Penser contre soi-même ? Quelle drôle d’idée ! Quoique, à bien y réfléchir… Tenez, cela tombe bien, car en effet c’est de réflexion dont il va s’agir dans cet article, et ce dans deux acceptions : cogiter bien sûr, mais aussi voir ce que l’on a à gagner en se mirant dans la pensée de l’autre. Dans ce reflet contradictoire de notre propre intellect, histoire de se recoiffer les neurones pour donner une allure différente à notre écriture…

Regards

L’éloignement de Lévi-Strauss

Je ne peux décemment commencer cet article sans emprunter les lunettes de Claude Lévi-Strauss (tout me va) et, dans une tentative très simplifiée de définir une de ses visions ethnologiques, jeter un coup d’œil sur ce en quoi consistait son fameux « regard éloigné ». C’est avant tout un livre, mais pour ce qui nous intéresse nous allons surtout en retenir une approche : pour se comprendre à travers l’autre, il faut le voir au plus près, aussi éloigné par ce qu’il est soit-il de nous. Tout en s’observant, dans le même temps, avec le plus de recul possible. Et partant de là, se livrer à un jeu des comparaisons élaboré afin d’interroger nos certitudes.

Celui qu’on écoute

Qui écoute-t-on en priorité ? La personne avec laquelle on vit, si tel est le cas ? Notre meilleur(e) amie (e) ? Nos parents ? Non, avant tout, nous sommes attentifs à notre discours intérieur. Nous considérons nos positions intellectuelles, morales, la classification de nos valeurs en les examinant plus pour renforcer nos points de vue que pour les remettre en cause. Rien que de très normal tant il est confortable de rejoindre le facétieux Henry Monnier à qui on doit « C’est mon opinion, et je la partage ! ». Pour le plaisir, le même a écrit, entre autres : « Ce sont toujours ceux qui auraient le plus besoin d’argent qui en ont le moins. » et « La stratégie consiste à continuer à tirer pour faire croire à l’ennemi qu’on a encore des munitions. » ; un homme incontestablement digne d’intérêt.

Divergences en terrain miné

Revenons à ce sérieux imperturbable d’ordinaire considéré comme ma marque de fabrique-à-brac : dirigés vers qui nous sommes, nos regards se détournent inconsciemment de la façon dont les autres fonctionnent, de leurs aspirations, des fondements culturels faisant qu’ils se différencient de nous parfois jusqu’à l’incompréhension. Les divergences naissent souvent de ce qu’on hésite à s’engager sur un terrain d’entente, le sachant miné par les a priori de chacun. Si l’inconnu fait peur, ce peut être autant par désintérêt que par manque de courage de voir nos avis bousculés en les confrontant à ce qui nous est étranger. Un auteur se refusant à franchir ce pas assèchera sa pensée en une botte de paille dont aucune flamme nouvelle ne s’élèvera.

Contraires

L’ajustement

Quand on écrit, s’écarter d’une représentation mentale facile d’accès, la nôtre, réclame une perte de confort. Rien d’insurmontable, mais un travail nécessitant quelque chose de l’ordre de l’ajustement. Afin d’éviter des heurts cognitifs avec l’autre – basés notamment sur de mauvaises interprétations comportementales ou des processus intellectuels éloignés de ceux nous étant familiers –, il faut pour aborder sa logique aller vers lui en étant au maximum vierge de préjugés. Cette démarche peut se révéler très poussée dans la caractérisation d’un personnage auquel tout vous oppose. Si par exemple pour les besoins d’un roman vous devez vous mettre dans la tête d’un sociopathe, il est évident que son schéma affectif ne vous apparaîtra pas naturellement. Enfin, je l’espère.

Portrait psychique d’un monstre

Dans ce cas précis, volontairement extrême, la morale et le jugement de valeur ne doivent pas entraver le geste délaissant notre habitus pour favoriser l’altérité. Il s’agit de cerner ce qui participe de la construction d’une absence totale d’empathie se manifestant par des actes qui nous révulsent. Mais aussi, de songer que les crédibiliser ne revient aucunement à en diminuer l’insoutenable portée. S’il nous est possible en tant qu’écrivain d’établir un portrait psychique réaliste d’un monstre, soit une transposition émotionnelle éprouvante, on imagine que des personnages moins « compliqués » puissent être à portée d’esprit.

