On définit souvent le narrateur par son point de vue, sa distanciation par rapport à l’histoire et l’interprétation en découlant. Et, bien sûr, sa « proximité » plus ou moins forte avec l’auteur en tant que son alter-ego fictif. Dans une certaine mesure, il guide le lecteur en relayant la pensée de l’écrivain. Ce dernier transmet ses instructions en ayant à l’esprit, quand il prend la plume, une voix légèrement différente de celle dont il use d’ordinaire pour ordonner les pensées de sa vie courante. Tentons de saisir la nature de leur relation, ce qui les unit comme ce qui les sépare, et comment il est possible d’exploiter leur mystérieux « dialogue »…
L’écrivain et le narrateur se ressemblent-ils ?
Le café du narrateur
C’est heureux pour lui, l’auteur n’a pas à décrire quelque chose pour le vivre. Là où le narrateur doit se fendre d’un minimum de phrases indiquant qu’il boit un café en rêvassant au pays lointain d’où il provient, l’écrivain, lui, se contente d’appuyer sur un bouton et d’attendre que le breuvage s’écoule dans une tasse en regardant l’image évocatrice du paquet. Pourtant, c’est bien l’auteur qui fait humer son Tarrazu au narrateur en le faisant s’abîmer dans un questionnement sur ce qu’aurait été son existence si le Costa Rica n’existait pas. Quoi que l’auteur boive ou pense, le narrateur devra restituer au mieux l’arôme de ses réflexions.
La promiscuité verbale
Je ? Tu ? Il ? On ne sait pas toujours comment donner la parole à notre narrateur. Ni quel degré de promiscuité on souhaite entretenir avec lui. Certains auteurs craignent de se voir reprocher les travers dont ils le harnachent. On ne sait jamais : pour parler avec une telle pertinence des défauts ou penchants dont on a décidé de le doter, c’est qu’on doit soi-même en connaître long sur la question, non ? Sans quoi, quel intérêt de lui prêter quelques aspérités qui seraient autant de clefs ouvrant les serrures de notre véritable personnalité ?
Qui est qui ?
Notre narrateur est-il un indécrottable misanthrope ? Alors, sûrement n’aimons-nous pas nous-même notre prochain. Il a des tendances suicidaires ? Probablement ne finirons-nous pas l’année autrement que les veines entaillées, les jambes pendant au-dessus d’un tabouret renversé tout en absorbant goulument (ou pas) un litre de Destop®. Il cumule tant de gueules de bois qu’il ferait le bonheur d’un ébéniste ? À tous coups, notre inspiration nous vient à grand renfort de tire-bouchon. Son regard pétille de manière suspecte à la vue d’une jolie fille ? Il faudrait vérifier qu’on n’a pas eu à subir de garde à vue pour exhibitionnisme. Etc.
Cette distance qui nous rapproche
L’isthme des idées
Cela créé plus ou moins l’obligation d’instaurer une distance entre lui et nous ; qu’on ne nous confonde pas, surtout. « Eh, je n’ai rien à voir avec lui, enfin pas grand-chose ! voudrait-on parfois expliquer. Je l’ai in-ven-té ! ». Certes. Mais peine perdue, on prêche un peu dans le vide. Car il ne sort pas de nulle part non plus, hum ? La littérature accouche de ce bébé siamois dont le lecteur éprouve parfois le besoin de se demander où se situe au juste l’isthme de ses idées. Puis il faut bien le dire : le narrateur est notre porte-voix, à nous de s’assurer que la sono est de qualité.
Le narrateur dans un bombardier
Car enfin, qui inventerait de toutes pièces un homme dont le moindre trait nous serait étranger ? Allons. Il y a bien un peu de son inventeur en lui, suppute le lecteur. Forcément. Même quand l’auteur dépeint le désir qu’a le narrateur de pousser son épouse dans les escaliers, difficile de ne pas y voir la preuve que ça nous a déjà traversé l’esprit. Si on ne l’a pas encore retrouvée gisant dans une mare de sang au bas des marches, d’ailleurs. Mais attention : curieusement, il arrive aussi que lorsqu’un auteur évoque une guerre nucléaire, il ne soit pas pour autant à l’origine de la bombe A.
L’âme en son écorce
Eh bien malgré ou grâce à tout ça, c’est ce qui confère sa saveur à la création d’un narrateur. La narration, c’est l’écorce de notre âme. Pour masquer ou protéger cette dernière, elle l’enserre, et laisse à voir ce qu’un regard veut bien y déchiffrer. Cette parure de mots se solidifiant autour de nos pensées émane bien de nous, mais telle l’écorce, elle n’est pas l’arbre dans son entier. Écrire a ceci de paradoxal qu’on peut s’exposer sans trop se dévoiler, puisque se mettre à nu revient à tirer la couverture à soi.
