tout ce que l’organisation castratrice de l’asile redoute : un être révolté à la joie communicative qui s’esclaffe au nez de ceux censés le faire rentrer dans le rang. Ce briseur de règles bien décidé à dissiper les brumes du pouvoir permet à Kesey d’exposer son idée dans une écriture d’une vitalité incoercible. « Dur comme une balle de base-ball sous le cuir griffé qui la recouvre », son héros va traverser le récit avec une énergie inouïe en direction du mur de diktats que la société dresse face à lui…




