Troisième partie
L’utilisation de l’anecdote pour marquer son lecteur surprend, peut servir différents buts en plus de servir la culture générale.
Ce qui suit va vous marquer. Pourtant, ce n’est pas un passage tiré d’un roman ou d’une nouvelle. Mais il n’y aurait rien d’étonnant à ce que l’on retrouve ce morceau de réalité imbriqué dans une fiction. Aujourd’hui, nous allons nous interroger sur l’apport de l’existant à l’inventé pour surprendre le lecteur. Ou comment, sous la forme d’une anecdote, le réel est capable de pimenter l’imaginaire…
L’anecdote, s’il vous plaît !
Une idée qui fait recette
« Au ‘‘restaurant of mistaken orders’’ (restaurant des commandes erronées, en français), à l’ouest de Tokyo, les problèmes de commandes sont presque d’usage. La cause ? Les serveurs sont atteints de maladies mentales ou de démence. Alors, les plats n’arrivent pas toujours là où il faut. […] L’idée est née du chef Shiro Oguni, soucieux d’inclure davantage les personnes malades ou âgées, dans la vie active. […] Les serveurs atteints de maladies sont reconnaissables grâce à un tablier orange et sont encadrés par des volontaires du coin. Si la plupart des membres de ces petites équipes sont atteints d’Alzheimer, des personnes souffrant d’autres maladies sont également les bienvenues. Ce restaurant permet aux malades de créer du lien avec les clients et d’être stimulés intellectuellement. »
Source : extrait d’un article de Laurie Musset dans l’édition du soir du quotidien Ouest-France.
Des anecdotes plein la poche ventrale
Si je relaie cette info, ce n’est pas pour vous inviter à déjeuner. À la rigueur, je veux bien payer le repas, mais le voyage à Tokyo serait un hara-kiri assuré pour ma carte bancaire, alors contentons-nous de déguster cette délicieuse initiative du chef Oguni. Pour en faire quoi, après digestion ? Eh bien, j’ai à maintes reprises évoqué la force de l’anecdote dans le but d’intéresser le lecteur. Par exemple, vous prenez votre voiture pour vous rendre au boulot de bon matin, et un kangourou n’ayant pas respecté le cédez-le-passage vous percute. Constat à l’amiable extirpé de la poche ventrale du marsupial, tout ça. Pardon, vous n’habitez pas dans le bush ? Pas l’ancien président américain, le désert australien. Non ? Ce n’est pas grave, franchissons d’un bond l’espace nous séparant du paragraphe suivant.
L’art de la curiosité
Selon le dictionnaire Le Robert, une anecdote ce peut être : « 1. Récit d’un détail historique, d’un petit fait curieux. 2. Détail ou aspect secondaire, sans généralisation et sans portée. » Maintenant que nous savons précisément de quoi l’on parle, il me semble que le « restaurant des commandes erronées » imaginé par Ogushi est à ranger dans la catégorie des petits faits curieux pouvant servir notre art. Car ce qui est curieux attise la curiosité, comme ce fut mon cas après l’écoute de cette nouvelle à la radio, puisque j’ai ensuite voulu obtenir davantage de précisions en m’en remettant à la barre de recherche de mon navigateur.
L’anecdote, cette évidence inattendue
La greffe de l’évidence
Avoir été incité à en savoir plus en faisant un crochet par le Net pointe une évidence se greffant de fait au thème auquel je me cramponne férocement depuis trois semaines. En l’occurrence, je suis convaincu que ce qui a éveillé mon intérêt mettrait tout autant en alerte celui d’un lecteur à qui on parlerait d’un tel établissement dans le cadre d’un récit. Que ça le marquerait sans aucun doute si je glissais ça dans une histoire, vous ne croyez pas ? Comme je n’ai pas envie d’être contredit, je file rapidement au paragraphe d’après.
La carte ou le menu ?
Considérons la puissance de l’anecdote à la lumière du restaurant singulier de Shiro Oguni : comment l’exploiter ? J’ai mille exemples en tête, mais un seul suffira : pour qu’une scène dans laquelle un personnage (ou un couple, un groupe, etc.) s’arrête sur le bord de la route afin de se restaurer sorte de l’ordinaire, et par-là soit mémorable, vous choisiriez de décrire le premier vendeur de moules/frites venu (« Promotion du jour, on offre les coquilles ! »), ou l’étonnante particularité du restaurant tokyoïte ? Pour ma part, si je désirais vraiment que ce passage imprègne durablement l’esprit de mon lecteur, je n’hésiterais pas une seconde : au menu classique du jour, je préfèrerais le plat original proposé à la carte, séparément de ce que l’existence nous sert au quotidien.
