Texte présenté au terme du stage
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Menteur, menteur
L’éclat blanc de la barre horizontale blesse l’azur du ciel. De part et d’autre, les poteaux la soutiennent, plongent pour s’ancrer dans le camaïeu vert du sol. Des effluves d’herbe fraîchement tondue emplissent l’air ; dans peu de temps, elles ne seront plus qu’un souvenir, gommé par les relents de sueur et les remugles de bières englouties par les spectateurs. Le terrain de jeu ressemble encore à un tapis de billard, lisse, cotonneux, vierge. Bientôt il sera labouré par les crampons, laissant sourdre la terre comme du sang d’un corps blessé. Une enceinte protège le lieu sacré du combat annoncé. Gradins et marches aux couleurs du club accueilleront une foule tour à tour frémissante et tumultueuse. Les silences pèseront puis les cris monteront vers le firmament, ceux des joueurs mêlés à ceux des supporters.
Alors que le mois de mai fait éclater la vie et les premiers bourgeons, moi, Kévin, douze ans, -yes !-, je me donne à fond dans ce match. Je galope, raffute à gauche, louvoie, échappe à un placage… Je bondis avant d’aplatir le ballon ovale entre les poteaux. Essai transformé ! Doit être fier mon père ! Il a promis de venir. Pour une fois … Il faut vous dire que depuis presque deux ans, il brille par son absence. Jamais là … Ouais … mon paternel, c’est le « très » célèbre avocat parisien Joaquim Dutrouet. Et depuis son départ de la maison, je ne le vois plus qu’à la télé !
Le coup de sifflet de l’arbitre retentit. La cacophonie est à son maximum ! Et ce sont les parents qui font le plus de tumulte : chocs des bâtons gonflés, tambourins secoués, longs barrissements des clairons, chants hurlés entre les mains en porte-voix.
Joues cramoisies, cheveux terre et herbe mêlés plaqués sur le front, je botte en touche, lève les bras en signe de victoire, attirant mes copains comme un aimant. La sueur scotche mon maillot à ma peau, accompagne ma respiration Je vibre, empli d’un seul désir : découvrir le visage ébloui de mon paternel. Mes yeux fiévreux font la « ola », surfent sur les silhouettes. A la recherche de…De la veste de cuir noire sur des épaules décalées, la gauche plus haute que la droite, le bord du feutre aligné sur la lisière des sourcils, les lunettes de soleil suspendues au col entrouvert de la chemise claire … Pas encore arrivé ou encore en train de fumer et pérorer avec ses potes ? Qu’est-ce qu’y fout ? Bordel ! Pas là ! Je fonds, ne vois plus rien, ne perçois plus les hourras… Même mes chaussettes tirebouchonnées, affalées pleurent sur mes chevilles.
Trois heures plus tard juste après le goûter je me décide à prendre les devants ; même si ça le dérange, je l’appelle …
Putain ! Fais chier çui-là ! Toujours sur messagerie ! Pas capable de tenir ses promesses ! Et suis sûr qu’il va m’embrouiller la tête avec ses explications foireuses d’avocat. Y’en a marre de son fauteuil vide ! Ça sert à quoi que j’me défonce à marquer des essais !
Affalé sur le canapé, téléphone contre ma cuisse droite, je boue. Dès les premières notes de Star Wars, je me rue.
Va m’entendre le salopard.
–Oouaiiiis ! Salut, lançai–je rageusement.
–Alors bonhomme, comment va ?
–T’as rien oublié aujourd’hui ? Rugby, ça te parle ? Hou Hou ! Allo la lune…Toujours au-dessus de la mêlée hein ?
–Enfin Kévin, je t’ai laissé un message. Moi j’ai un procès à préparer, et c’est du boulot ! Mais tu comprendras ça plus tard. Enfin je te le souhaite !
–….(silence)
–Allez Bouchon, fais pas ta mauvaise tête. Tiens, samedi midi, une petite virée à la pizzeria, rien que nous deux. Ça te tente ? Ça serait bien non ?
