Stephen King a déployé des stratégies qui relèvent du génie. Maître de l’horreur ; il sait nous concocter de belles émotions. Cet article aborde quelques aspects de son immense talent. Qu’on se le dise : Stephen King est l’un des auteurs majeurs du 21e siècle. Certains de ses romans sont des classiques du genre qu’il affectionne, celui qui nous colle une frousse délicieuse.
On ne compte plus ses bouquins adaptés au cinéma, jusqu’à susciter des remakes (récemment, Ça et Simetierre). La somme de ce qui a été écrit sur lui – en bien ou en mal – ferait passer la Pléiade pour un fascicule, car l’homme interroge tant qu’on ne peut s’empêcher de réfléchir à ce qu’il représente dans la littérature aujourd’hui, votre serviteur n’échappant pas à la règle. Il sait nous fasciner avec des choses qui nous troublent et que parfois, nous ne saurions même pas nommées tant son imagination fertile peut se révéler déconcertante.
Les raisons de la surprise
L’horreur peut débuter sous un ciel bleu : « C’était un grand garçon, bien charpenté, portant un blouson militaire fané contre la fraîcheur de ce petit matin de printemps ». Quoi de plus banal que ces mots-là ? Quoi de plus simple que cette description mêlant le personnage à un joli temps frais ? Quoi de plus efficace, en fait que ce contraste entre l’ adjectif « fané » adossé à cette fraîcheur ? C’est là où Stephen King excelle : faire de la plus belle des journées un long cauchemar dont rien ne nous réveillera.
Marche ou crève, publié en son temps sous le pseudonyme de Richard Bachman, est un de mes King préférés. Je pourrais en citer dix autres qui lui soient formellement supérieurs, mais là, tout est dans ce titre tenant sa promesse jusqu’au-boutiste. Comme il sait si bien le faire, King n’épargne rien à son lecteur : s’il doit y avoir des tripes répandues sur la chaussée, on les verra dans le moindre détail. Tout le monde peut faire ça : surenchérir dans le gore. Mais peu sont capables d’y associer un bagage psychologique si intense qu’il en devient un kaléidoscope intellectuel nous interrogeant page après page. Comment vont survivre ces jeunes garçons lancés dans la plus terrible des marches ? Que pensent-ils, et jusqu’à quel tréfonds ils iront puiser chaque ressource pour demeurer en vie ?
Avec ce livre, King a réussi un coup génial : faire du suspense une longue souffrance. Quant au twist, je pense ne m’en être jamais tout à fait remis. C’est la première fois qu’un écrivain a révélé ma part d’ombre, soit comment j’ai découvert comment il était simple de devenir sadique. Effrayant.
Se nicher dans l’adolescence pour en extirper nos peurs d’adulte
Un des grandes nouvelles de King, Stand by me, place le passage à l’âge adulte dans la lumière des projecteurs cinématographiques de manière remarquable. Je le rangerai à côté de L’attrape-cœurs de Salinger, s’il fallait effectuer une hiérarchie de cet ordre.
Dans ce genre, King me semble être quelqu’un de très protecteur. L’enfance a pour lui une telle importance qu’il parvient à nous restituer des moments de celle que nous avons vécue. Il y a là une vision claire de l’innocence qui s’enfuit. Ode à l’amitié et au désespoir qui la détruit peu à peu, Stand by me m’apparaît encore aujourd’hui comme l’une de ses histoires les plus touchantes (avec, peut-être, la nouvelle bien plus courte Le dernier barreau de l’échelle, Dans Danse macabre).
Stephen sait toucher le cœur de son lecteur avec une simplicité déconcertante. Cette simplicité n’est qu’apparente. Elle est en fait très compliquée de mettre en œuvre. Il sait nous parler comme à un ami, ça fait partie de ses trucs. C’est un de ces rares écrivains avec lequel on se sent rapidement en confiance. Bien qu’il nous fasse part de choses invraisemblables, on le suit. Parce qu’il y met le ton, parce qu’on le sent cheminer à nos côtés. Un écrivain qui vous accompagne à chaque page, il n’y en a pas mille. Quand je commence un roman de King, il est plus que rare que sa première phrase ne me parle pas. Au contraire, je me sens vite concerné par ce qu’il a à me dire.
Des phrases qui empoignent les lecteurs
La captation de l’attention nécessite de la psychologie et du métier. Comment parvenir à ce résultat après seulement quelques mots ? Étudions quelques accroches :
« John Smith avait grandi. Il était devenu étudiant et n’avait plus aucun souvenir de la mauvaise chute qu’il avait faite un jour de janvier 1953. Dès le lycée, il avait eu du mal à se la rappeler. Quant à ses parents, ils n’en avaient rien su. » (Dead zone). Quelque chose s’est passé, mais quoi ? On sait d’entrée que ça va influer sur toute l’histoire que King s’apprête à nous conter, sans qu’il le dévoile vraiment. Faire surgir une interrogation dans l’esprit du lecteur, quoi de mieux comme hameçon ?