L’éclosion inattendue
Quel avantage en tirer, hormis raconter le côté insolite de la démarche du restaurateur japonais ? Là aussi, pléthore de possibilités me viennent à l’esprit. Quelques pistes : le rapport inaccoutumée des serveurs envers les clients, et inversement ; les réflexions philosophiques que cela pourraient faire naître chez les convives ; l’occasion de ménager une parenthèse inoubliable teintée d’une audace sociale dans le cours du récit ; des avis tranchés sur le bienfondé d’employer des gens en souffrance ; un échange héros de l’histoire/serveur donnant lieu à une situation drolatique, émouvante, tendue, etc. En bref, les idées écloses d’un imaginaire fertilisé du terreau de l’inattendu.
Un déjeuner à Tokyo
Les piliers du monde
Si on peut penser qu’il n’existe qu’un seul « restaurant of mistaken orders » – Oguni n’ayant aux dernières nouvelles pas développé une franchise –, une foultitude d’endroits atypiques, d’organisations bizarroïdes et d’événements extraordinaires sont les piliers d’un monde non conventionnel. Un véritable vivier pour un écrivain soucieux d’effectuer un dérapage contrôlé dans les fossés de la réalité le temps d’un paragraphe ou de plusieurs pages. Voire d’y consacrer un chapitre entier lui servant à opérer une jonction entre deux blocs narratifs distincts de son histoire. Et même, qu’un roman en dépende complètement.
Le fleuve des cœurs brisés
Pour m’appuyer une dernière fois sur mon exemple de départ, prenons deux personnes très attachées l’une à l’autre, mais s’étant depuis des années perdues de vue (à la suite d’une brouille constituant le nœud de l’histoire, pourquoi pas). Et, merci hasard soigneusement planifié par l’auteur, après avoir durant plusieurs chapitres suivi leurs parcours respectifs dans ce long fleuve houleux qu’est l’existence des cœurs brisés, le lecteur les verrait se retrouver inopinément chez ce sacré Shiro Oguni. En train de se faire servir un fugu l’un à la table jouxtant celle de l’autre, disons. Imaginons un peu ces magnifiques retrouvailles…
L’oubli du cuistot
Ô joie immense devant laquelle les vieilles rancœurs cèdent ! Ô émotion qui nous étreint la poitrine ! En espérant que ce ne soit pas le cuisinier ayant préparé le fugu qui soit atteint d’Alzheimer étant donné la dangerosité de ce poisson si l’on oublie une étape importante dans la façon de le découper, dites-moi ? Remarquez, comme scène marquante ça se poserait là : enfin réconciliés après force effusions affectueuses et larmes de bonheur, l’un des deux vomirait sur l’autre après avoir absorbé la tétrodotoxine contenue dans le foie de l’animal que notre cuistot à la mémoire défaillante n’aurait malencontreusement pas retiré. Puis, la respiration de plus en plus courte et le cœur s’emballant en d’affreux cognements, il s’effondrerait aux pieds de son ami dans d’ultimes convulsions sous le regard désemparé de tristesse impuissante de ce dernier.
Bon, au moins, ils se seront revus.
Une pause à New York
Les yeux rivés au vertige
Quand une anecdote côtoie l’impensable, voici, comme l’indiquent l’extrait de la quatrième de couverture puis le paragraphe d’introduction de Et que le vaste monde poursuive sa course folle, ce que peut en faire un auteur de talent tel que Colum McCann : 7 août 1974. Sur un câble tendu entre les Twin Towers s’élance un funambule. Un événement extraordinaire dans la vie de personnes ordinaires. Et partant de là :
« CEUX QUI LE VIRENT SE TURENT. Depuis Church, Liberty, Cortlandt, West, Fulton ou Vesey Street. Un silence terrible, superbe, à l’écoute de lui-même. Certains pensèrent à une illusion d’optique, une ombre mal placée, un effet d’atmosphère. […] Seulement, plus ils regardaient, plus c’était clair. À l’extrême limite du toit, la silhouette se détachait sur la grisaille du matin. Sans doute un laveur de vitres. Un ouvrier du bâtiment. Ou un suicidaire.
