On ne dirait rien ou presque d’une passion si l’on n’évoquait pas quels changements elle provoque en nous. Ce serait d’autant plus dommage de s’en priver que, du strict point de vue de la construction d’un récit, les marqueurs de l’évolution d’un personnage sont un procédé efficace. Celui-ci permet d’élaborer une progression graduelle et dynamique de l’histoire. L’occasion par ailleurs, en retraçant ces étapes, de mesurer les répercussions que cette passion a eues sur soi, en bien ou en mal.
Glissements et modifications
La passion comme arc narratif
Au-delà de l’enthousiasme qu’elle génère, une passion est source de glissements de notre routine vers une autre façon de vivre. Il ne s’agit pas forcément d’une transformation en profondeur de ce que l’on vit au quotidien ; mais à la marge, on peut être amené à modifier certaines de nos habitudes. Je l’ai dit, sur le plan narratif, on passerait à côté d’un arc important de développement du personnage en n’en tenant pas compte. Sommes-nous de ces auteurs remisant leur carquois alors qu’une flèche ne demande qu’à être décochée ? Que nenni.
La passion en mouvement
Mais il faut viser juste, avec le lecteur pour cible. Pour l’atteindre, l’auteur doit lui transmettre le sentiment qu’une mise en mouvement s’opère chez le personnage à partir du moment où son intérêt a été suscité par une chose n’ayant jamais requis son attention auparavant. Les exemples célèbres ne manquent pas qui soulignent combien la construction d’un être et les torsions de son destin son attachées à un emballement inattendu lui donnant un élan soudain. Le lecteur doit à tout prix ressentir cette nouvelle énergie circuler dans l’existence du personnage.Les passionnés qui font du surplace n’intéressent personne.
Ayez la bougeotte !
Une passion, si elle marque un nouveau rythme, déclenche aussi un faisceau de découvertes. L’écrivain trouvera là différents leviers narratifs – les fameux éléments perturbateurs – grâce auxquels son intrigue rebondira : n’oubliez pas, on veut un élan, la passion a toujours la bougeotte ! Pour avoir un aperçu de ces accélérateurs du texte, prenons un exemple des plus banals : une personne dont le rêve est de jouer de la guitare. Voyons dans le paragraphe suivant tout ce qui serait judicieux de porter à la connaissance du lecteur afin qu’il perçoive ce que la pratique de cet instrument apporte à notre personnage.
Des changements dans l’air
Le blues du guitar hero
Le personnage, la quarantaine, désire depuis toujours taquiner les six cordes sans jamais avoir franchi le pas, situation initiale des plus simples suggérant une grande insatisfaction. Bien sûr, au moment où le lecteur le découvre, il ne possède pas même un médiator, alors une guitare… Son meilleur ami, connaissant cette passion latente, finit par lui offrir l’instrument de musique tant de fois évoqué. Voilà pour l’introduction de l’élément perturbateur mettant le récit sur les rails. L’équilibre par défaut, où le personnage se contentait de se rêver en guitar hero, est rompu : le voilà confronté à l’obligation d’agir, avec les décisions que cela suppose et les péripéties qui en découleront.
Des accords et désaccords
Dans ce type d’histoire, il revient à l’auteur de décrire les phases importantes de l’apprentissage du personnage, ses joies comme ses renoncements. Bien sûr, il ne manquera pas de relater les rencontres que cet engouement musical va susciter, avec pourquoi pas la classique love story avec une ou un professeur de musique ? Sa progression sera aussi l’une des lignes directrices de l’histoire, comme de savoir s’il parviendra à concilier sa passion de la guitare et l’existence qu’il menait avant de s’en voir offrir une. Des conflits potentiels corseront éventuellement l’intrigue. Il faut bien quelques fausses notes.
Feu de camp ou groupies ?
De nombreux événements viendront se greffer à ce socle, selon ce que l’auteur a lui-même vécu, et dans quelle mesure cela a transformé sa personnalité. Ceci n’est qu’un canevas très basique, mais on voit les nombreuses possibilités qu’il offre. Le personnage pourra passer le reste de sa vie à jouer des airs mélancoliques autour d’un feu de camp durant les nuits d’été ou intégrer un groupe et partir en tournée, assailli de groupies, loin de sa famille… J’avais parlé de conflits ? Ils sont source de changements, non ? Ça tombe bien, c’est précisément là où nous voulions en venir. Passons maintenant de la salle de concert au casino…
Quand la passion devient une addiction
« Le poker est un jeu passionnant permettant de perdre son argent, son temps et ses amis. » Cette phrase, attribuée à Philippe Bouvard, résume parfaitement la façon dont une passion peut enivrer jusqu’à la gueule de bois. Les lendemains d’une partie de cartes ont parfois des allures de cuite féroce quand une personne, emportée par l’ivresse du jeu, voit ses finances tituber au point de faire s’écrouler sa fortune. Ses joueurs obsessionnels – que leurs tourments s’incarnent dans le poker, la roulette ou les échecs – ont nourri la littérature.
