La littérature sans esthétisme est réservée soit aux documents administratifs, soit aux factures de votre plombier. Entre autres. Ça manque un brin de pensées élégantes et de figures de style, tout ça, non ? Mais l’esthétisme ne se résume pas qu’à l’argument de la beauté des mots et à la subtilité de leur assemblage. Bien que l’excellence soit volatile, nous allons essayer de saisir ses parfums capiteux…
Pour écrire heureux, écrivons cachés…
Le pantin sorti de l’ombre
Si bien écrire est une chose accessible grâce à du temps, des acquis et des efforts pour les mettre en œuvre, l’esthétisme que vous distillerez dans vos histoires réclamera un talent particulier : l’invisibilité. Ah ? Bracadabra ? Non, je vous rassure, vous ne disparaîtrez pas dans les volutes de la fumée magique s’échappant de la plume de votre stylo, mais le côté « fabriqué » du texte demeurera dans l’ombre de vos savoir-faire. Les fils manipulant les marionnettes que sont phrases, paragraphes et chapitres auront la finesse de la soie et la résistance d’un filin d’acier, et ce pantin de mots s’articulera avec tant de naturel que le lecteur oubliera qu’il n’est pas doué d’une vie propre.
Les illusions indétectables
Cacher les procédés littéraires pour mieux s’en servir est une des bases de l’esthétisme. Un lecteur averti peut bien entendu les repérer, mais s’ils sont exécutés avec la discrétion grâce à laquelle c’est le texte qui prime et non sa construction, ils s’effacent devant le charme que le style dégage. Un illusionniste n’émerveille son public qu’à partir du moment où chacun des trucs permettant la réalisation d’un de ses tours est indétectable par les spectateurs et salué par ses pairs en raison de son aisance à les masquer. En tant qu’auteur, ce sont ces tours de passe-passe qu’il vous convient de maîtriser sans accroc pour, en recourant aux techniques littéraires dont vous êtes détenteur, devenir le magicien de vos écrits.
Déploiement de l’arsenal
Dissimuler ce que l’on déploie comme arsenal technique devient de moins en moins une gageure au fur et à mesure que l’on sait estimer quel procédé sublimera un passage écrit de façon banale au départ. Et à quel moment l’employer, cet arsenal. Comment le faire coulisser avec douceur dans le système complexe que devient l’écriture quand on veut qu’elle irradie. Quel effet s’avèrera le plus efficace selon le contexte, le registre, l’endroit du texte où vous l’insérerez, l’équilibre qu’il maintiendra dans une phrase qui, sans lui, serait bancale, etc. Mais cela exige, en revanche, une vigilance de tous les instants. Même lorsqu’on sait ce que l’on fait, et qu’on l’a fait souvent, parfois, on le fait mal. Ne me regardez pas comme ça, c’est ainsi, je n’y peux rien.
Le dandy et l’écriture
N’écrivez pas devant votre miroir
Entendons-nous sur un point crucial : pratiquer une écriture esthétique ne doit pas verser dans le dandysme littéraire. Du moins pas dans les aspects excessifs du dandy, comme le narcissisme poussé à son point le plus ridicule, ce qui ne reviendrait plus à écrire, mais à se regarder écrire. La beauté du style ne doit pas être tape-à-l’œil pour qu’on la remarque, mais s’imposer par l’admiration qu’elle fait naître dans un regard, autrement dit par la luminosité éclairant les esprits la découvrant. Baudelaire, qui était une des figures de proue du dandysme parmi les poètes célèbres, écrivit ceci : « Le Dandy doit aspirer à être sublime sans interruption, il doit vivre et dormir devant un miroir. ».
La sobriété sans modération
Soigneux de sa personne et de sa vêture, Baudelaire l’était sans doute, mais estimait aussi que « Le mot dandy implique une quintessence de caractère et une intelligence subtile de tout le mécanisme moral de ce monde. ». Son approche de ce mouvement révélait donc des nuances entre le coquet, voire le m’as-tu-vu, et l’élégance des idées. Il se dispensait probablement de quelques extravagances vestimentaires dont Oscar Wilde pouvait se parer. Celui-ci n’était pas dupe de la superficialité de l’excentricité voulue par un dandysme du paraître. Ce qu’en tant qu’auteur, par le biais de l’écriture, c’est un travers auquel vous seriez avisé de ne pas céder. Soyez sobre. Mais buvez ce que vous voulez.