L’arrêt d’une caricature

Pour s’approprier des éléments d’appréhension de l’existence qui diffèrent des nôtres, retourner les arguments auxquels on a l’habitude de recourir est un préalable. Là où auparavant on déconstruisait le discours de l’autre en imposant nos opinions sans tenir compte de celles qu’on nous opposait, le chemin inverse doit être parcouru. Il ne s’agit plus de caricaturer une pensée pour la mettre à mal, mais d’en relever les nuances afin d’en saisir la pertinence. Cela permettra, lors de l’élaboration d’un personnage, d’en atténuer le côté archétypal tout en préservant les spécificités le rendant identifiable.

Idées

L’incendie démentiel

Le paragraphe d’introduction du Précis de décomposition, d’Emil Cioran, me semble des plus indiqués pour débuter cette troisième et dernière partie :

« En elle-même toute idée est neutre, ou devrait l’être ; mais l’homme l’anime, y projette ses flammes et ses démences ; impure, transformée en croyance, elle s’insère dans le temps, prend figure d’événement : le passage de la logique à l’épilepsie est consommé… Ainsi naissent les idéologies, les doctrines, et les farces sanglantes. »

Ça foutrait presque la trouille, hein ? Voyons s’il y a matière à se rassurer dans les lignes qui suivent…

L’énergie de la découverte

Penser contre soi-même nous alimente en angles d’attaque inédits quel que soit le sujet. Il faut pour cela nager à rebours du courant qui d’habitude nous porte, produire un effort là où une facilité séduisante nous orientait toujours dans la même direction. L’énergie qu’on mettra dans cette lutte est stimulante car elle nous conduira à la découverte de rivages mentaux qu’autrement nous n’aurions jamais atteints. D’un point de départ commun, on accède ainsi à des conclusions originales se faisant jour par une fissure sciemment pratiquée dans nos idées préconçues.

La cage narcissique

S’abîmer dans la contemplation des barreaux de notre cage narcissique condamne l’idée même de l’envol de notre esprit. Qui penserait à une évasion, ne se sachant pas prisonnier ? C’est pourtant bien le cas quand, barricadé de dogmes, envisager d’autres espaces de réflexion reviendrait à admettre qu’on a construit autour de sa pensée notre propre cellule. Bien que cela nous coûte parfois, il est toujours préférable de s’avouer qu’on fait fausse route avant de s’apercevoir qu’on s’est perdu – ou que d’autres chemins existent – en pilotant sans but les idées que notre cerveau véhicule.

Des raisons comme des outils

Pour penser contre soi-même de façon concrète, la recherche d’un avis allant à l’encontre de nos convictions s’impose, quel que soit le domaine concerné. Il faut donc se pencher sur tout ce que nous rejetons d’emblée en bloc. Peu importe les raisons pourvu qu’on les examine avec impartialité en lisant, regardant et écoutant, pour s’en inspirer comme les outils d’une réaction à qui nous sommes. Cela n’implique pas de changer du tout au tout, seulement d’être attentif à ce que nos raisonnements ont de discordants, aux fausses notes auxquelles nos croyances instrumentalisées nous rendent sourd. Ouvrir les yeux alors qu’on se voilait la face, c’est se guérir d’un aveuglement consenti.

La tour de guet

Écrire, c’est être curieux. Pas en vivant au rythme d’épiages malsains dont les fruits sont déjà pourris de commérages avant même qu’on les cueille, non, pas cette curiosité-là. Plutôt cette envie de connaître ce qui nous est extérieur et dont l’observation nous amène à réactualiser nos idées. Sinon, pris dans le givre d’une routine cérébrale, notre discours s’engourdit. Il nous appartient de se prémunir de l’ennemi pernicieux qu’est cette léthargie annoncée. Et pour cela, éprouver de mille assauts la solidité de la tour de guet qu’est notre pensée…   

Le regard éloigné – Claude Lévi-Strauss – Éditions Plon

Mémoires de monsieur Joseph Prudhomme – Henry Monnier – Bibliothèque Gallica – BnF

Précis de décomposition – Emil Cioran – Éditions Gallimard