Exposition et confrontation
Le réel falsifié
Dans ce cache-cache mental, les phrases sont disposées en un jeu étudié de miroirs déformants. Les mots deviennent reflets, créent l’illusion d’optique des discours qui en s’opposant renvoient au lecteur les mensonges véritables de la fiction. L’auteur pense une chose, le narrateur l’approuve ou dit le contraire, mais le duo tombe d’accord sur ces falsifications consenties du réel. L’écrivain et le narrateur, c’est le docteur Jekyll serrant en pleine conscience la main de Mister Hyde. Leur pacte étant de nous raconter une histoire où il est admis qu’un faux-semblant n’est pas invraisemblable.
J’ai ordre de tout dire
En dehors de permettre à l’auteur de ne se livrer qu’en filigrane, le narrateur se révèle utile en bien des occasions. Occupant par le « Je » un rôle interne à l’histoire, il doit y introduire les points de vue qu’on souhaite y voir figurer. Pas obligatoirement ceux dont on estime devoir les défendre coûte que coûte, mais toutes les opinions à même de servir le récit, d’en favoriser la progression. L’auteur, dans son dialogue avec le narrateur, expose son sujet autant qu’il s’y confronte.
Le narrateur, une ouverture d’esprit de l’auteur
Positionné de façon externe, c’est-à-dire en recourant au « Il », rien n’empêche le narrateur de pareillement être amené à formuler des réflexions allant à l’encontre de nos propres convictions. En cela, il constitue un contrepoint intéressant à notre manière de considérer divers aspects, moraux, sociétaux, politiques, etc, signe pour notre lecteur d’une ouverture d’esprit de notre part. Ce peut-être bien, de temps à autre, de ne pas passer pour quelqu’un de complètement borné.
Par l’absurde
L’avis du fildefériste
Faire valoir ce qu’on estime être un raisonnement juste ne passe donc pas nécessairement par l’adhésion de votre narrateur. L’intérêt pour un auteur de se voir porter la contradiction par le personnage qu’il a façonné relève d’une forme de logique de fildefériste : ce qui les oppose est un équilibre révélant en creux votre véritable avis au moyen d’un raisonnement par l’absurde :
« Je savais très bien que trier les déchets ne servait à rien, car séparer les bouteilles des emballages de carton était une vaste fumisterie. Avait-on déjà vu un paquet de cigarettes en pyrex parce qu’un gars avait jeté dans la même benne une boîte de médicaments et un bocal de cornichons, Hein ? Non, alors à quoi bon ?! »
Les couleurs du blâme
Soit on créera un personnage expliquant au narrateur que sa démonstration est plus que bancale, soit son absence totale de logique s’imposera naturellement au lecteur qui comprendra évidemment que l’auteur lui a volontairement fait tenir des propos stupides afin, par contraste, d’exprimer l’importance de ce geste écologique. Et, si telle est son intention, de blâmer au passage ceux qui se foutent de savoir à quel déchet correspond la couleur de la poubelle.
Construction du débat en pierre d’achoppement
Il s’agit là d’un exemple caricatural, mais l’écrivain, ventriloque du narrateur, a tout loisir de mettre dans sa bouche de brillants arguments comme des propos ineptes, que les uns ou les autres aillent ou non dans son sens. Grâce au narrateur, l’auteur peut s’il le désire initier un débat en soumettant à son lecteur des approches divergentes d’un sujet, fournissant des éléments susceptibles de polir au mieux la pierre d’achoppement.
Le majordome des pensées
Contradiction et interaction
S’il faut pour ce faire encourager la contradiction, comme tout bon philosophe, l’écrivain pense contre lui-même. Un moyen de faire un pas vers son lectorat, pas pour céder un pouce de terrain, mais pour en trouver un d’entente. Bien qu’une telle interaction soit limitée, un lecteur apprécie qu’on porte à sa connaissance de quoi réfléchir un minimum à ce dont l’auteur parle, et l’espace de quelques phrases, se sentir convié à la conversation dont le narrateur lui a rapporté l’essentiel.
Dans les couloirs éclairés
Ce n’est sans doute pas pour rien que le terme « hôte » désigne aussi bien une personne accordant l’hospitalité que celle la recevant. Ainsi en va-t-il de l’auteur et du lecteur : un livre est une architecture de pensées à l’abri de laquelle une conversation s’engage. Et le narrateur, dans tout ça ? Ma foi, dans toute bonne maison, il y a un majordome dont l’efficacité consiste à ce que maître des lieux et invités, placés sous sa bonne garde, empruntent les couloirs les mieux éclairés pour se rencontrer…
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