Trop de détails en écriture alourdit. Toujours ? Peut-être pas. Parfois, ils peuvent être au service de l’auteur, sa marque de fabrique.
Ma lecture en cours, Le rivage des Syrtes, a suscité en moi l’envie de creuser plus que je n’y avais songé jusqu’alors, ou peut-être différemment, la notion de détail dans l’écriture. Est-ce une miniaturisation de notre pensée, ou au contraire, par couches successives en une sorte d’amoncellement lexical, son amplification jusqu’à l’excès ? Je me suis arrêté au seul Julien Gracq pour tenter de répondre à cela, estimant que le déploiement tant surprenant que plein de panache de son style permettrait de fournir quelques éléments de réponse…
Présentation détaillée
Voici, pour ce qui nous intéresse, des définitions du dictionnaire Le Robert pour mieux cerner notre détail :
« Le détail de…, action de considérer un ensemble dans ses éléments, un évènement dans ses particularités. ➙ énumération. Faire le détail d’un inventaire, d’un compte. Les éléments constitutifs.
Un, des détails, élément non essentiel d’un ensemble ; circonstance particulière. Soigner les détails (dans une œuvre). ➙ fignoler. C’est un détail, une chose sans importance. »
À présent, l’une des phrases de Gracq ayant initié ma réflexion :
« Tout dormait à l’Amirauté, mais de ce sommeil atterré et mal rassurant d’une nuit grosse de divination et de prodiges ; je me sentais de la race de ces veilleurs chez qui l’attenteé interminablement déçue alimente à ses sources puissantes la certitude de l’événement. »
Les coquards de l’évidence
Oui, Gracq aime bien les phrases longues. Mais comme il écrit merveilleusement bien, on lui pardonne d’étaler son talent là où d’autres étirent leur médiocrité. Refaisant un détour par les définitions du dico, un constat saute aux yeux, soit le seul moyen que possède l’évidence de nous infliger des coquards. Ce qui s’impose à nous lors de ce bref examen est qu’on trouve dans cette phrase de Le rivage des Syrtes des points communs aux deux définitions : on considère bel et bien un ensemble dans ses éléments, et parmi ces derniers quelques-uns dont le caractère essentiel est incertain. Alors ? Eh bien, ne restez pas dehors, entrez donc et parlons-en !
L’encre coule à l’Amirauté
L’ensemble en question est constitué de la nuit à l’Amirauté. Gracq aurait pu se restreindre au factuel mais s’en est bien gardé, car c’est un écrivain et pas une sentinelle en faction chargée d’inscrire des banalités dans un registre dédié à cet effet : « Nuit du tant à telle heure : tout dort. » ; nous laisserons donc ce genre de littérature à ceux dont l’encre est sèche avant d’avoir atteint la pointe de leur stylo-plume. Ouf, on l’a échappé belle !
Minutie ou maniérisme ?
Nous avons donc notre ensemble, l’Amirauté enténébrée – qu’on pourrait également appeler contexte –, mais aussi des précisions dont on peut estimer qu’elles ne soient pas indispensables. Elles se déclinent sous la forme d’adjectifs, d’adverbes, de tournures se dérobant à la facilité, bref, se justifient par l’extrême minutie ou le maniérisme selon le regard qu’on adopte. Un écrivain plus incisif se serait sans doute permis une phrase telle que « Tout dormait à l’Amirauté, mais je me sentais de la race de ces veilleurs chez qui l’attente alimente la certitude de l’événement. » sans que le sens général soit modifié. Mais sans demeurer tout à fait le même.
L’autopsie par le détail
La cage thoracique du texte
Autopsions cette phrase. Qu’en est-il des organes que dissimule sa cage thoracique textuelle, de son propos viscéral ? Prélevons pour commencer cet « atterré » et » « mal rassurant » collant à l’os principal qu’est « ce sommeil ». Peut-on les en détacher sans dommage pour la compréhension d’ensemble ? Sont-ils vitaux pour que justice soit rendue à la pensée de l’auteur ? Ce serait envisageable de s’en passer, mais l’on exprimerait autre chose, entraînant une sorte de manque. C’est la force subtile et paradoxale du détail : sa discrétion fait qu’on remarque son absence.
L’adverbe ou l’inutile illusion
D’ordinaire, on recommande d’y réfléchir à deux fois avant de se servir d’un adverbe pour accentuer un point précis dans une phrase, et on a raison. C’est parce qu’une idée est mal formulée qu’elle demeure blottie dans l’obscurité de notre esprit, et ce n’est pas le faible éclairage d’un adverbe qui viendra l’en déloger. L’adverbe donne l’illusion d’épaissir une énonciation dénuée de substance ou se suffisant à elle-même. Il n’y a par exemple aucune valeur ajoutée entre « j’ai l’impression que tu ne m’écoutes pas » et « J’ai vraiment l’impression que tu ne m’écoutes pas », car l’impression ressentie est la même. C’est de l’ordre du détail inutile.
L’adverbe efficace
En revanche, quand Gracq écrit « je me sentais de la race de ces veilleurs chez qui l’attente interminablement déçue alimente à ses sources puissantes la certitude de l’événement », interminablement contient une notion supérieure au fait d’attendre en y englobant la déception. C’est un lien entre deux motifs d’insatisfaction se nourrissant l’un l’autre. L’attente n’est pas que déçue, elle l’est en permanence. Adjoindre cet adverbe à la lumière duquel ce sentiment d’impatience résignée se renforce présente cette fois un intérêt. Le détail adverbial prépare en outre à une certitude inévitable, conférant aussi à cette dernière un surcroît d’importance. Toute cette articulation tend vers l’efficacité.
