À en croire les propos les plus alarmistes, l’IA serait en passe de fracasser les portes des maisons d’édition pour en déloger les auteurs s’étant réfugiés là en tremblant pour leur avenir. Capable de générer nouvelles et poèmes au kilomètre, d’empiler des pages de romans jusqu’à la Lune, rien ne saurait résister à ses coups de boutoir numériques. Vraiment ? Cette vision peinte au goudron, élaborée entre fantasmes et avancées technologiques réelles, mérite qu’on en éclaircisse les contours en s’appuyant sur des faits débarrassés de leur virtualité…
Se poser les bonnes questions
Réfléchir hors de ses peurs
C’est en s’interrogeant uniquement à travers le prisme de nos peurs qu’on les renforce. Ainsi, se demander si un humain est capable de rivaliser avec une IA n’est pas le meilleur moyen de poser l’éternel débat de l’homme face à la machine. Cela doit bien sûr être pris en compte. Pour autant, il n’y a aucune obligation à ce que cela constitue l’axe principal – voire le raisonnement unique – de notre réflexion. Tâchons donc d’aborder ce sujet en n’établissant pas un rapport de force avec l’IA, mais en cherchant en quoi elle peut nous être utile.
Ne vous faites pas distancer
Remplaçons dans la discussion le terme IA par celui d’automobile. En terme de rapidité de déplacement, il est évident que vous seriez battu d’avance si vous considériez votre vitesse maximum et celle déployée par une voiture, même de cylindrée modeste. Du moins si vous vous contentiez de courir à côté. Mais si vous la conduisiez, non seulement vous seriez aussi rapide qu’elle, et pour cause, mais vous iriez où bon vous semble. Cet exemple doit paraître un truisme pour la majorité d’entre vous : il n’était destiné qu’à ceux qui courent à côté de l’automobile en se plaignant d’être distancé…
Les apports de la rivale
Alors questionnons-nous plutôt ainsi : serais-je un écrivain plus efficace si je possédais les infinies ressources d’une IA et la rapidité sans égal avec laquelle elle peut les exploiter ? En fait, vous avez déjà la réponse, puisque vous disposez dès à présent de cette puissance de feu numérique. Il faut bien entendu se former à cette nouvelle technologie pour profiter de ses nombreux apports, cet outil informatique n’étant rien sans apprentissage. Une fois cette évidence intégrée, il est plus aisé de concevoir l’IA non pas comme une rivale surdouée, mais comme un moyen d’amplifier nos savoir-faire et notre talent. Quand on en a.
La menace relative des « ordinauteurs »
Pas de tapis rouge
Beaucoup d’auteurs ont perçu l’IA comme une menace car elle s’est d’emblée inscrite dans l’imaginaire collectif telle une infatigable pourvoyeuse de romans à la chaîne. Qu’importait la qualité, le nombre effrayait. À défaut d’un recul suffisant pour dresser un bilan de son impact sur le marché du livre, un constat factuel permet au moins de relativiser cette crainte : le monde de l’édition n’a pas déroulé le tapis rouge aux « ordinauteurs ». Pourtant, il existe des « œuvres » de référence et ayant dans une certaine mesure fait parler d’elles. Pour m’en faire une idée plus précise, j’ai posé la question suivante à l’IA : « Donne-moi des exemples de succès littéraires uniquement écrits par l’IA ». Voici sa liste :
Œuvres générées par IA et reconnues
1. Land of Memories (Pays des souvenirs) – Shen Yang (Chine)
- Genre : science-fiction
- Particularité : écrit entièrement par IA, pilotée par l’auteur.
- Succès : a remporté le 2ᵉ prix au concours de science-fiction Jiangsu Youth Science Education and Science Fiction Competition.
Considéré comme le premier roman « primé » écrit par une IA.
2. Death of an Author (Mort d’un auteur) – « Aidan Marchine » (pseudo de Stephen Marche, 2023, USA)
- Genre : novella (courte fiction).
- Particularité : environ 95 % du texte généré par ChatGPT et Cohere, structuré et édité par Stephen Marche.
- Succès : largement relayé par la presse anglophone comme une expérience littéraire inédite.
3. 1 the Road (La Route 1) – Ross Goodwin (2018, USA)
- Genre : roman expérimental, style On the Road de Kerouac.
- Particularité : généré par une IA installée dans une voiture, qui écrivait en temps réel à partir de capteurs (GPS, caméra, micro).
- Succès : publié par Jean Boîte Éditions ; salué comme le « premier roman IA » publié.
4. Alice and Sparkle (Alice et Étincelle) – Ammaar Reshi (2022, USA)
- Genre : album jeunesse.
- Particularité : texte produit par ChatGPT, images par Midjourney. Créé en une semaine.
- Succès : buzz sur les réseaux sociaux, discussions dans les médias sur l’éthique et la créativité.
5. Philosophical writings by GPT-3 (Écrits philosophiques de GPT-3) – compilations diverses
- Genre : essais philosophiques.
- Particularité : plusieurs textes de GPT-3 publiés dans des revues académiques et universitaires comme curiosités.
- Succès : certains ont été examinés par des philosophes, montrant que l’IA pouvait produire des argumentations « recevables ».
Et les biftons ?
