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L’orange mécanique -Les savants fous du langage

Sommaire

L’orange mécanique est aussi célèbre pour la langue inventée par l’auteur du roman Anthony Burgess. Outre la prouesse d’être compris de manière instinctive, cette autre langue est un coup de génie de l’auteur : elle nous permet d’aborder l’ultraviolence avec un éclairage nouveau.

Burgess, le visionnaire pur jus

J’ai déjà parlé d’Anthony Burgess à l’occasion d’autres articles, mais il me semble plus que logique de revenir vers lui dans le cadre de cette rubrique tant il s’y inscrit naturellement. Bien qu’à la différence de Frédéric Dard l’essentiel de son œuvre ne soit pas concernée par ses trouvailles langagières, avec L’Orange mécanique il s’est néanmoins imposé comme une référence dans ce domaine. Bien sûr, ce roman est un tout, et s’il ne s’agit pas de dissocier le fond de la forme, c’est à cette dernière que l’on va principalement s’intéresser ici. En quelque sorte, je vous invite à redécouvrir la pulpe de cet écrivain.

Un sombre héros au Nouveau-Lexique

L’Orange mécanique a tout d’un pari casse-gueule si l’on réfléchit à l’entreprise ambitieuse imposant à son lecteur un dangereux dandy, Alex, anti-héros au vocabulaire a priori déroutant. Le nadsat (1) aurait pu en effet se révéler un barrage  à la lecture au-delà même de la compréhension du message délivré par l’auteur. Le risque de voir rejeter l’histoire en bloc si l’effort nécessaire n’est pas consenti pour s’approprier cette singulière façon de s’exprimer existe bel et bien. D’ailleurs, ce qui suit éclaire quel malentendu a pu naître lorsque la presse a dû se confronter au langage élaboré par Burgess, audace textuelle considérée dans les premiers temps par d’aucuns comme un effroyable sabir.

Une langue guère froide

Voici d’abord les explications fournies par Burgess au sujet des racines du nadsat :

« Et soudain j’ai trouvé la solution au problème stylistique de L’Orange mécanique. Le vocabulaire de mes vauriens de l’ère spatiale pourrait être un mélange de russe et d’anglais parlé, assaisonné d’argot rimé et de bolo des manouches. Le suffixe russe pour –teen (marque des années d’adolescence) était nadsat : c’est ainsi que je baptiserais le dialecte de mes drugi, droogs ou frères de violence. […] Comme il y avait beaucoup de violence dans le brouillon qui couvait dans mon tiroir et qu’il y en aurait plus dans le produit fini, ce jargon étrange serait une brume destinée à cacher en partie le massacre et à protéger le lecteur de ses vils instincts. Et puis, quelle ironie dans le fait que cette race adolescente à l’écart des courants politiques, adepte de la brutalité totalitaire comme fin en soi, soit équipée d’un dialecte fondé sur les deux langues politiques dominantes de l’époque. »

Extrait cité par Jean Pochon dans son mémoire « Analyse de la traduction française de L’Orange mécanique : comment traduire la création lexicale ? » (2)

Un paravent de mots derrière lequel se dénude la violence

« Ce passage révèle que l’auteur ne veut pas se contenter d’un vocabulaire arbitraire, mais que l’élaboration du nadsat a été mûrement réfléchie. L’auteur est également conscient de la violence de son œuvre et, par ce subterfuge, se garde d’être explicite dans sa description de la violence en utilisant des termes choquants. Au vu de ces révélations, nous pouvons nous étonner qu’aucun critique britannique n’a percé la symbolique construite par Burgess et n’y a vu autre chose qu’un charabia maladroit. »

Extrait du mémoire « Analyse de la traduction française de L’Orange mécanique : comment traduire la création lexicale ? », de Jean Pochon. (3)

