Première partie
Planter son personnage dans un décor est un élément qui motive le lecteur à poursuivre l’histoire dans laquelle on le mène.
La description d’un environnement, qu’elle se fasse par le biais de paysages naturels ou trouve ses repères dans des décors urbains, est un élément dont l’importance n’est surtout pas à négliger. Pour qui veut donner de l’épaisseur à son récit, l’univers dans lequel les personnages évoluent peut tout autant participer de leur caractérisation comme influer sur l’intrigue les mettant en scène.
Du mouvement dans le décor
L’action absorbée
Comparons les phrases « Un homme s’avançait sur le trottoir. » et : « Surplombé par la silhouette du Chrysler building, un homme s’avançait sur le trottoir de la 42e rue. » Dans la première version, on sait ce que le personnage fait – il se déplace –, mais pas où il est. Il absorbe l’action, la concrétise et l’isole en la résumant à lui-même. C’est une méthode efficace pour que le lecteur se concentre sur ses moindres faits et gestes. Néanmoins, on ne peut maintenir indéfiniment un personnage en dehors du monde qui l’entoure.
La cécité littéraire
Il serait certes possible de continuer dans cette veine en écrivant « Un homme s’avançait sur le trottoir d’une démarche rapide, jetant de fréquents coups d’œil derrière lui, ses bras se balançant énergiquement à chaque foulée. » et autres indications de mouvement. Mais nous ne saurions toujours pas dans quel environnement il se meut. Sur le long terme, cette technique frappe le lecteur de cécité littéraire, incapable qu’il est de visualiser avec certitude dans quel univers l’auteur l’embarque. Il est logique de penser qu’il se lassera assez vite de progresser à tâtons d’une ligne à l’autre.
Ancrage et mise en images
Dans la seconde version, on perçoit une partie de ce que le personnage a dans son champ de vision. C’est une information qui demeure neutre au niveau narratif tant qu’elle n’est pas exploitée de façon à ce qu’une interaction personnage/décor s’opère. Si par exemple l’homme n’entre pas dans le Chrysler building, ou que rien de notable ne soit en rapport avec cet édifice, ce dernier participe seulement de la « mise en images » de la scène. Cela dit, c’est un premier point d’ancrage dans la réalité du personnage. Le lecteur sait qu’on est à New York, l’album d’images de l’imaginaire collectif peut donc s’ouvrir.
L’humain dans le décor
Un fusil à la fenêtre
Pour que le Chrysler ne se limite pas à une immense flèche de béton et d’acier, le personnage pourrait découvrir que quelqu’un se trouve à l’une des fenêtres de la tour et pointe un fusil sur la foule. Le building intégrerait alors l’histoire de manière « active ». Soudain titillé, l’intérêt du lecteur se déplacerait du personnage qui marche au tireur embusqué. Intérêt qui se partagerait ensuite en fonction des agissements de chacun, que le marcheur soit pris pour cible ou qu’un autre passant soit visé et s’écroule devant lui. On basculerait ainsi de la description à l’action.
La synergie narrative
En reliant le personnage au décor de façon dynamique, il se crée une synergie narrative voyant des éléments au départ séparés ne plus former qu’un tout. En un instant, le destin de l’homme marchant sur le trottoir est indissociable du Chrysler building où s’est positionné le tireur. On pourrait écrire « Surplombé par la silhouette du Chrysler building, un homme avançant sur le trottoir de la 42e rue aperçut soudain le canon d’un fusil pointant par une des fenêtres de la tour. »
La carte postale funèbre
On voit qu’une relation possédant sa propre logique peut ainsi s’établir entre le marcheur et le Chrysler. Non pas le bâtiment en tant que tel, mais ce qu’il devient au moment où le tireur lui confère son humanité, en quelque sorte. La tour accouche du sniper qui lui-même l’éveille à la vie. L’homme sur le trottoir doit alors affronter un élément du décor devenu une entité tireur/building incarnant une menace. La carte postale du célèbre bâtiment Art déco jetant au ciel d’un bleu profond ses huit aigles d’acier se déchire dans les confettis sombres d’un faire-part de décès.
Le décor en panne
L’anomalie du banal
Nul besoin pour autant d’en passer par le Chrysler building, Big Ben ou le Colisée afin que le lecteur se trouve en terrain connu par rapport au décor. Un objet du quotidien conviendra pour lui fournir un point de repère dans l’histoire. Surtout s’il présente une anomalie faisant que, aussi banal soit-il, on ne puisse le confondre avec aucun autre. Un lampadaire, par exemple. Cela éclairera parfaitement mon propos.
Le lampadaire défectueux
Un lampadaire, donc. Pas n’importe lequel, ceci dit. Celui se trouvant sur le trajet que votre héros emprunte chaque jour. L’auteur n’aura pas manqué d’en faire remarquer sa particularité à plusieurs reprises, ou plus exactement sa défectuosité : il clignote. L’ampoule prête à griller ou le réseau électrique instable, peu importe, ce qui compte comme expliqué précédemment étant que vous focalisiez l’attention du lecteur sur cet appareil, ici par le biais de son dysfonctionnement. Dès lors, ce lampadaire deviendra, toutes proportions gardées, aussi identifiable que « mon » Chrysler building.
Est-ce bien un chat dans la ruelle ?
Il ne serait dès lors pas étonnant que le lampadaire, d’avoir trop clignoté, s’éteigne un beau soir où votre héros rentre chez lui. Dommage, c’était le seul qui chassait la poche d’ombre de l’impasse devant laquelle notre brave homme va justement bientôt passer. Pas de bol, mais ça arrive. Seulement… est-ce que quelque chose de nettement plus effrayant qu’un brave matou en maraude ne pourrait pas surgir de là ? En tout cas, il semble bien à votre personnage avoir entendu un bruit en provenance du cul-de-sac. Comme une forte respiration ; certainement pas celle d’un chat errant…
La description d’un ailleurs
Il est aisé d’envisager pléthore de circonstances où la routine se brise sur l’imprévu, qu’il s’agisse de la panne d’un mobilier urbain changeant la perception d’un lieu ou de n’importe quoi susceptible de modifier le cours des choses. Ce qu’il faut retenir, c’est qu’un décor peut être un ressort narratif comme un autre. Et que l’art de la description est peut-être d’échapper au figement de la contemplation pour amener le récit ailleurs…
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