L’état-major des détails
Efficace, Gracq sait l’être par les détours qu’il emprunte, construisant les lignes de fuite de son récit en ce qui semble parfois être d’indolents assemblages qui au final se révèlent l’indestructible structure de son histoire. C’est une architecture de faux-semblants : là où l’on croirait voir des liens lâches, ils se resserrent pour ligoter l’intrigue, qu’elle ne puisse pas plus bouger que les nœuds narratifs soigneusement étudiés ne le lui permettent ; là où les mots paraissent dispersés, ils se regroupent avant de livrer leur assaut en direction d’enjeux fictionnels désignés à coups de détails révélateurs prononcés en un murmure d’état-major.
L’effet d’insistance du détail
Hors des coquetteries
J’avoue m’être demandé à plusieurs reprises, alors que j’arrive environ dans le dernier quart de ma lecture de ce roman de Gracq, si celui-ci ne se complaisait pas par orgueil dans des coquetteries langagières. La question s’est posée à moi quand pourtant je savourais sa prose jusque dans ses moindres plis lexicaux donnant à son texte un drapé admirable. Si l’excellence de sa plume n’était pas à mettre en cause, ne se montrait-il pas coupable d’être trop à l’écoute de son génie littéraire ? J’aurais peut-être penché pour cette hypothèse si je ne m’étais pas rendu compte que Gracq ne situait pas son art dans une surenchère prétentieuse.
Pas si abscons qu’il n’en a l’air
C’est une particularité de son écriture – un détail d’importance – qui m’en a convaincu. Sa recherche est davantage orientée vers le terme choisi plutôt que guidée par la préciosité d’un vocabulaire destiné à épater son monde en recourant à la rareté. Aux mots si peu usités qu’ils n’auraient de sens que dans des cercles fermés à la compréhension commune. Non, là n’est pas la quête de Gracq. Ce qui me conforte dans cette certitude est qu’il ne fuit pas la répétition, voire l’appelle de ses vœux quand il juge qu’elle soutiendra sa réflexion mieux qu’un synonyme abscons n’y parviendrait.
Le bornage du champ sémantique
Les adjectifs « morne » et « douteux » – en tant que détails remarquables – reviennent par exemple de loin en loin telle la création d’une habitude avec le lecteur. Elle s’inscrit comme un repère dans le paysage textuel imaginé par Gracq, composant à dessein ou non un bruit de fond familier au-dessus duquel s’élève un discours d’où ces redites volontaires constituent l’une des pierres angulaires. La densité de la narration est bornée dans ce champ sémantique par d’imperceptibles similitudes de l’écriture, qu’il s’agisse de dépeindre un endroit, un personnage ou un sentiment.
L’intentionnalité du détail
Un cimetière de détails
Le paragraphe qui suit, que je tiens pour parfait, illustre mon propos avec l’apparition de ce « morne » qu’on retrouve à l’appui d’un autre adjectif, « revêche ». Sa présence renforce plus la trame reconnaissable tissée par Gracq que la description à laquelle il se livre. Difficile de déterminer s’il s’agit d’un véritable procédé, d’une marque de fabrique ou d’un goût prononcé pour certains mots dont l’auteur éprouverait le vide de leur absence s’il n’y recourait pas quand il les juge appropriés :
« Le cimetière s’élevait sur une éminence qui dominait la mer, une grossière enceinte carrée de murs bas, balayée de bout en bout par le vent du large et toute remplie du froissement de houle des roseaux. Les durs alignements à l’équerre des tombes sans fleurs, la nudité froide des allées sans arbres, l’entretien méticuleux et pauvre de cette nécropole réglementaire mettaient sur ces fosses perdues un surcroît de tristesse morne et revêche que n’ont pas les tombes isolées du désert. Une nausée serrait le cœur devant ce vide administré, où l’idée même de la mort eût fait surgir quelque chose de trop vivant ; on sentait que trois siècles de corvées anonymes s’étaient relayés, absorbés à leur tour dans l’anonymat des sables, pour égaliser là le lieu du parfait effacement. »
Coutures et ravaudages de la logique
La page d’après, on trouve ceci : « Cependant que nous parcourions distraitement, Fabrizio et moi, ces allées mornes… » disant bien l’intentionnalité de ce détail. Dans l’usage du détail, il faut distinguer ceux employés pour parfaire la vision d’ensemble d’une idée, et ceux greffés artificiellement sur une pensée manquant de clarté ou non aboutie. Soit la différence entre les coutures impeccables d’un développement intellectuel consciencieusement surfilé et les ravaudages malhabiles peinant à masquer les déchirures de sa logique.
Ces détails qui s’opposent
Dans la composition du paragraphe de Gracq, chaque détail consolide l’impression de dureté et de solitude organisée du cimetière pour mieux les mettre face à face. À la rigoureuse géométrie de ses formes et l’inflexibilité qui en gouverne l’agencement (« enceinte carrée, durs alignements à l’équerre, nécropole réglementaire, vide administré, parfait effacement ») s’oppose la mélancolie qui s’en dégage (« vent du large, tombes sans fleurs, nudité froide, surcroît de tristesse, anonymat des sables).
La valeur du détail
Bien que je ne l’aie pas encore fini je sais que Le rivage des Syrtes, qui compte seulement 331 pages, fera partie des ouvrages m’ayant réclamé le plus de temps de lecture en raison de l’écriture exigeante dont chaque phrase est empreinte. Pour autant, cela ne m’aura pas demandé d’autre effort que de conformer mon rythme habituel à celui imposé par le talent de l’auteur. S’adapter à l’excellence d’un écrivain est la promesse d’une récompense dont la somme des détails fait la valeur…
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