Bien que ce ne soit pas un élément incontournable d’une intrigue, les luttes de pouvoir entre les personnages peuvent en constituer l’ossature. Elles présentent également l’avantage d’être adaptables à tous les milieux et à n’importe quel genre. De plus, elles permettent de recourir à des protagonistes archétypaux tout en leur offrant de se voir doter de nuances favorisées par de nombreux changements de situations. En fonction de la façon dont les choses évoluent, l’émergence de qualités ou de défauts qu’on ne soupçonnait pas procure des retournements inattendus. De quoi conférer de l’épaisseur à des héros qui sans cela ne dépasseraient pas les limites trop prévisibles de leur statut. Le pouvoir : un puissant anneau narratif…
L’omniprésence du pouvoir dans la littérature
Un tyran dans la famille
Il n’est pas inutile de le rappeler : si elle n’apparaît pas comme le moteur principal d’une histoire, une lutte de pouvoir existe toujours à des degrés divers dans une nouvelle ou un roman. Nul besoin de vouloir devenir le maître d’un royaume pour qu’elle advienne, la cellule familiale suffisant par exemple à créer tyranneau et opposants. Vipère au poing de Bazin, Black Water de McDowell, n’en sont que deux illustrations parmi d’innombrables autres livres.
L’alphabet de la lutte
Et que dire des heures où la haine patiente en défaisant un à un les fils qui unissaient un couple ? Les romans peuplés d’intrigants s’employant au délitement d’un amour ne se comptent plus. Amants éconduits, femmes trompées, amis trop proches, sont l’alphabet humain d’une déclaration de guerre que personne ne gagne. En résulte parfois l’envie de prendre le contrôle sur l’autre, pour devenir le maître du jeu d’un échec. Car le pouvoir, ce n’est pas toujours la victoire, mais l’accession au trône où siège le dernier mot d’une dispute.
Les coups de griffes du pouvoir
Cette brouille féroce, on sait quel rôle l’orgueil et la rancœur y occupent : ce sont les axes sensibles des relations humaines. La chatte, qu’écrivit Colette, propose une admirable psychologie d’un triangle « amoureux » inédit où Saha, la féline du titre, est le trait d’union déstabilisant les jeunes mariés. Ici, les moyens de prendre le pouvoir se situent davantage dans le non-dit que dans l’exprimé, les échanges silencieux entre le maître et son animal de compagnie, sorte de confidences muettes, excluent peu à peu son épouse au point d’aiguiser son ressentiment.
Le traître
Le masque et le couteau
Pas de lutte de pouvoir sans traître. C’est comme ça. La forfaiture est le premier barreau menant au plus haut de l’échelle de la guerre des ambitieux. Séducteur, il n’en sera que plus dangereux. Deux options : le personnage a d’emblée le mot « félon » tatoué en gris sournois (couleur officiel de la fourberie) sur le front. Le lecteur sait que tôt ou tard, il donnera un coup de poignard dans le dos d’une personne lui accordant sa confiance. Couteau dont le manche lui servira à pendre le masque derrière lequel il dissimulait ses véritables intentions.
Un nuisible efficace
Ou bien, on ne découvre son vrai visage que lors d’un passage clef. En général au moment où le héros pensait pouvoir solliciter son aide. Qu’il refusera, bien sûr, ou pire, feindra de la lui accorder. Pour se désengager de son serment à l’instant le plus stratégique afin de servir au mieux les intérêts de celle ou celui pour qui il se renie. La perfidie exige quelques compétences parmi lesquelles se place la capacité à se montrer nuisible à autrui avec le plus d’efficacité possible.
Le langage du traître
Les secrets qu’un courant d’air emporte, les chuchotis fielleux, les promesses de poussière, les bruits de couloirs s’égarant dans des trahisons labyrinthiques, tout ce qui érode la parole donnée est le langage du traître. Sa salive a le goût aigre du mensonge ; elle prépare le glaviot associé à l’expression « Promis, juré, craché ! ». Beurk ! Un auteur voulant qu’on éprouve une forte détestation pour le traître n’hésitera pas à épaissir ses perfides postillons du jus noirâtre de la jalousie larvée.
Les enjeux
Le territoire du pouvoir
On peut déclencher une guerre titanesque pour s’emparer du pouvoir ou le conserver. Comme dans Le Trône de fer (Game of Thrones) de George R. R. Martin. Ou plus mesquinement se livrer à une bataille quotidienne visant à grignoter un centimètre carré de l’espace de travail qu’on partage avec un collègue de bureau. La conquête de territoire ne fait pas appel au même déploiement de forces, mais, toutes proportions gardées, l’enjeu demeure le même : obtenir plus de choses que son prochain. Peu importe au fond l’objet de la discorde : si vous avez un enjeu, vous avez une histoire.
Le chevalier et le comptable
Des écrivains préféreront œuvrer dans les visions spectaculaires quand d’autres s’épanouiront à décrire les animosités intimes. Le chevalier des Terres Décapitées menant ses multitudes en armure à travers des territoires hostiles ou Jean-Claude de la compta s’accrochant à sa calculatrice, même combat. Qu’on entreprenne de raser une forteresse ou qu’on manigance auprès de la personne chargé du placard des fournitures pour obtenir une ramette de papier supplémentaire, l’enjeu révèle les ressources et les travers des personnages.
Un motif constant
Être envieux de la plus insignifiantes des prérogatives suffit à amorcer une lutte de pouvoir. La littérature s’en régale. En tant qu’enjeu, il s’agit d’un des plus vieux ressorts dramatiques romanesques. Dans le cadre d’un règne, il est normal que l’héritier désigné tape sur les doigts avides effleurant sa couronne. Ou au sein de l’entreprise, que Jean-Claude de la compta montre les dents si un stagiaire fraîchement débarqué se positionne près de la fenêtre dont trente ans d’ancienneté dans la boîte lui réservent le privilège. L’un des motifs principaux de la lutte de pouvoir est constant : la convoitise.
Réfléchir à l’équilibre de la vengeance
Un regard lucide sur la vengeance
La lutte de pouvoir n’implique pas forcément un positionnement de la part de l’auteur, à savoir désigner clairement quel camp incarne le bien et tel autre le mal. Le manichéisme peut se révéler pratique mais affadir les personnages en lissant leurs aspérités. Qu’on puisse considérer une cause comme juste est une chose, dire de toute riposte qu’elle est compréhensible ou pas, acceptable ou non, en est une autre. Orienter le regard du lecteur vers le questionnement de la nécessité du « œil pour œil », c’est lui permettre de ne pas se laisser aveugler par l’émotion au détriment de la réflexion.
Faire la part des choses
Ainsi, un personnage dont on estime que ses nombreuses vertus font de lui quelqu’un de positif peut commettre l’irréparable dans l’accomplissement de sa vengeance en réponse à la douleur qu’il a lui-même eue à subir. Cela le rend-il excusable pour autant ? Amener le lecteur à réfléchir à la nature des représailles exercées par un personnage qu’il apprécie, c’est nourrir son point de vue au-delà de considérations simplistes. Ce qui n’est pas le moindre des apports de la littérature.
Les racines de la ruine
La lutte de pouvoir met à la disposition de l’auteur de merveilleux mécanismes narratifs. Elle lui offre aussi une galerie de personnages complexes et lui donne ainsi l’occasion de partager des points de vue couvrant sociologie, philosophie, difficultés des rapports humains face à la tentative de domination, etc. Un moyen comme un autre de se demander ce que l’on gagne à prendre aux autres, et si certains profits ne sont pas les racines de notre ruine…
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