« Le monde a des dents, et quand l’envie le prend de mordre, il ne s’en prive pas. Trisha McFarland avait neuf ans lorsqu’elle s’en aperçut. Ce fut un matin, au début du mois de juin. A dix heures, elle était assise à l’arrière de la Dodge Caravan de sa mère, vêtue de son maillot d’entraînement bleu roi de l’équipe des Red Sox. (avec 36 Gordon inscrit au dos), et jouait avec Mona, sa poupée. A dix heures trente, elle était perdue dans la forêt. A onze heures, elle s’efforçait de ne pas céder à la panique […] (La petite fille qui aimait Tom Gordon). Tout de suite, la notion d’inquiétude grandit. Que va-t-il advenir de cette petite fille ? On sent que le pire est à venir, même si ce n’est pas précisé. Très vite, une menace plane. Difficile de ne pas aller voir plus loin. Difficile d’échapper à King.
« La terreur, qui n’allait cesser qu’au bout de vingt-huit ans (mais a-t-elle vraiment cessé ?) s’incarna pour la première fois, à ma connaissance, dans un bateau en papier journal dévalant un caniveau gorgé d’eau de pluie. » (Ça). Un de ses romans les plus célèbres débute ainsi, en nous soumettant un flash-back sous-entendu qui nous reviendra tôt ou tard en pleine figure. Commencer par « La terreur » demande qu’on s’y tienne. Et King s’y tiendra durant plus de mille pages.
Appâtez le client
Alors, que retenir de ces introductions fracassantes ? Que King sait à merveille appâter le client ? Pas seulement. Quand on vend son produit, il faut assurer derrière. Stephen King l’a bien compris. Il nous forge des histoires marquantes, des personnages qu’on n’oubliera pas, et tout ça avec beaucoup de style, n’en déplaise aux théoriciens moqueurs, sans doute contrariés par son succès au fil des décennies. King s’est installé dans l’esprit des lecteurs pour longtemps.
Il ne lui a fallut qu’un pas pour passer des longs romans à la saga : La Tour sombre. Une des sagas les plus folles de l’Histoire de la littérature. On peut la mettre sans qu’elle en rougisse face à Le Seigneur des anneaux. C’est du même acabit. Suffit de remplacer une épée par un flingue, et on y est. Près de quarante ans à patienter pour que Roland de Gilead, le plus torturé des pistoleros, achève sa quête. Ça vous crève un lecteur, en même temps que ça le ravit.
Un auteur qui questionne son siècle : la facette politique de King
King n’est pas seulement l’écrivain qui vous filera la pétoche quasiment à tous coups : c’est aussi un type qui porte un regard sur son pays, avec l’acuité féroce qu’on lui connaît. Ce n’est pas un mystère de le savoir plus Démocrate que Républicain, un peu l’équivalent de ce qu’a été le socialisme en France. Même bourré de pognon, King n’oublie pas d’où il vient. Dans ses livres, comme pour s’acquitter d’une dette qui lui pèserait, il nous dépeint l’Amérique profonde en comptant – et contant– ses mochetés et ses exultations.
Les riches comme les pauvres n’échappent pas à ses griffes. On sait notre King alcolo repenti, certains de ses personnages étant imbibés de cet ancien travers. Stephen a bien trop souvent vu sa vie diluée au fond d’un verre pour oublier la fragilité des choses. Profondément tourné vers le social, toute son œuvre donne la parole à ceux qui n’ont pas si souvent que sa voix au chapitre : les losers, les femmes ou les types de seconde zone, les enfants bien sûr, et bon nombre de ceux flirtant avec la marginalité. C’est un peu le pendant des familles idéales qu’il se plaît à déconstruire méticuleusement, membre après membre, de la fille à la mère, du fils au père.
Que retiendrons-nous de King ? L’horreur ? Pas seulement ! Son empreinte est forte dans tout ce qui nous perturbe. Il nous a réservé plusieurs siècles de nuits blanches. Je l’entendrais presque susurrer : « Ne dors pas tranquille, mon ami lecteur. Je veille sur ta vie pour qu’elle soit des plus denses et en faire le plus tortueux des poèmes. » Car King est aussi un poète, quand il ne nous tranche pas la gorge.
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1 réflexion sur “Pourquoi Stephen King est si génial ?”
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