Cent dix étages plus haut, parfaitement immobile, une miniature noire dans le ciel nuageux. »
Le vol du regard avant qu’il se pose
Suite à ce début pour ainsi dire tétanisant – et vrai –, cet instant où l’attention de milliers de personnes est figée dans l’observation d’un homme, Philippe Petit, rendu presque indistinct par l’altitude, McCann déploie les mailles d’une toile narrative où s’englueront les destins de personnages n’ayant à l’origine rien avoir les uns avec les autres. De par sa position dominante sur New York, l’événement en cours englobe en même temps qu’il les isole les protagonistes du roman. Philippe Petit sur son câble entre ciel et buildings, c’est aussi la mise en suspension des drames et des espoirs dont la ville grouille, leur survol comme le regard que McCann pose sur eux.
Un dîner dans le Nevada
Une anecdote sur le chemin
Sans décider qu’un fait peu commun imprègne l’ensemble d’un roman, il peut comme je l’ai dit se nicher au sein d’un paragraphe. Tel un tireur embusqué prêt à cueillir le lecteur d’une de ces balles anecdotiques frappant si bien l’esprit. Dans Shining, alors qu’à bord d’une Coccinelle fatiguée Jack Torrance, son fils Danny et sa femme Wendy roulent vers l’hôtel Overlook (et leur destin), l’épouse est saisie par le paysage grandiose qui les entoure tandis que la vieille voiture s’essouffle sur les pentes raides y menant.
« Du haut de l’une de ces falaises dévalait une cascade dans laquelle la lumière de ce début d’après-midi étincelait comme un banc de poissons rouges pris dans les mailles d’un filet bleu. Wendy trouvait ces montagnes belles mais implacables. Un sombre pressentiment lui serrait la gorge. Plus à l’ouest, dans la sierra Nevada, une équipe d’alpinistes, les Donner, s’était trouvée prise dans la neige et avait dû recourir au cannibalisme pour survivre. Oui, c’était des montagnes redoutables qui devaient punir sans pitié la moindre défaillance. »
Un faisceau de peurs
Stephen King s’est certes un peu arrangé avec la réalité historique en effectuant un raccourci à propos de ce que l’on connaît désormais sous l’appellation de « L’expédition Donner ». Mais ce n’est pas grave. Il a capturé l’essence d’une tragédie pour la restituer en quelques mots destinés à amplifier la notion de danger attachée à l’hôtel vers lequel ses héros se dirigent. En quelque sorte, il prépare le lecteur à ce que l’Overlook, dans toute sa majesté, s’apprête à cannibaliser l’esprit de ses futurs hôtes. L’angoisse de Wendy est un écho à celle de Danny exprimée plus avant dans le récit. King, s’appuyant sur des faits datant de plus d’un siècle, crée un faisceau de peurs contemporaines de l’histoire qu’il raconte.
Liqueur et nectar
Une expédition de tout repas
Tant que nous y sommes, autant brièvement évoquer ce en quoi consista « L’expédition Donner ». Plutôt que d’une équipe d’alpinistes, il s’agissait de 87 pionniers américains voulant rallier la Californie dans les années 1840. La famille des Donner comptait parmi les plus représentées de ces personnes dont seulement quarante-sept survécurent, pour certaines en se résignant à se faire des steaks de leurs compagnons de voyage afin de se sustenter. Il faut les comprendre : à l’époque, les fast-foods n’avaient pas encore envahi jusqu’au moindre sommet enneigé, pas plus qu’il n’y avait de refuges où des randonneurs imbibés à la liqueur de génépi se tapissaient l’estomac de fromage fondu en braillant des chansons idiotes. Bref, les conditions étaient rudes.
Le nectar d’un texte
Pour renforcer s’il en était besoin mon propos au sujet de la vertu des anecdotes dans un récit, il est à noter qu’en adaptant le roman de King, le cinéaste Stanley Kubrick conserva cette allusion à l’expédition Donner. Et pas seulement pour rajouter du croustillant à la performance tout en sourires carnassiers de Jack Nicholson, j’imagine. Pointu jusqu’à la maniaquerie, le réalisateur ne négligeait aucun détail pour happer l’attention du spectateur. Quoi qu’il en soit, de Tokyo au Nevada en passant par New York, le monde regorge de ces petits faits curieux, horribles ou inimaginables, et dans tous les cas marquants, dont un auteur peut – doit – s’emparer. Afin de parfumer son texte des fragrances de ce nectar exotique qu’est l’humanité anecdotique…
Et que le vaste monde poursuive sa course folle – Colum McCann – Éditions Belfond.
Shining – Stephen King – Éditions J’ai Lu.
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