L’encrier plein de pellicules

En quelque sorte, le nadsat et la violence qu’il drainait est d’abord entré en collision avec une incompréhension teintée de surprise, ou peut-être s’est-il heurté à la paresse intellectuelle de quelques personnes dont la voix portait dans le milieu littéraire et journalistique au moment où le livre est sorti. Ou les deux. Aussi L’Orange mécanique fut-il loin de connaître un succès retentissant lors de sa parution. Quoi qu’il en soit, ce qui détermina son accession au statut de livre culte se fit d’abord à travers le cinéma et rongea Burgess aussi douloureusement qu’une critique assassine : l’empreinte de Kubrick s’inscrivit plus profondément dans la pensée collective que sa littérature inventive, fruit de ses études linguistiques et, on peut l’imaginer, de ses talents de compositeur. (4)

Comme un coup de britva dans le mozg

C’est bien comme un coup de rasoir dans le cerveau (ou l’esprit) que l’adaptation kubrickienne fut ressentie par Burgess. Plus qu’une blessure narcissique, on peut y voir la plaie à vif jamais refermée de qui a été délesté de sa pensée, défigurée consciemment ou non jusqu’à en détourner le sens premier. Là où Burgess prévenait de la dérive d’une jeunesse de plus en plus brutale, avec sans doute dans un coin de son cerveau la volonté d’alerter, voire de réveiller les consciences, Kubrick a sublimé la violence, lui donnant un côté esthétique dans sa façon de la chorégraphier.

Langage littéraire contre langage cinématographique

Le choc des visionnaires fut donc d’abord remporté dans les salles obscures. Burgess, lui, s’il ne disposait pas d’une caméra, possédait cependant avec son nadsat un outil aussi puissant, qui passé la phase d’appropriation donnait à sa narration le poids de l’originalité. Quand un propos fort est soutenu par un style qui ne l’est pas moins, et que la transformation d’un siècle se vérifie aussi radicalement que l’a prévu un écrivain, les reproches sont soufflés comme des bougies par le vent d’une réalité sans appel. La singularité de sa démarche littéraire ne fit que conforter chez ses lecteurs son statut d’écrivain en avance sur son temps.

Un parler faussement abscons au service d’idées véritablement lumineuses

Le nadsat a été conçu  pour être assimilé sans autre explication que l’évidence dont il gorgeait les phrases, sans d’autre apport que ce que le contexte révélait ou traduisait. La répétition de néologismes les rendant familiers au fil des pages, c’est un peu soulagés du poids de l’interprétation que les mots se sont peu à peu mis à trotter plus librement dans l’esprit de chaque lecteur, donnant d’un paragraphe à l’autre davantage de fluidité au texte. Le glossaire qu’on proposa pour mieux comprendre l’œuvre fut une trahison pour Burgess, dont l’effort de rendre son roman accessible par la logique et l’intuitivité fut peut-être jugé insuffisant. Je ne sais s’il faut y voir une frilosité – ou une précaution – d’éditeur. Mais quand sa prose fut largement décryptée au point de gagner en popularité, ses idées jaillirent en pleine lumière et ses questionnements devinrent année après année une source de réflexion dans toutes les couches de la société.

Des mots comme des grappins saisissant le futur

Malgré cet obstacle derrière lequel il avait décidé de réfugier sa pensée, cette dernière finit donc par triompher loin du répertoire iconique du film, bien que ne s’en détachant jamais tout à fait chez ceux ayant vu L’Orange mécanique avant de le lire. Quand on met des visages sur des mots, ceux-ci en sont altérés à jamais. Cependant, le style si vivace de Burgess s’émancipa au point non pas d’acquérir, mais de devenir une identité. Pour les initiés qui se comptèrent par centaines de milliers, on en arriva à s’enfoncer le nadsat de Burgess dans le rassoudok sans être pouglé par la nouveauté. Enfin, dans le crâne sans être effrayé par la nouveauté, pardon. De génie incompris, Burgess passa peu à peu au rang d’écrivain emblématique, témoin de changements sociétaux en même temps qu’il en anticipait la portée, à l’instar d’un George Orwell.