Vedettes de jeu
La liste des romans sur ce thème paraît quasiment sans fin, mais il suffit d’en citer quelques-uns pour constater que les plus grands auteurs se sont saisis du sujet : La musique du hasard de Paul auster, Le joueur de Fiodor Dostoïevski, ou La défense Loujine de Vladimir Nabokov, témoignent que ce thème est inspirant. Même menacé de ruine et de divers tracas, on croit toujours sortir vainqueur d’une table enfumée ou s’extraire à peu près indemne de sous les néons d’un casino. Hélas, quand l’ego parle, il est difficile de se faire interdire de Je.
L’attrait du cliffhanger
Un lecteur sera toujours intéressé par la psychologie de ceux dont la passion bascule de l’exaltation au dépérissement sous toutes ses formes. Il ne s’agit pas tant de la déchéance sous quelque dehors se manifeste-t-elle qui nous interpelle le plus ; ce sont les mécanismes intellectuels précipitant une personne victime de sa passion dans une panade monumentale qui nous fascinent. Après tout, bien qu’on s’en défende, cette inexorable mise au bord du précipice pourrait nous concerner un jour…
On ne le dirait pas, mais ça pourrait plaire
La passion décapsulée
On pourrait craindre que la passion nous animant ne soit pas de nature à éveiller l’attention du lecteur. Qu’il se dise, en lisant la quatrième de couverture : « Bof ! Pas pour moi ». Certes, on peut légitimement redouter de ne pas soulever les foules en dissertant sur la fierté et l’exaltation que procure une collection de capsules de bière constituée depuis notre adolescence. Il existe pourtant au moins un exemple montrant qu’il est possible de prendre un certain plaisir à la lecture d’un bouquin traitant d’un thème dont on penserait se moquer comme de notre première chemise. En l’occurrence notre premier T-shirt, puisqu’il s’agit bien de cela dans T, de ce cher Haruki Murakami.
Des souvenirs bien pliés
Le concept de T est plutôt original : l’auteur y évoque des souvenirs essentiellement rattachés à l’achat de T-shirts dont il semble posséder une grande collection. Peut-être cela a-t-il été déjà fait par d’autres écrivains à travers des objets différents, mais si tel est le cas je n’en ai pas le souvenir ou, par respect pour ma mémoire, disons que je l’ignore (ce qui ne me sauvera pas de mon inculture, pour le coup). J’ai dû lire quatre ou cinq ouvrages de Murakami avant celui-ci, et j’apprécie son écriture. Je savais plus ou moins que je ne retrouverais pas forcément dans T ce qui fait d’ordinaire la force de ses histoires, aussi est-ce la curiosité qui a guidé mon choix plus que ce que je connaissais de son talent.
T-shirts anecdotiques
Je ne regrette pas d’avoir eu l’esprit titillé par ce concept : porter des T-shirts, d’accord, mais y consacrer tout un bouquin, même court, est une autre paire de manches. Quoi qu’il en soit, c’est un bon exemple d’une compilation d’anecdotes comme autant de repères dans l’existence de Murakami. T est considéré à juste titre comme une œuvre mineure de l’auteur (lui-même ne dit d’ailleurs pas autre chose) – anecdotique jusqu’au bout, si l’on va par là. Ce livre est donc à prendre pour ce qu’il est : un p’tit bouquin sans prétention. Et pour ce qui nous intéresse, une bonne base de travail.
