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Pourquoi John Irving est-il si génial ?

John Irving

Sommaire

John Irving, le lutteur qui a vu l’écrivain qui a vu l’ours ! Cet article aborde quelques aspects de cet immense écrivain.

 

L’explosion ouatée d’un talent brut

Né en 1942, John Irving, bien qu’avançant en âge, demeure un écrivain puissant et généreux comme en témoigne son dernier effort, « Avenue des mystères », soit un treizième roman, contre un unique recueil de nouvelles, « Les rêves des autres ».
Chacun de ses livres vous explose à la figure, mais c’est une déflagration subtile, alliant douceur, complicité, bizarrerie, originalité, introspection et, par moments, un souffle de violence. Il creuse ses personnages comme peu savent le faire, abordant des thèmes ardus avec une vision affûtée : l’adolescence, la sexualité, l’absence du père, la mort, la difficulté d’être, le tout traité avec un humour teinté de gravité, si la chose est possible, et en tout cas de profondeur. On pourrait penser que sans le faire exprès, il est devenu inimitable. Quel autre écrivain que lui a pour animal totem un ours ? Quel autre écrivain a pratiqué la lutte à haut niveau au point d’envisager une carrière professionnelle ? Quel autre écrivain peut à la fois se réclamer de Charles Dickens, Günter Grass ou Nathaniel Hawthorne ? Personne. Inimitable, oui.

Garp à vous !

C’est en 1978 que son heure sonne, quand paraît « Le monde selon Garp ». Avant ça, ses trois premiers romans n’ont obtenu qu’un succès d’estime, l’amenant à changer d’éditeur, passant ainsi de Random House à Dutton Books, qui l’assure d’un meilleur impact commercial. Promesse tenue, la sphère littéraire internationale découvre alors un auteur qui jette la pudeur aux orties en même temps qu’il s’embringue dans un combat féministe. On est médusé par son audace et par la qualité de ses trouvailles. Il ose tout pour défendre une cause, rendant son personnage principal (un écrivain, personnage récurrent de l’œuvre d’Irving) et ceux qui gravitent autour de lui terriblement attachants. « Le monde selon Garp » devient à travers le monde un phénomène culturel et de librairie (il s’écoulera à 850 000 exemplaires en France). C’est le jackpot, puisque chacun des ouvrages qui suivra sera couronné de succès, même si, en de rares exceptions, la critique ne le suit pas toujours ( « L’hôtel New Hampshire » -1981 -, « L’enfant de la balle » – 1994 -). Mais les ventes ne vacillent guère, sans compter les adaptations cinématographiques, qui, outre l’aspect financier, lui valent un Oscar pour le meilleur scénario adapté de « L’œuvre de Dieu, la part du Diable ».

Les voyages formes la genèse !

Derrière l’auteur, on sent l’homme bourré d’énergie, le type qui a des convictions et qui s’y accroche ; le lutteur, toujours. Il se dégage de son œuvre une telle intelligence qu’elle s’impose à l’esprit, elle tombe sous le sens. On devine l’écrivain instruit, le voyageur attentif ‒ son séjour à Vienne à l’âge de vingt ans le marquera, non seulement car il y rencontrera sa première femme, mais aussi d’un point de vue littéraire, puisqu’il y puisera de la matière pour ses futurs écrits, notamment son premier titre, « Liberté pour les ours ! ».  Vienne laissera sa trace tout au long de l’oeuvre de l’écrivain, de même que la patte de l’ours y plantera ses griffes. La capitale autrichienne, en même temps qu’elle est le berceau de son écriture naissante, lui fait accomplir ses premiers pas dans la vie d’adulte.

 

Le chuchotement du hurleur

De retour aux États-Unis, Irving a intégré l’Iowa Writer’s Workshop (Atelier des écrivains de l’Iowa), sous la direction de Kurt Vonnegut. Ce sera le prélude à une carrière débutant en 1968, soit près d’un demi-siècle à nous faire partager son univers tragicomique révélant au fil de milliers de pages une galerie de personnages hétéroclites, des situations délirantes où l’absurde a son mot à dire, et, de façon affirmée ou plus en filigrane, une vision sociétale de l’Amérique. En même temps qu’il embarque son lecteur dans des aventures où le sérieux le dispute au loufoque, il lui donne des outils pour apprécier son propre point de vue sans à tout prix vouloir le lui faire admettre. S’il sait se montrer convaincant, c’est plus par la sincérité de son propos que par rouerie. Manœuvrier, il l’est surtout quand il s’agit d’ordonnancer les rouages de son histoire afin que toutes les aspérités de ses personnages nous égratignent et que l’on se sente concernés au premier plan, happés par son talent de conteur. On devient rapidement son confident, car il vous met la main sur l’épaule pour vous chuchoter ses vérités de  poète rude, de rêveur ébranlé. C’est le murmure d’une littérature qui hurle.

