Le blog d'Esprit Livre

" Vous trouverez sur ce blog des informations sur les métiers de l'écriture, des chroniques littéraires , des textes de nos auteurs en formation, des guides et des conseils pour vous former, écrire et publier. " Jocelyne Barbas, écrivain, formatrice, fondatrice de L'esprit livre.

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Comment écrire une scène marquante

Sommaire

Tout roman digne de ce nom devrait contenir au moins une scène marquante, parce que refermer un livre en effectuant l’amer constat qu’à aucun moment un passage ne soit parvenu à le sauver d’un ennui mortel se révèle pour le moins désolant. Le genre de bouquin dont on ne peut même pas se dire « Tout ça pour ça ? », puisque de « tout ça » il n’en a jamais été question. Par exemple, quand un auteur en une vague tentative d’histoire contemplative aura consacré trois cents pages à l’observation de son nombril pour unique objet de la prétendue contemplation. Ou tout autre onanisme intellectuel n’ayant, si j’ose dire, ni queue ni tête. Pour éviter d’écrire ce genre de roman dépourvu d’instant mémorable, essayons de comprendre comment se construit une scène marquante…

La mort en scènes

Après les fleurs, pas de stupeur

En préambule, il faut s’entendre sur un point : il n’existe pas un seul genre de scène marquante pas plus qu’une façon unique de la bâtir. Comme les champignons, apprenons donc à les reconnaître. C’est plus prudent. Ce qui distingue deux passages mémorables : leur finalité. Si l’on place le curseur tout en haut, le premier traitera de la mort d’un personnage, et en bas de classement, le second relatera un événement inattendu. Que le décès d’un personnage soit devinable ou non ne change rien à l’affaire, puisque sur l’échelle des valeurs romanesques mémorables, la fin de l’être l’emporte sur l’imprévisibilité de son destin, fut-elle source d’ébahissement. Tout simplement car, une fois sa tombe fleurie, il ne fera pas mieux après.

Le clou du récit

Le cheminement pour que l’on apprenne la mort d’un personnage peut s’opérer d’au moins deux manières. Elle peut intervenir dès le début de l’histoire, tout ce qui suit s’attachant à nous dépeindre qui il a été et pour quelles raisons, dans le cadre du récit, il a connu un destin funeste. Son décès étant donc su d’emblée, les causes mêlant les « pourquoi » et les « comment » constituent chapitre après chapitre un long déroulé d’événements précédant le moment où on le cloute entre quatre planches. Pas le récit, le cercueil du personnage.

Ah, il coule ?

Par exemple, dans le bien nommé Chronique d’une mort annoncée, de Gabriel Garcia Marquez, la phrase liminaire est la suivante : « Le jour où il allait être abattu, Santiago Nasar s’était levé à cinq heures et demie du matin pour attendre le bateau sur lequel l’évêque arrivait. » On ne saurait être plus clair à propos du sort réservé à ce personnage. Le lecteur se trouvant fixé quant au devenir du héros, ne reste plus qu’à découvrir l’intérêt d’un livre dont on sait à peu près comment il se termine. Remarquez, ça n’a pas empêché Titanic de casser la baraque au box-office. Oui, c’est décidément un paragraphe un peu bateau.

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Tôt ou tard

Faut-il éplucher Garcia Marquez ?

Sinon, comme autre référence où le héros meurt d’emblée, j’avais pensé à celle-ci : dès l’introduction, votre personnage se lève, glisse sur une peau de banane alors qu’il venait de débuter un régime, s’ouvre le crâne – bof, il n’y avait pas grand-chose dedans de toute façon – et décède. Voici à peu près le sujet de ce qui devait être le roman de ma vie, intitulé J’ai toujours eu la banane, mais ça ne s’est jamais fait. Manque de peau. C’est pourquoi nous ne nous appuierons que sur la première phrase de Marquez afin d’éplucher cet article avec tout le sérieux dont il mérite à l’évidence de se dévêtir ; on n’est pas là pour rigoler, mais quand même.

