Que lire peut devenir une grande question, à moins que vous n’ayez une bibliothèque essentiellement garnie de livres choisis par vos soins ? Si tel est le cas, heureux individu que vous êtes, vous voilà tiré d’affaire ! Quel que soit l’ouvrage que vous retirerez d’une de vos étagères, il y aura de fortes chances qu’il vous plaise. Enfin, cela dépend tout de même de ces détails qui font de ce geste à première vue anodin un questionnement méritant d’être abordé dans cet article en d’inattendus prolongements…

Où choisir son livre ?

Voyager à bord d’un livre

Choisir un roman, c’est embarquer clandestinement à bord d’un cargo en partance pour le Brésil ; s’établir dans une banlieue américaine où la routine des jours est le vernis des secrets ; parcourir l’Atlas marocain à dos de mulet en un songe berbère ; devenir mélancolique au sommet d’une falaise d’Irlande au bas de laquelle l’amour est emporté par les vagues ; écouter le récit d’un griot africain dont les paroles s’élèvent comme des flammèches au-dessus d’un feu rassembleur ; contempler une aube hindoue qui n’appartiendra jamais à un autre matin ; deviner l’effort de silhouettes se découpant dans les lacis verdoyants de rizières en terrasses… Choisir un roman, c’est un voyage qu’on ne prépare pas, vers une destination où déjà nous attendent des bagages desquels les mots débordent.

Des petits pois dans le fortin

Hum… c’est bien joli tout ça, mais on ignore encore ce qui nous fait pencher pour un titre plutôt qu’un autre. Précision : je ne parle pas ici, pour une telle décision, des endroits où noyé dans le fond sonore des boîtes de petits pois s’entrechoquant contre celles des cœurs de palmier au fond d’un caddie, vous essayez de vous concentrer sans conviction au cœur d’un îlot de papier. Vous savez, cette petite zone protégée des supermarchés, sorte de fortin culturel sur lequel flottent en guise de bannières les rubans des prix littéraires ou autres blurbs. Des quoi ? Je sais que ça évoque un borborygme, blurb, mais ce renvoi en bas de page vous en apprendra plus (1). Oui, bon, un renvoi après avoir parlé d’un borborygme…

Les craquements de la cathédrale

Sûrement, en revanche, tenons-nous comme cadre idyllique pour le choix d’un bon bouquin une de ces librairies d’antan, au parquet par endroit bossué par une caisse d’ouvrages si lourde qu’un employé a dû brusquement se résoudre à la poser sur le sol pour ne pas répandre sa marchandise en un désordre de pages froissées et de tranches écornées. Certainement, oui, ces vieilles cathédrales de bois, craquantes d’aventures, de savoirs et  de personnages imaginaires dont l’âme lève l’encre pour naviguer vers le plafond de la bâtisse tandis que vous grignotez quelques lignes ou dévorez un paragraphe, ces lieux-là sont-ils propices à dénicher des trésors dont le style ornemente les idées. Mais ce n’est pas encore ici, tout indiqué que soit l’ambiance d’un décor où l’esprit des écrivains se fige dans l’attente séculaire pour certains qu’on les lise que va s’opérer le choix qui nous occupe aujourd’hui.

Faites comme chez vous

Le choix de vos choix

Non, c’est bien votre chez-vous où j’aimerais que nous nous rendions, cet habitat riche en divers nids intérieurs – bibliothèque, table basse, buffet, étagère, meuble de chevet, guéridon, maie, etc. – où finissent un jour par se poser les oiseaux migrateurs que sont les livres. Vos livres. Et comme ils sont vôtres puisque, année après année, vous en avez effectué l’acquisition, alignant ici des collections d’auteur et agençant là des romans selon vos genres de prédilection, il vous revient de faire le choix de vos choix. De tirer et trier de votre passé ce qui enchantera votre présent.

Les vieux achats

Car l’achat de certains romans remonte à des années. Quand, découvrant celui dont vous aviez si souvent entendu parler enfoui dans le bac d’un bouquiniste – un refuge supplémentaire pour nos oiseaux au plumage de papier bouffant et aux ailes en marque-pages – vous l’avez fourré avec d’autres merveilleuses trouvailles dans une poche en Kraft. Puis vous êtes rentré à votre domicile, et ces ouvrages au bout de leur voyage en ont débuté un autre à la seconde de leur atterrissage entre vos murs : celui les voyant franchir les frontières de l’oubli.

L’attente

Dégoter par hasard un roman dont on ne se souvenait plus qu’on l’avait acheté relève autant de la surprise que du ravissement. Du moins s’il s’agit d’une œuvre qu’on jugeait prometteuse avant même de s’aviser qu’elle était à portée d’étonnement. Mais la choisit-on pour autant, dans l’instant ? Correspond-elle à une logique de l’attente ? À ce processus s’effectuant selon divers critères ? Car décider d’ouvrir un livre plus qu’un autre est souvent le légitimer par rapport à un cheminement intellectuel, un contexte, un besoin, une coïncidence, un stimulus particulier. Examinons quelques-uns de ces déclencheurs…

Les raisons d’un choix

La passion littéraire

Ce n’est pas parce que l’on vient de s’acheter un livre qu’on se jette dessus dès que possible. Pourtant, la promesse qu’il contient nous a paru suffisamment séduisante pour aller au-delà d’un simple coup d’œil : on le ramène chez nous. C’est un peu comme une personne qu’on estime attirante mais, bien qu’elle y consente, on n’embrasse pas tout de suite. Parce qu’une autre personne aimée dont on vient de se séparer occupe encore notre esprit avec une telle persistance qu’elle nous empêche de nous projeter dans une autre relation. Cette personne quittée, c’est le livre qu’on vient de finir. Celui dont on sait qu’il nous faudra du temps afin d’atténuer l’effet qu’il a eu sur nous et dont la lecture précipitée d’un autre aurait inévitablement à souffrir de la comparaison. Il arrive qu’il y ait comme un parfum de dépit amoureux dans l’inéluctable achèvement d’un roman.