L’esthétisme ne travestit pas le secret de la vie
Ce n’est pas moi qui le dit, mais ce cher Oscar : « Je m’amusais à jouer les flâneurs, les dandys, les hommes à la mode […]. Je gaspillais mon génie… ». Enfouir son style sous des fanfreluches ne mène qu’à attirer l’attention sur ses fautes de goût quand on comptait les travestir. C’est gâcher son talent. Pour clore ce paragraphe sur une réponse que, lors de son séjour à New York, Wilde fit à un reporter lui demandant sa définition de l’Esthétisme : « Eh bien, l’Esthétisme est une quête des signes du Beau. C’est la science du Beau par quoi l’homme cherche la correspondance entre les arts. C’est, pour être plus exact, la quête du secret de la vie. »
L’esthétisme entre bûcher et barbecue
Cette outrance qui fait tache
Ce qu’il faut conserver de cette époque où les écrivains pouvaient succomber à une mouvance prônant l’arrogance et la désinvolture étudiée d’une tenue pour se distinguer de ceux portant une mise des plus classiques ? Que ç’a été un phénomène intéressant, faisant s’interroger certains auteurs sur eux-mêmes par rapport à leur propre inclination envers cette mode. Mais, je vous le rappelle, ne versez pas dans le côté outrancier du « Beau », car colorer votre style de touches techniques trop criardes pourrait souiller d’une vilaine tache votre désir de montrer votre écriture sous son meilleur jour.
L’esthétisme sur le gril
L’esthétisme nécessite autant de finesse, à ne pas confondre avec la finasserie, que d’originalité, qu’il convient de dissocier de l’écriture expérimentale. Pas plus qu’on ne doit mélanger le nitrate de potassium, le soufre et le charbon, sinon ça explose. Je dis ça pour celles et ceux qui n’ont pas suivi leurs cours de chimie avec l’assiduité nécessaire. Ne me remerciez pas, mais je vous saurai gré de ne pas expérimenter cette association de composants lors d’une journée barbecue : ça nuit au goût des chipolatas. Et éventuellement, ça pourrait raser en une terrifiante détonation la résidence pavillonnaire où la seconde d’avant résonnaient encore des rires d’enfants.
Chasser ses tourments par l’esthétisme
Quand je pense à tous ces brillants universitaires dont la vie a été gouvernée par une rigueur intellectuelle sans faille pour déterminer les problèmes à résoudre afin d’élaborer les mécanismes d’une figure de style et la façon dont il m’arrive d’user d’une insouciance imbibée d’impertinence pour traiter des mêmes sujets, j’en suis confus ; mais comme on dit, aux grands maux les grands doyens. Ah non, on ne le dit pas ? Maintenant, si. La littérature peut être amusante si l’on applique les procédés littéraires avec la plus grande implication dans la bonne conduite de son histoire sans pour autant se prendre au sérieux. L’esthétisme n’est sans doute pas la plus aisée des figures de style à appréhender. Si vous ne le connaissez pas, je vous propose de méditer (désolé, mon côté bouddhiste refait surface) cet aphorisme tiré de Le Bûcher des Illusions, de Romain Guilleaumes : « S’amuser et travailler protègent des tourments de la pensée. »
Les mélanges ridicules
Molière dans un fauteuil
Débarrassé de son maniérisme et de ses effets de manche, on peut piocher plus profondément dans ce qui constitue l’esthétisme. Comme nous tous, enfin surtout vous, la littérature possède les défauts de ses qualités. Utiliser une expression servant au mieux notre propos, et, pour ne rien gâter donne du cachet à notre phrase par son appartenance au langage soutenu, peut poser question : ne suis-je pas à la lisière du mot (trop) précieux ? L’exemple est connu, mais il n’est pas inutile de le rappeler pour illustrer là où la préciosité du vocabulaire se niche. Vous ne serez pas étonné de vous souvenir qu’il provient de la pièce Les Précieuses ridicules, de ce cher Molière : « Vite, voiturez-nous ici les commodités de la conversation. », pour signifier « Vite, apportez-nous des fauteuils ici afin que nous puissions discuter. ». Bon, il faut l’avouer, là, le curseur de la préciosité est poussé à son maximum !