L’inéluctable conséquence

Si la rigidité cadavérique littéraire a déjà fait son œuvre, comme Marquez nous l’annonce sans prendre de gants car il n’est pas chirurgien, reste à contextualiser tout ça. En ce sens, c’est l’ensemble du roman qu’on pourrait considérer comme une scène marquante, puisqu’il s’agit d’une mise en place indissociable de son inévitable conclusion. Le récit est constamment sous-tendu par le fait que c’est un processus de la fatalité dont il s’agit, la question ne se posant jamais au lecteur de savoir si une autre conséquence que celle indiquée dès le départ adviendra.

La transmission de la tristesse

L’efficacité ne s’avère pas moindre, narrativement parlant, si on n’est au courant que très  tardivement dans l’histoire de la mort d’un personnage principal auquel le lecteur a eu tout le temps de s’identifier. Ou, si l’on veut élargir le spectre émotionnel, d’un(e) ou plusieurs ami(e)s du héros. Il est d’ailleurs à noter qu’une scène mortuaire se prépare souvent dans un roman (moins dans une nouvelle où le nombre de personnages est réduit) à partir du moment où un groupe d’alliés se constitue pour accomplir une mission quelconque. On sait que l’un(e) d’eux mourra, voire qu’il n’en restera qu’un seul en vie. C’est par ce dernier que s’épanouira la tristesse de qui se rappelle les meilleurs instants passés en leur compagnie. Par ce survivant que le chagrin imprègnera la mémoire du lecteur du réconfort de la nostalgie.

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De la neige sur le cœur

Art septième

On pense ainsi entre autres au film de John Sturges, Les sept mercenaires (lui-même devant beaucoup au Les sept Samouraïs de Kurosawa, mais à Blanche-Neige, beaucoup moins, allez comprendre), ou à Il faut sauver le soldat Ryan (qui d’ailleurs est passé d’œuvre cinématographique à ouvrage livresque grâce à la novélisation effectuée par Max Allan Collins). Je les cite plutôt que des romans utilisant les mêmes mécanismes afin de ne pas vous en divulgâcher la fin ou les ressorts dramatiques essentiels, ce qui me vaudra de votre part une éternelle reconnaissance, je n’en doute pas une seule seconde. Oui, c’est admirable de s’illusionner de la sorte à mon âge. Que voulez-vous, quand l’enfant qui dort en moi s’éveille, il se met à rêver.

Le maléfice du cœur

Quelque chose exige chez le lecteur que l’écrivain le fasse souffrir, il lui en donne la permission en même temps qu’il le lui reprochera, ce qui permet d’insuffler tant de force à un passage mémorable quand il concerne la disparition définitive du paysage d’un personnage à qui l’on s’est attaché. D’un côté, on est reconnaissant à l’auteur de nous avoir fait tant aimé un être dont les fibres de papier se couvraient de muscles d’avoir été avec talent irriguées d’une encre si charnelle. De l’autre, on le traitera de salaud de nous avoir convié à son enterrement après qu’il l’aura eu fait mourir sous nos yeux. Monsieur l’auteur, vraiment, par quel troublant maléfice connaissez-vous si bien notre cœur pour faire battre celui de votre histoire ?

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Mémoire vivante

Ça ne change rien, mais on s’en souvient

Et ces passages mémorables où tout le monde demeure en vie, qu’en est-il ? À quoi s’accroche le souvenir que l’on conserve d’eux ? Je précise que je fais ici allusion à des scènes inoubliables en dépit du fait qu’elles soient déconnectées de l’intrigue. Elles disent parfois quelque chose de profond d’un personnage mais n’affectent en rien sa trajectoire, n’imprimant pas à l’histoire un tournant décisif. Pour ne rien vous cacher, le thème de cet article m’est venu alors que je lisais un paragraphe de Le dernier stade de la soif, de Frederick Exley, ce qui doit probablement contribuer à l’exemplaire sobriété de mon style.