 

Un style qui lance ses hameçons

Irving a le chic pour accrocher son lecteur dès la première phrase. Quelques exemples : « La mère de Garp, Jenny Fields, fut arrêtée en 1942 à Boston, pour avoir blessé un homme dans un cinéma. » (« Le monde selon Garp »). Qui est ce Garp, tout de suite mis en avant, et cette mère qui semble ne pas vouloir s’en laisser compter ? On le saura assez rapidement, mais cette sorte d’effet d’annonce fonctionne à plein.

« L’été où mon père fit l’acquisition de l’ours, aucun de nous n’était né […] ». Pareil pour ces mots qui débutent « L’hôtel New Hampshire » : le narrateur nous parle d’un père pour le moins excentrique, on veut en savoir plus, que cela concerne le pourquoi de l’acquisition d’un ours ou du regard que son fils porte sur ce père étrange et sur bien d’autres choses.

« Le jeune Canadien ‒ quinze ans, tout au plus ‒ avait eu un instant d’hésitation fatal. » (« Dernière nuit à Twisted River »). Le drame nous est annoncé d’emblée, et trouve un écho mélancolique dans la dernière partie du roman. C’est le domino qui fera que tout va se mettre en branle, que l’univers si contrasté d’Irving se déploie.

Le style d’Irving peut aussi se cueillir dans un paragraphe ramassé dont on peut retirer une méchanceté drolatique et une réflexion pointue :

« Conseiller matrimonial ! songea de nouveau Garp, en diluant une cuillerée de purée de tomate dans une tasse d’eau chaude pour ensuite ajouter le tout à sa sauce. Pourquoi les boulots sérieux sont-ils toujours entre les mains de charlatans ? Que pouvait-il y avoir de plus sérieux que le travail de conseiller matrimonial ? Pourtant, il lui semblait que, dans l’échelle de la confiance, un conseiller matrimonial se situait un peu en dessous d’un pédicure. De la même façon que beaucoup de médecins méprisaient les pédicures, les psychiatres ne méprisaient-ils pas les conseillers matrimoniaux ? Quant à Garp, il n’y avait personne qu’il méprisât autant que les psychiatres ‒ ces redoutables simplificateurs, ces voleurs de la complexité des êtres. Pour Garp, les psychiatres étaient les spécimens les plus méprisables de tous ceux qui se révélaient incapables de mettre de l’ordre dans leur propre gâchis. »

Sans doute certains psychiatres incapables d’autodérision n’ont-ils pas savouré ce passage à sa juste valeur, car valeur il y a. Au-delà de la charge lourde sur une profession, on trouve des expressions acérées, et, comme on le remarque souvent chez Irving, une pertinence qui fait mouche. Non pas qu’il faille condamner les psychiatres, mais du moins peut-on en rire. Tout ou presque est contenu dans « ces redoutables simplificateurs, ces voleurs de la complexité des êtres. ». Pour en arriver là, Irving se contorsionne pour mettre en place une échelle de valeurs, du conseiller matrimonial au psychiatre en passant par le pédicure et le médecin. On peut aussi relever qu’il part d’un sujet banal, l’élaboration d’une recette, pour se rapprocher de son lecteur qui connaît bien ces moments où, étant en cuisine, l’imagination travaille, les pensées se développent. Son aversion est soutenue de façon puissante par des formules où toute son inventivité s’exprime. Il est à la fois taquin et corrosif, mélange habile. Sa souplesse d’esprit s’exerce en quelques lignes, il délivre son message avec une économie de mots redoutable. C’est le toréador qui pique ses banderilles et se met en lumière en une fraction de seconde. Qu’on soit d’accord ou non sur le propos tenu, on ne peut qu’admirer le savoir-faire de l’écrivain, sa capacité à manier ses pensées. Tout Irving est là : il sait mettre en valeur ses rebellions d’homme tout en restant auteur. Détenteur d’une opinion, il l’exploite à fond, au risque d’être clivant. C’est notamment à ça que doit s’attacher un écrivain en herbe, à personnaliser son propos, fuyant la neutralité. Irving l’a bien compris : son caractère bien trempé nous vaut des tirades mémorables et des prises de position sans concession.

 

L’Arrache cerveau

Mais Irving n’est pas le seul à savoir s’extirper des starting-blocks, aussi ne le résumera-t-on pas à ça : l’une de ses grandes forces, c’est sa capacité à rabouter des intrigues, à les faire s’interpénétrer de manière à créer un bloc compact qui vous rentre dans le buffet.

Il faut être clair : John Irving est un auteur inatteignable, s’en rapprocher, c’est déjà être excellent. Beaucoup d’Icare s’y sont frottés, et l’on racle la cire de leur désillusion sur des berges orgueilleuses. Ses phrases, sous des dehors simples, sont vampiriques, elles vous sucent le cerveau, laissant suffisamment de vacuité dans votre boîte crânienne pour que s’y développent des thèses nouvelles.

Il avance à présent dans le brouillard des auteurs consacrés, jusqu’à son prochain roman, jusqu’à ce que l’ours ressorte de la brume…

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