Évidemment, j’ai voulu savoir ce qui se cachait derrière le mot « succès » autre que « 1er prix de la foire aux saucissons grattés de Palimpseste-la-Cachottière ». Pour être clair, est-ce que ça rapporte du brouzouf, de la maille, du flouze, bref, de l’argent, et si oui, combien. D’où ma question suivante : « Donne-moi le nombre d’exemplaires vendus pour chacun de ces livres ». Je vous la fais courte avant de développer un peu : aucun chiffre de ventes publics, aucun revenu déclaré ne sont disponibles, les retombées financières semblant très limitées par rapport au buzz médiatique. Tiens tiens…
Trois points observables
L’ingénu et l’opacité
Partant du principe que les entreprises aiment à juste titre communiquer sur leurs réussites commerciales, je me suis ingénument étonné auprès de l’IA de l’absence de données financières publiques. Entendre chaque jour ou presque que l’humain sera bientôt surclassé dans l’écriture par une machine incite à s’interroger sur une certaine opacité à ce sujet. Bonne camarade, l’IA a relevé quelques causes de cette communication plus que timide, évoquées ci-dessous en 3 points :
1 – La majorité de ces projets relèvent de l’expérimentation artistique ou de l’autoédition
Deux domaines où l’argent n’existerait pas ? Quoi qu’il en soit, en prenant en compte l’incessante évolution de l’IA, il y a fort à parier qu’on ne restera pas éternellement à ce stade expérimental produisant déjà des résultats assez bluffants. Et par-là, que des ouvrages très « corrects » finiront par voir le jour. Mais d’ici là, en dépit de son abattage hors du commun, l’IA demeure perfectible. Il est donc hasardeux d’affirmer à quel rythme et dans quelle mesure elle remédiera à ses principales limites, identifiées comme suit dans le domaine littéraire :
– Un style impersonnel, la machine se cantonnant à copier par-dessus l’épaule de son voisin. C’est pas joli-joli. Il ne faut pour l’instant pas compter sur elle pour faire preuve d’originalité ni pour proposer une finesse d’esprit faisant le charme d’un auteur de chair et de sang. Pour le même prix je vous rajoute les os.
– Une cohérence fragile, les intrigues se cassant souvent la gueule sur la longueur en raison d’une construction insuffisamment fouillée. C’est bien beau d’avoir toutes les pièces du Mecano© à sa disposition, encore faut-il savoir les assembler de façon pertinente pour aboutir à un résultat n’étant pas trop de guingois.
– Enfin, une inventivité proche du néant. Normal. l’IA régurgite des modèles connus aboutissant à des produits formatés mettant en scène des personnages interchangeables évoluant au sein d’une intrigue cousue de fil blanc. Dit comme ça, cela ne donne pas très envie. Dit autrement non plus, d’ailleurs.
L’IA au pays des merveilles
Ces « faiblesses » font de l’IA un producteur de texte performant, ce qui ne suffit pas à devenir un créateur dont on recherchera la singularité, la fantaisie ou la capacité à nous étonner par ses trouvailles. Une bonne chose pour nous autres, auteurs, qui avançons à notre rythme avec des merveilles plein la tête dont l’IA n’a même pas encore idée. Si la machine est d’une réactivité exceptionnelle, elle n’a pas toujours un coup d’avance pour autant.
2 – Les maisons d’édition traditionnelles n’en font pas un business
Les miettes du philanthrope
On ne saurait déterminer si les éditeurs ont réagi par conviction personnelle, au nom d’une éthique qu’il s’agirait de questionner. Mais on s’en doute, dans le monde de l’édition comme dans tout autre secteur d’activité concurrentielle, la philanthropie consiste en les miettes de la croûte qu’on se doit de gagner. Il n’est donc pas inepte de se dire que des choix auraient été effectués en direction d’un modèle « littéraire » reposant majoritairement sur l’IA s’il s’était révélé viable.
Prudence ou défiance ?
Il semblerait donc qu’on soit encore très loin de la corne d’abondance version IA et que les écrivains incarnant véritablement une œuvre aient encore de beaux jours devant eux. À condition de prendre le train en marche et de ne pas diaboliser ce qui dans l’IA leur permet d’ores et déjà d’être concurrentiel. À voir dans la durée si le peu d’empressement du monde éditorial à miser significativement sur l’IA pour alimenter ses catalogues relève de la prudence ou de la défiance.
3 – Les plateformes comme Amazon ne détaillent pas les chiffres au titre
Voici un aspect éclairant fourni par l’IA quant au fait que peu de chiffres relatifs aux ventes de romans écrits par la machine circulent :
« Certaines entreprises exploitent Amazon KDP et l’IA pour publier en masse des ebooks et vendre des formations promettant des revenus passifs. Ces modèles génèrent parfois des millions de dollars, mais surtout grâce aux formations plus qu’aux ventes de livres. Ce phénomène relève d’une logique commerciale plutôt que d’une véritable concurrence littéraire. » (source IA)
L’individu face à la masse
Le principe de ce modèle commercial semble être de ne « pousser » que très marginalement les livres intégrant ce circuit de vente. La quantité produite prime sur l’individu, les auteurs ainsi « absorbés » existant presque artificiellement pour nourrir un modèle ne se révélant donc lucratif, selon l’IA, que par la vente de « formations en ligne promettant aux apprentis auteurs de ‘‘générer des revenus passifs’’ avec ce système. »
En orbite de la lutte
On le voit, on se situe très loin en orbite au-dessus de la planète littérature et de sa lutte de l’humain contre les algorithmes, les enjeux ne concernant au final que très peu le milieu littéraire tel qu’on le connaît. S’il y a lieu d’éprouver une légitime inquiétude pour ce qui a longtemps constitué un modèle stable du monde éditorial où la place de l’auteur était, sinon réservée, du moins clairement identifiée, rien ne permet d’affirmer que l’émergence de l’IA va tout chambouler.
Philip K. Dick se demandait si les androïdes rêvaient de moutons électriques. Peut-être l’IA s’interrogera-t-elle encore longtemps sur la façon de copier l’inventivité et l’authenticité de ce mouton à cinq pattes qu’est l’écrivain 100% humain…