Pas si fou, le peintre

Toujours est-il qu’il ne s’agissait pas d’un moment charnière du récit. Ces quelques lignes racontaient une anecdote impliquant le narrateur et une famille rencontrée dans le métro peu de temps avant qu’ils ne se retrouvent ensemble dans les tribunes d’un stade de football américain. Situation des plus banales. Pourtant, Exley l’a transformée en un morceau de révolte – presque de bravoure – ordinaire, celui mettant aux prises le personnage principal avec cette famille qu’il décrit de la manière suivante : « […] et que j’avais, je ne sais comment, atterri au beau milieu d’une famille si étonnante, si incroyable que pour la première fois de ma vie j’envisageai la possibilité que Norman Rockwell n’ait pas été fou à lier. » Le ton est donné.  

La certitude de l’explosion

En citant Rockwell, il nous dépeint l’archétype d’une famille américaine fantasmée pour souligner la vision idéalisée jusqu’à la caricature que l’artiste savait en faire tout en malice avec ses pinceaux. Exley, personnage-narrateur incapable de cohabiter durablement avec cette perfection factice de l’Amérique saine, s’en accommode dans un premier temps. Il se joint d’abord au chœur de la femme et des deux enfants saluant avec un entrain respectueux les commentaires du match par le père, mais se surprend à agir sans être en phase avec qui il est au fond de lui. Les émotions qui le submergent tandis qu’il participe à ce bel ensemble laudatif qui l’exaspère n’expriment pas sa façon viscérale de vivre la rencontre sportive.

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L’écueil Exley

Le détonateur des convenances

Ce qui m’a frappé, c’est que la retenue dont il doit faire preuve pour être à l’unisson de cette famille est quasiment vécue comme une aliénation – le prix à payer pour être intégré, voire « normalisé ». Alors qu’il se retient chaque seconde d’exulter sans retenue pour encourager son équipe, il se conforme jusqu’à ce qu’il n’en puisse plus à la bienséance d’une société aux codes opératiques. La famille structurée confrontée aux errements libertaires jusque dans ses excès ne peut que trembler sur ses fondations quand Exley leur donne libre cours. La force de cette scène tient à la certitude qu’Exley est la pièce manquante venant de s’emboîter dans le mécanisme d’une bombe à retardement. Le lecteur n’attend plus qu’une chose : la déflagration des apparences. Ce qui ne manque bien sûr pas d’arriver.  

La perfection défigurée

Au-delà de la perception irréconciliable qu’Exley et cette famille ont de l’existence, ce passage interpelle par la confrontation de deux modèles réunis dans un même but, supporter leurs champions. Seulement, ils se révèlent incapables d’une union sacrée de circonstance tant la philosophie de vie qui les oppose est supérieure à certaines valeurs censées les rapprocher même temporairement. Au mieux, pour la famille modèle, Exley est une curiosité tolérable sans lendemain, une poussée d’acné que le fond de teint de leurs bonnes manières se chargera de dissimuler à leur propre regard le temps qu’elle risque de défigurer la triste représentation préfabriquée que parents et enfants incarnent sans fausse note.

Le bric-à-brac émotionnel

Une scène telle que celle-ci ne sort pas de nulle part. Elle est remorquée à la suite du héros (anti-héros en l’occurrence) dont la personnalité est capable de tracter un incroyable bric-à-brac intellectuel d’où ses colères et ses désespoirs émergent. Un autre que lui, dans l’impossibilité de se tourner vers le monde extérieur pour le dévisager et l’affronter si jamais sa gueule ne lui revient pas, aurait redouté l’esclandre avec cette famille rockwellienne à l’extrême. Un autre que notre incontrôlable Exley, sans doute un personnage falot dont le nombrilisme l’aurait amené à considérer que rien n’existe en dehors de lui et par-là, serait le héros interchangeable de ces romans d’où aucune scène marquante jamais ne dépasse. Exley est cet écueil dont toute bonne histoire a besoin pour, qu’en s’y écorchant, on s’en souvienne…

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