Pourquoi Burgess m’a conduit vers un cinéma lors d’une soirée d’hiver, branque, noire et glaciale, mais sans eau

Une anecdote personnelle à présent, non pas pour parler de moi, bien que le sujet soit d’un intérêt majeur, mais pour éclairer mon rapport à L’Orange mécanique, et surtout réfléchir à la façon dont une lecture peut trouver une incroyable résonnance à la faveur de circonstances particulières. J’ai acheté il y a bien longtemps le roman de Burgess sur sa seule « réputation » ; je ne connaissais cet auteur que de nom : j’ignorais à peu près tout du contenu du livre, et plus encore que j’allais être aux prises avec près d’une dizaine de termes de  nadsat dès la première page. Je ne me rappelle pas que cela ait freiné ma lecture de façon significative, mais peut-être sont-ce mes souvenirs falsifiés par les années qui me parent aujourd’hui d’une faculté de compréhension hors du commun.

Un choc artistique né du hasard

Peu importe en fait, car mémoire défaillante ou pas, je sais que cette littérature foisonnant de trouvailles m’a plu, enchanté même, au point qu’une heure après avoir lu la dernière page du roman, je me suis rendu dans un cinéma où était projeté le film de Kubrick. Si je ne relève aucun signe du destin dans cette concomitance, je pense toutefois que cette expérience, unique en ce qui me concerne, m’a livré les univers de Burgess et de Kubrick unis en une déflagration artistique qui les opposa autant qu’ils s’y confondirent. Peut-être est-ce pour ceci que de temps à autre ils me reviennent en tête par bourrasques sémantiques et visuelles. Ceci pour dire  que d’une guerre d’egos deux précieux butins m’échurent. Et qu’à l’éclat de l’un, l’autre brilla. J’ose croire que si la vision de Burgess et ce qu’en fit Kubrick m’a pénétré de certaines vérités et doté d’un regard neuf sur le monde, de nombreux lecteurs l’ont eux aussi été et que d’autres le seront à leur tour si jamais cet article leur donne envie de découvrir chaque rouage de ce puissant agrume.

L’orange quoi ?

La page wikipédia consacrée à L’Orange mécanique vaut un petit détour ne serait-ce que pour l’explication du titre du roman : « D’après Anthony Burgess lui-même, le titre Orange Mécanique vient d’une vieille expression cockney « il est bizarre comme une orange mécanique » (« He’s as queer as a clockwork orange »)3, c’est-à-dire très étrange ou inhabituel. (5)

L’Orange mécanique, ou la Moche Époque

La quatrième de couverture de l’édition de L’Orange mécanique parue en 1972 aux éditions Robert Laffont (1962 pour sa première parution) dit une chose importante à mes yeux, car validée par ma propre expérience : « Et puis, il y a le langage — révolutionnaire, c’est le moins qu’on puisse dire, et si contagieux qu’on ne serait pas étonné d’en entendre bientôt les échos dans la rue. ». Cette contagion, bien que très lointaine à présent, s’est avérée. Avec quelques amis, nous avons balbutié notre nadsat sur deux ou trois places de villages, et véhiculé cette langue dans quelques artères plus importantes. Oui, jusque dans ces villes où la violence de L’Orange a prospéré. Jusqu’où Burgess nous a permis de comprendre notre époque et d’appréhender dans les deux sens du terme ce qu’elle allait devenir…

Sources

(1) https://fr.wikipedia.org/wiki/Nadsat
(2) et (3) http://docplayer.fr/17823185-Master-reference-analyse-de-la-traduction-francaise-de-l-orange-mecanique-comment-traduire-la-creation-lexicale-pochon-jean.html

(4) https://www.ledevoir.com/opinion/chroniques/501417/orange-mecanique-burgess-eclipse-par-kubrick
(5) https://fr.wikipedia.org/wiki/L%27Orange_m%C3%A9canique

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