« Lequel de mes T-shirts a le plus de prix pour moi ? Je crois que c’est le jaune, celui qui porte l’inscription ‘‘Tony Takitani’’. Je l’ai déniché sur l’île Maui, dans une boutique de vêtements d’occasion : […] Quel genre d’homme peut bien être ce Tony Takitani ?J’ai écrit une nouvelle dont il était le protagoniste, nouvelle qui a ensuite été adaptée en film. Tout cela pour un dollar ! De tous les placements que j’ai réalisés dans ma vie, celui-ci a sans aucun doute été le plus avantageux. »
« Aujourd’hui, les T-shirts publicitaires sont un peu les héritiers spirituels des hommes-sandwichs. »
« J’ai acheté ce T-shirt à motif d’iguane à la boutique de souvenirs de l’aéroport des Galápagos : une façon pour moi d’honorer la mémoire de ce misérable iguane que Darwin a maintenu sous l’eau jusqu’à ce que mort s’ensuive. »
Les fragments malins
La quatrième de couverture évoque « une autobiographie unique », ce qui me paraît très exagéré dans le sens où le biais choisi est trop restrictif pour couvrir un spectre plus large de l’existence de Murakami. Cependant, il est indéniable que cela forge une image de lui qui, aussi fragmentaire soit-elle, n’en demeure pas moins instructive. Sur l’homme comme sur ce que lui inspirent certains pans de la société, en une sorte d’étude concernant la portée de t-shirts selon leurs motifs ou leurs messages. C’est un livre malin, un brin malicieux, dépaysant et d’une lecture très facile. Un bon moment à passer sans se prendre la tête.
Les berges de la passion
À la ligne
Dans un autre registre, un livre bien plus ambitieux – de Jim Harrison celui-là –, offre un autoportrait se faufilant dans une autobiographie. La recherche de l’authentique est ainsi l’un des ultimes régals s’ajoutant au copieux héritage littéraire laissé par le célèbre natif du Michigan. Il y parle entre autres d’écrivains, d’alcool, de politiciens, de bateaux, de sport, de voitures, des Amérindiens, d’écologie, de chasse… et de pêche. Sa passion. Je n’aime pas la pêche ; Jim Harrison adorait ça. En dépit de toute l’admiration que j’éprouve pour lui, je me suis donc dit qu’il me faudrait sacrément lutter contre mon a priori bien ancré à l’encontre de ceux parlant de sortir un poisson hors de l’eau de façon quasi extatique…
Les braises éparpillées
Sauf qu’il ne s’agissait pas de ça. En lisant ce bouquin, j’ai savouré ce que Big Jim racontait de ces heures passées à l’écoute d’une rivière, du piétinement d’un animal dans les fourrés, d’un chant de chevêchette elfe ou d’un huard. Au-delà d’une passion, il en a tiré une philosophie de vie sublimée par des phrases et des réflexions superbes. On sent à chaque page une telle sincérité qu’elle en devient une force. Un écrivain touche au but quand, partageant avec nous une passion qui nous est étrangère, il éparpille jusqu’à nous les braises de son feu intérieur afin que chacun puisse s’y réchauffer.
Paix et tumulte, âme et idées
Sous les écailles que sont une partie des articles constituant ce livre, j’ai souvent appris des choses que je ne soupçonnais pas, et réfléchi à d’autres ne m’ayant jamais traversé l’esprit auparavant. La vision qu’avait Harrison à propos de la vie et des gens possède la puissance des mots simples et l’originalité des pensées mille fois sculptées. Difficile de ne pas savourer la détresse amusée de cet homme entre paix de l’âme et tumulte des idées. Passionnant, évidemment. Et souvent drôle :
« Il est lassant d’entendre rabâcher que peu importe de rentrer bredouille, c’est l’expérience qui compte. […] On ne peut pas faire frire une rêverie, et comme mes grands-parents, mon père et mes oncles avant moi j’adore faire frire du poisson dans un chalet. »
« Quand on retire la peau d’un ours adulte, on découvre une musculature qui ferait passer Arnold Schwarzenegger pour Mary Poppins. »
« Lorsque tu marches très loin sur la glace et que tu passes toute une journée dans une cabane de pêche avec un ami à regarder un grand trou en espérant y harponner un brochet, tu tiens là une preuve indubitable qu’en janvier il est difficile de trouver des distractions dans le Grand Nord. »
« Nous n’avions pas de radio et aucun bateau n’était visible […] J’avais l’impression d’être un boxeur découvrant à la fin d’un match que son adversaire est le frère de l’arbitre. »
Avec Jim le long des berges
La recherche de l’authentique propose tantôt une lecture calme, parfois jusqu’à l’ennui méditatif dans lequel, je suppose, les pêcheurs trouvent une forme d’apaisement. À d’autres moments, le bouillonnement littéraire du vieil écrivain est ébouriffant, alimenté d’une verve à l’humour tenace. De ces lignes facétieuses jetées dans les eaux philosophiques de Jim Harrison, on ne repart pas bredouille : ça frétille dans le cerveau longtemps après avoir quitté les berges arpentées en compagnie d’une des dernières légendes de la littérature américaine…

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