–Ouais …Mais t’as intérêt à être là !
Samedi arrive enfin et avec lui l’heure du verdict ! Va-t-il au moins tenir une promesse ? On sait jamais, ça peut arriver, vaut mieux que j’me prépare. Le miroir m’adresse un clin d’œil d’encouragement. Les points noirs ? Traités hier. Ça évite les chtards qui clignotent sur le pif. Un dernier coup de peigne … Fin prêt !
Dans mon cerveau un bruit de trotteuse égrène les secondes qui passent. Clac, clac, clac … Le temps coule, s’écoule, se fige. Un tic m’anime : je passe la main gauche, doigts écartés, d’avant en arrière dans ma chevelure. Rien qu’des nœuds maintenant, le désastre complet !
L’heure du repas est passée depuis longtemps. Du creux de mon estomac, monte une étrange sensation : j’hésite entre la nausée, la fureur.
C’est vraiment un sale con !
Je trépigne en pianotant son numéro.
–T’es où ? A ton bureau ? Tu te fous vraiment de ma gueule…
–Ne te mets dans des états pareils !
–Ton baratin là, tu sais où tu peux te l’mettre ? Le boulot… Ta carrière… Toi, toi, toi, toujours toi ! Te fatigue pas avec tes explications à la mords-moi le nœud ! C’est quoi la vraie raison ? Une petite copine ? Qui ne sait pas que tu es papa… Un fils gênant à présenter ? …Je fais tache dans le décor …hein ? C’est ça ?
–Ça suffit Kévin ! Ça te regarde pas !
–Bah, nous aussi, ça te regarde pas.
– C’est que tu m’fais un procès là, Kévin !
– Si j’ressemblais à tes clients, tu t’intéresserais plus à moi ? Si je vendais un peu de shit … si je braquais la boulangerie ; tu serais mon avocat ? Enfin on se verrait, hein ? Et ça t’fouterait bien la honte devant tes potes !
–Mais c’est quoi tout ton ramassis de conneries ?
–Ces conneries, c’est les tiennes ! C’est tes mensonges à répétition. Suis sûr que tu sais plus à quoi ça ressemble la réalité, tu serais même pas capable de tenir une petite heure sans mentir !
– Au risque de te surprendre, je peux tenir toute une journée !
–Même à ton boulot ?
–Et pourquoi pas ? Quelle piètre opinion tu as de mon métier ! Demain, allume la télé à 20 heures !
L’avocat s’en voulait déjà de s’être laissé emporter. C’était bien la première fois !
Ne pas mentir ? Et ce fichu procès… Va falloir que je me tire de ce guêpier. Défendre Jacky Tomigny dans ces conditions, sans risquer ma peau ? Merde ! Le Tomigny est fin prêt, dans les starting-blocks ; ses acolytes postés en embuscade. Mais qu’est-ce qui m’a pris de dire oui au gamin ? En même temps, j’en ai marre de défendre l’indéfendable. Un peu de justice pour les avocats, ça peut faire du bien …Et puis c’est pas parce que je perds une bataille que je perds la guerre. C’est pas si grave, on ira en cassation… Et ça va lui faire drôle au fiston de voir les minutes du procès…
20 heures ! Les images télévisées défilent sous mon regard médusé.
« Visage pâle, traits tirés, rides encadrant la bouche. Tel est apparu l’avocat renommé Joaquim Dutrouet. Pas d’effets de manches, pas de longues tirades sarcastiques auxquelles nous sommes habitués. C’est un véritable coup de théâtre qu’ont vécu les Assises parisiennes, aujourd’hui. »
Pour une fois, il a eu des couilles ! C’est pas vrai qu’il a tenu une promesse ! Attends voir là… C’est quoi ça ?
Sur l’écran, le grand corps de Joaquim Dutrouet bascule en arrière, bras écartés ; lorsque sa tête heurte les arrêtes des marches du Palais de Justice, le silence déchire le ciel de Paris et fend cœur de Kévin.
1 réflexion sur “Sylvie Ithurbide – Stage questions de style (mai 2016)”
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