La coïncidence

On peut ouvrir un livre qu’on gardait sciemment ou pas en réserve suite à l’une de ces coïncidences coulissant comme un mécanisme parfaitement huilé dans l’ordre des choses. Par exemple, faisant un peu de rangement le matin dans notre bureau, notre regard est accroché par la tranche d’un recueil de nouvelles dont on a repoussé sans cesse la lecture pour des raisons multiples. Et on ne l’ouvrira pas ce jour-là non plus. Vraiment ? Trois heures après, alors que l’on déjeune, on apprend au journal télévisé une nouvelle importante concernant cet écrivain. Son décès ou le fait qu’on vienne de lui remettre le prix Pulitzer, triste ou gai, c’est en tout cas un événement qui nous frappe. Et nous incite enfin à faire sa connaissance littéraire.

L’envie et le besoin

On doit à certains moments sentir ce que l’on recherche dans un livre. En tant qu’auteur, je pense qu’à un niveau plus ou moins conscient, la lecture à venir  correspond autant à une envie qu’à un besoin. Il peut s’agir de la volonté de changer radicalement d’univers textuel, comme de passer d’un thriller dont le contenu met nos nerfs à rude épreuve à un registre résolument feel good. Ou au contraire le besoin d’approfondir un genre bien spécifique, qu’on soit immergé dans la dystopie ou les contes de fée. Rupture ou continuité rythment nos choix et imposent à notre esprit ses respirations intellectuelles.

Planqués !

Je suis sûr qu’il était là

C’est un fait vérifiable pour qui vit parmi les livres : ils se cachent. Même classifiés le plus minutieusement possible, organisés selon une méthode censée nous permettre de mettre la main dessus à tous coups, ils se planquent. Pile au moment où on avait réfléchi confusément à l’éventualité de s’y intéresser lorsque l’occasion se présenterait, un roman disparaît. Et voilà que, envolé, il nous paraît pour ainsi dire vital de le découvrir. Et, devant l’échec de nos recherches, dans la cruelle ignorance de l’emplacement de l’objet soudain convoité, l’envie devient une obsession.

Au voleur !

On finit la plupart du temps par remettre la main dessus. En de rares occasions, jamais. Quelque cambrioleur monomaniaque nous aura dérobé l’unique roman sur lequel nous avions jeté notre dévolu, entre autres explications plausibles – l’autre étant que quelqu’un vivant sous notre toit nous l’ait emprunté sans nous le dire avant de l’égarer puisque devant notre insistance à le voir nous le restituer, il affirme ne jamais y avoir touché. Menteur. Si ma galanterie naturelle ne me l’interdisait pas, j’aurais pu écrire « Menteuse », mais pas de ça chez moi.

Le cambrioleur publicitaire

Prenons donc le cas où notre quête est récompensée – ah tiens, on avait étourdiment, dans notre classement par ordre alphabétique, confondu l’initial du prénom de l’auteur avec celle de son nom. Adieu, cambrioleur et menteur. Et c’est parfois ainsi que naît ce surcroît d’intérêt pour cette œuvre, issue pour une part de notre frustration d’avoir dû en différer la lecture alors qu’envisager celle-ci ne nous émouvait à l’origine pas plus que ça. En quelque sorte, nous avons été à notre corps défendant l’habile publicitaire d’un produit qui ne nous manquait pas.

Tournée générale

Après la soif

Dernièrement, après avoir été accoudé pendant plus de 500 pages au comptoir de Le dernier stade de la soif de Frederick Exley, je me suis demandé avec quel roman j’allais tranquillement émerger de cette cuite littéraire. J’ai toujours trouvé particulier le moment du choix d’un livre. On sort d’une histoire et la plupart du temps ses personnages continuent de converser dans notre esprit. Leurs voix nous étaient si familières que c’est comme si nous entendions leurs derniers murmures derrière une porte à peine venons-nous de la refermer.

Les portes de papier

Mais quelquefois, on hésite quand vient l’instant d’en pousser une autre. On colle notre œil par le judas qu’est la quatrième de couverture, histoire de se faire une idée de ce qui nous attend au-delà de ce seuil. Vue réduite sur l’œuvre, c’est mieux que rien, puis on ne voudrait pas trop en savoir quand à ce qu’on va trouver là. Notre curiosité est tempérée par le goût de la surprise et la crainte qu’on nous la gâche.  N’a-t-on pas déjà été pris au dépourvu par une révélation s’étant malencontreusement glissée dans un avant-propos peu inspiré ? Mais si, souvenez-vous de ces jours où vous avez hurlé : « Mort aux préfaciers, et que le cul leur pèle ! ». Enfin, si vous êtes du genre un peu excessif.

Dernier rivage

Au fait, si jamais vous vous posiez la question : de mes libations textuelles en compagnie du fantôme de ce bon vieil Exley (eh oui, il a cassé non pas sa pipe mais sa bouteille en 1992), je suis passé à La confusion des sentiments, excellent livre de Stefan Zweig, puis, afin de m’accorder un délassement peu chronophage, à Un majestueux fossile littéraire (trois nouvelles de Mark Twain) avant de me plonger dans l’exigeant mais somptueux Le rivage des Syrtes, de Julien Gracq, où je suis encore échoué à l’heure où j’écris la dernière ligne de cet article…