Le blog d'Esprit Livre

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La narration… et après.

Sommaire

Un récit, c’est une marche en avant supposant un après ; un instant présent, celui du lecteur, trouvant sa continuité dans une suite prévue par l’auteur. Cet après est l’un des fondamentaux de la narration efficace. Il se prépare notamment grâce à un procédé bien connu : la « personne suspendue au rebord de la falaise ». Si, ça existe. Mais nous le connaissons mieux sous l’anglicisme cliffhanger, dont j’ai déjà eu le bonheur ineffable de causer dans un de mes articles précédents. Je reviens donc aujourd’hui sur mes pas par le biais de la double narration…

L’âme au bord de la falaise

L’ennui délogé

J’ai récemment lu Le Mangeur d’âmes, d’Alexis Laipsker, un thriller plutôt bien ficelé réservant son lot de surprises et d’émotions fortes. Si besoin était, ce roman rappelle de façon marquée l’importance du recours au cliffhanger. Laipsker l’utilise de façon quasi mécanique, relançant en permanence son intrigue sur un rythme ne faiblissant pas. On pourrait juger qu’il s’en sert un peu trop systématiquement, mais le résultat plaide en sa faveur : jamais l’ennui ne s’installe, sans cesse délogé par les rebondissements.

Il faut savoir tourner la page

Ses cliffhangers produisent comme il se doit un autre effet bien connu, le page-turner, anglicisme de plus qu’il ne serait pas totalement idiot de traduire par « tourneur de page », voire un plus imagé « livre captivant ». Et, davantage rigolo peut-être, un « accrolivre » dont le côté addictif n’échappera à personne. Bref, allons voir sur le rebord de la falaise si les pages sont bien tournées, voilà tout ce que je dis.

Le mystère derrière la porte

Pour expliquer le cliffhanger par une transposition dans une situation du quotidien, imaginez qu’une personne partageant votre vie rentre à la maison et dise : « Tu ne devineras jamais ce qu’il vient de m’arriver ! », avant de refermer la porte de son bureau derrière elle. Puis, sans ajouter un mot, s’enfermer dans cet antre et dans un silence obstiné en un zeugma mutique qui nous laisse sans voix. On vient de nous claquer le mystère au nez.

La double narration

Le privilège temporel

Ramené à la littérature, lire la page d’après suffirait en théorie à connaître ce qu’on est censé ne jamais deviner. Mais tout dépend de la façon dont la narration est articulée ; et du temps que l’écrivain décide de maintenir clos l’huis virtuel. Car – c’est là l’un de ses privilèges –, l’auteur peut gérer comme il l’entend la temporalité d’une action. Une capacité à étirer l’attente s’avérant des plus frustrantes pour le lecteur. Et c’est justement dans la frustration que le cliffhanger puise sa capacité à vaporiser du suspense avec des gouttelettes telles que celles-ci :

« Mais commandant, ce n’est pas pour ça que je vous ai demandé de venir. Il y a bien pire ! »

« Pourtant, ce fut un tout autre sentiment qui l’envahit : la terreur. »

Bien sûr, et c’est le cas dans Le Mangeur d’âmes, ce genre de phrase aura d’autant plus d’impact qu’elle clôturera un chapitre. Pour, évidemment, consacrer le suivant à tout à fait autre chose.

Le point de jonction des parallèles

En l’occurrence, Le Mangeur d’âmes voit une femme et un homme, Élisabeth et Franck enquêter sur deux affaires à priori différentes, mais dont les pistes finissent par se rejoindre. Alexis Laipsker a écrit des passages où ils évoluent ensemble et des scènes les montrant mener leurs investigations chacun de leur côté. Reposant sur ces deux intrigues construites en parallèle, ce récit dont la particularité est d’avoir un point de jonction est idéal pour gérer le temps spécifique d’un cliffhanger. C’est beau la géométrie littéraire.

La « cleffhanger »

En effet, la double narration issue de l’alternance des situations vécues par ces personnages permet aux cliffhangers qui en découlent de bénéficier d’un effet à retardement. La mise en place de cette structure narrative est simple à décomposer en trois étapes réparties sur trois chapitres qui se suivent :

Première étape : écriture d’un chapitre avec Élisabeth seule s’achevant par une phrase-clef aiguisant la curiosité du lecteur, une « cleffhanger », si l’on veut.

Deuxième étape : écriture d’un chapitre avec Franck seul.

Troisième étape : écriture d’un chapitre avec Élisabeth seule débutant par le dévoilement du mystère introduit par la cleffhanger.

En résumé :

  • Introduction du cliffangher
  • Renforcement de son impact en différant sa résolution le temps d’un chapitre (effet à retardement)
  • Résolution du cliffhanger

 Avoir conscience du mécanisme

L’usage de la méthode

À noter qu’en s’appuyant sur cette méthode, l’auteur est libre de décider du nombre et de l’emplacement de ses cliffhangers. Avec qui plus est la possibilité, comme dans Le Mangeur d’âmes, que les cliffhangers des deux personnages principaux se nourrissent l’un l’autre. Il est évident qu’un auteur se servira de ce procédé à la fréquence qui conviendra le mieux à son histoire, des genres tels que le thriller s’y prêtant probablement plus que d’autres, bien que ce soit à l’appréciation de chacun.

La puissance de la parcimonie

Finalement, qu’il s’agisse du cliffhanger ou d’autre chose, l’important est qu’une technique ne s’affaiblisse pas d’être employée abusivement. Bien que Laipsker y recoure plusieurs fois dans Le Mangeur d’âmes, il ne laisse pas ce procédé dévorer la main qui le nourrit, c’est-à-dire que c’est le cliffhanger qui alimente l’intrigue, pas l’inverse. En écrivain conscient du mécanisme qu’il active, Laipsker a su trouver le moyen d’en faire un piège dans lequel il ne s’est pas pris, à la différence de son lecteur qui en éprouvera les puissantes mâchoires…

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