Les niveaux de langage
Cela nous ramène au dandysme, dont il faut conserver le côté raffiné tout en se défaisant de ses affèteries. Bien sûr, la moquerie chez Molière est une seconde nature, et le bougre savait élever à des hauteurs insoupçonnées le second degré au point de le faire bouillir, c’est dire ! Pour ce qui est de juger le niveau de langage, je me permets de vous remettre en tête ses trois stades : familier (ou argotique/vulgaire), courant (ou neutre) et soutenu (ou soigné). Ce serait trop simple si la littérature pouvait être compartimentée ainsi, mais les deux premiers degrés sont néanmoins de bons indicateurs pour savoir dans lequel l’esthétisme ne s’aventure guère, ou rarement.
On s’y mélangerait !
Non pas qu’une règle explicite, en tout cas pas à ma connaissance, interdise que le vocabulaire soit parqué à vie selon son « grade » dans l’un de ces trois registres, surtout si l’on s’en sert pour marquer une opposition de style dans le même texte. Mais si l’on s’en tient à une unité de ton, le mélange des genres dans la même phrase est loin d’être souhaitable. Ai-je un exemple sous la main ? Attendez. Que je la soulève. Ah, je me disais bien aussi que je n’avais pas mis ce papier sous ma paume pour rien. Oui, j’ai trois mains. Deux pour écrire, une pour avoir mes documents de travail à disposition. Eh oui.
L’esthétique, pour quoi faire ?
C’est louche, j’ai les yeux qui piquent !
Pour la démonstration à venir, j’aimerais que vous preniez une pincée de langage soutenu, une demi-louche de langage familier et petite cuillère de langage courant. Tiens, ça me remet une blague d’une drôlerie impayable en mémoire : Qu’est-ce qui est vert et devient subitement rouge ? Une grenouille dans un mixeur. Bon. Restons concentré sur notre mélange langagier : « M’honoreriez-vous de grimper dans ma crèche afin qu’on se mette un dernier verre derrière la cravate, si cela ne vous dérange pas que nous finissions notre badinage au calme, mademoiselle ? » Ça ne pique pas autant les yeux que l’image de la grenouille dans le mixeur, mais je soupçonne les plus courageux ayant prononcé cette phrase à voix haute d’être au bord de l’étouffement à l’heure actuelle. Ceci pour souligner cette évidence : les registres de langage peuvent cohabiter, mais ne pas s’associer, sans quoi l’esthétisme ne s’en remettrait pas !
Un choc de dentelles
L’un des objectifs de l’esthétisme évoluant dans son « milieu naturel » est d’atteindre la sensibilité de son lecteur. Que les mots soient agencés avec fluidité est une chose, les faire sourdre de votre texte avec une sonorité séduisante en est une autre. Leur rondeur, la suavité du vocabulaire choisi, la délicatesse qu’ils délivreront pour s’insinuer dans la concentration de votre lecteur, cette harmonie-là devra lui promettre, avant de lui toucher le cœur, que chacun de ses battements irriguera son cerveau de magnificence. Je vous laisse vous remettre du choc légitime engendré par ces lignes superbement rédigées avant d’emprunter le pont de dentelles menant à la rive sur laquelle s’achèvera cet article.
Prêter une oreille attentive à la Beauté
Le langage soutenu est-il indispensable à l’esthétisme afin que flottent au-dessus de vos chapitres les fragrances de la sophistication littéraire ? On serait tenté de dire que oui. Il est agréable de voir s’aligner sous notre regard des mots recherchés dont l’agencement judicieux les fait resplendir. Cela suffit-il à l’élargissement de nos pensées ? À l’éclaircissement de notre vision sur le monde qui nous entoure ? La réponse paraît moins évidente. La séduction langagière, le recours à des mots en passe d’être inusités, le sauvetage in-extremis de termes qu’on ne rencontrera presque jamais dans aucun autre livre, constituent une des facettes très importante de l’esthétisme. Ce sont de zélés serviteurs de la langue dont on apprécie de les voir subsister ici ou là en dépit des modes voyant des romans où des mots quelconques plus affairés que des ouvriers dans une usine produisent à la chaîne de la mauvaise littérature. L’esthétisme, c’est le dandy brisant enfin le miroir devant lequel il ne cessait de s’admirer. C’est ce que la Beauté possède de plus intelligent : attirer l’œil pour qu’on écoute attentivement la finesse de ses pensées…